Nous publions ici le premier numéro de la Revue Roland Barthes, première revue consacrée à l'œuvre et à la figure intellectuelle de Roland Barthes (1915-1980). Le risque est grand, au seuil de cette aventure éditoriale, de céder à la tentation du « figement » et de la canonisation d'« Auteur », deux catégories honnies par Barthes qui a toujours préféré les figures du déplacement à celles, multiples, qui participent de quelque engluement. Mais ne nous y trompons pas, c'est bien à rebours d'une telle sanctuarisation de l'écrivain que nous voudrions inscrire notre revue : ni hagiographique, ni statufiante, ni canonisante, elle essaiera avant tout de saisir les multiples « devenirs » de Roland Barthes, à l'aube du centenaire de sa naissance. Car depuis sa disparition en 1980, Barthes est étonnamment « vivant ». On assiste, à intervalles réguliers, à de nouvelles livraisons de ses cours et séminaires, on s'intéresse aux devenir-romans de ses Mythologies, on réinvente le genre biographique en prenant sa vie comme texte-support. À l'université et dans le champ essayistique, il apparaît aujourd'hui comme un véritable « fondateur de discursivité[1] » tant il semble avoir lancé des germes que chacun essaie de développer à sa manière ; que ce soit sur le mode de la reprise, du prolongement ou de la contestation, sa pensée essaime bien au-delà de l'œuvre publiée. Critique précoce des régimes intersémiotiques, Barthes investit aussi, et de plus en plus, le champ artistique, sur un mode théorique bien sûr, mais plus souvent encore comme source d'inspiration : collages d'artistes à partir des illustrations des Mythologies, simulations vidéographiques du Comment vivre ensemble, lectures et mises en scène des Fragments d'un discours amoureux, installations et expositions autour de La Chambre Claire, l'œuvre de « RB » ne cesse de s'étirer en prolongements inédits. Les quelques « inflexions » amicales que réclamait Barthes après lui – dans une mise à distance toute conditionnelle – s'il « étai[t] écrivain et mort[2] », semblent aujourd'hui avoir germé au-delà de l'adresse ironique faite à la postérité.
C'est donc, tout naturellement, que cette première livraison s'inscrira sous le signe du devenir en donnant la parole à de jeunes barthésiens. Intitulé « Jeunes chercheurs », ce numéro constitue les actes d'une journée d'étude organisée à l'École normale supérieure le 5 avril dernier[3]. Dialoguent ici, de près ou de loin, des articles qui tous ont le souci d'ouvrir le spectre des interrogations sur Barthes en empruntant des pistes nouvelles ou en cherchant à réorienter des questionnements plus connus.
Le numéro s'ouvre ainsi sur le réexamen de quatre grandes catégories qui pourraient toutes entrer dans l'abécédaire barthésien mais qui, à chaque fois, sont appréhendées sous un angle inédit. Francesca Mambelli s'empare de la notion de « pouvoir » et montre combien elle s'articule toujours, chez Barthes, à celle des intimidations de langage. À travers une lecture chronologique de l'œuvre menée en trois étapes, elle révèle alors une métaphore obsédante – celle du langage-vêtement – qui insiste sous la plume de Barthes et qui relance sans cesse la dialectique du discours et de l'autorité. Mathieu Messager s'affronte à la question de la « grammaire » pour en révéler les diverses modulations tout au long du trajet d'écriture barthésien. Si, au début de la carrière du critique, elle est un concept-ennemi qui préside à une codification bourgeoise de la littérature elle devient, par allégorisation de diverses de ses catégories (le Neutre, l'adjectif, la négation, l'aoriste, etc.), un objet fort réinvesti sur le plan existentiel. Lise Forment opère pour sa part un retour à la question du « Classique », mais dans un geste neuf qui envisage le recueil posthume des Écrits sur le théâtre. Par une lecture resserrée d'articles a priori « secondaires », elle montre par le détail qu'il s'agit d'un ouvrage indispensable pour comprendre les usages des Classiques « défendus » par Barthes, c'est-à-dire des usages aussi bien soutenus que prohibés. À partir d'une lecture très fine de la préface des Essais critiques, Adrien Chassain nous engage à repenser les rapports de Barthes à la « rhétorique ». Saisissant la formule barthésienne au plus près (« La rhétorique est la dimension amoureuse de l'écriture »), il démontre avec netteté combien le travail de « l'indirect » qui doit présider au geste de l'écrivain n'est pas une anti-communication mais, au contraire, une communication luxueuse qui cherche à formuler au plus juste l'originalité et la singularité des affects ; l'article révèle alors la manière dont cette rhétorique particulière se mue en obstination théorique et en véritable programme d'écriture.
Suivent deux études qui portent plus spécifiquement sur la réception de Barthes à l'étranger, et qui ont toutes deux le mérite de changer de focale et de mesurer le devenir de Barthes à l'aune de problématiques autres, intimement liées à la cartographie littéraire du pays d'accueil. Ainsi, dans le Brésil des années 1970, l'on apprend que Barthes fut l'enjeu d'une querelle intellectuelle entre la critique traditionnelle et la critique universitaire nouvellement empreinte des thèses structuralistes. C'est ce que souligne Laura Brandini en retraçant les vives oppositions entre Leyla Perrone-Moisés et Oswaldino Marques dans les colonnes du journal O Estado de S. Paulo ; elle pointe surtout un poujadisme à l'envers dans l'attitude anti-intellectualiste des intellectuels partisans de la critique traditionnelle, qui voyaient en Barthes le faire-valoir d'une terminologie absconse, coupée de la pensée littéraire brésilienne et inaccessible au plus grand nombre. En mal d'un éclairage circonstancié de l'histoire récente et d'un témoignage au nom des victimes de la dictature, l'Espagne post-franquiste a mal perçu les impératifs barthésiens d'un engagement littéraire qui passerait par le seul travail de l'indirect et la mise en soupçon de la littérature référentielle ; allant jusqu'à mettre en avant une falsification du propos de Barthes, Ester Pino nous invite à suivre les linéaments de ce grand malentendu en illustrant son article de larges extraits empruntés aux littératures catalane et castillane.
Juliana Bratfisch et Thomas Vercruysse nous dévoilent quant à eux quelques lueurs vives qui se logent dans les angles de l'œuvre à la manière de points aveugles particulièrement insistant. La première embrasse deux formules-cadres de Barthes où pointe, sous la métaphore musicale, un même désir imagé de l'écriture, tantôt du côté de l' « envie de l'intermezzo », tantôt du côté de l'« œuvre en Ut majeur ». Partant, elle souligne combien l'imaginaire musical, au-delà de l'intérêt thématique, constitue chez Barthes une métaphore vive pour penser son propre rapport à l'écriture. Le second s'attache à faire émerger une figure en creux, celle de Paul Valéry, qui ne cesse d'accompagner comme une ombre portée le parcours intellectuel de Barthes. C'est un Valéry poéticien, promoteur d'une critique non philologique et d'une responsabilité formelle de la littérature, que distingue Barthes contre une Modernité qui s'est empressée de reléguer le « poète » de La Jeune Parque ; Thomas Vercruysse, par l'intermédiaire de philosophes intercesseurs comme Boehme ou Hegel, met également au jour une parenté plus inédite qui a trait à une pensée métamorphique de la subjectivité.
Sous un titre prospectif par excellence (« Que serait une thèse barthésienne ? »), Charles Coustille nous propose, en conclusion de ce numéro, une étude particulièrement stimulante qui essaie de décrire le plus précisément possible la manière dont Barthes appréhendait le genre de la thèse. Puisant dans les archives inédites des années 50-60, il met en regard les écrits universitaires du jeune Barthes avec les déclarations ultérieures du critique-écrivain. Mais l'analyse, pour érudite qu'elle paraisse, est toute en projection : les réflexions barthésiennes ont-elles essaimé dans la mise en écriture de nos propres thèses ? Le questionnement de Barthes adressé à l'Université a-t-il trouvé aujourd'hui une force de résonance ?
En terminant ce numéro, et dans un geste tout barthésien, nous voudrions à notre tour nous offrir une « part de plaisir » en remerciant nommément chacun des membres du comité qui ont bien voulu prendre part à la naissance de cette revue : Claudia Amigo Pino, Neil Badmington, Adrien Chassain, Bernard Comment, Claude Coste, Charles Coustille, Lise Forment, Marie Gil, Yoshiko Ishikawa, Diana Knight, Julia Kristeva, Kohei Kuwoda, Sophie Létourneau, Marielle Macé, Francesca Mambelli, Éric Marty, Magali Nachtergael, Ester Pino, Tiphaine Samoyault, Philippe Roger, Andy Stafford.
Éditorial du premier numéro de la Revue Roland Barthes.
[1] Cf. Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, no 3, juillet-septembre 1969, pp. 73-104.
[2] Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], Œuvres complètes, Tome III, Paris, Seuil, 2002, p. 706 : « [...] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des "biographèmes", dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie trouée, en somme [...] »
[3] « Journée d'étude des jeunes chercheurs » donnée dans le cadre du séminaire de l'équipe Barthes (CNRS/ITEM), co-dirigée par Claude Coste, Marie Gil et Éric Marty. Paris, École normale supérieure, 5 avril 2014. Nous y avons ajouté les contributions de Francesca Mambelli et de Mathieu Messager, données toutes deux dans le cadre de ce même séminaire, le 14 avril 2012 pour la première et le 23 février 2013 pour le second.
Mathieu Messager est professeur de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Paris 13. Il prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Bruno Blanckeman qui porte sur les "Métamorphoses de l'écriture lettrée (Roland Barthes-Pascal Quignard)". Il s'intéresse plus précisément aux chevauchements entre les registres fictionnel et essayistique. Co-directeur de la Revue Roland Barthes, il est également le concepteur et le développeur du site roland-barthes.org
Mathieu Messager, « Si j'étais écrivain, et mort... », Revue Roland Barthes, nº 1, juin 2014 [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/intro_revue1.html [Site consulté le DATE].
1Cf. Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, no 3, juillet-septembre 1969, pp. 73-104.
2Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], Œuvres complètes, Tome III, Paris, Seuil, 2002, p. 706 : « [...] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des "biographèmes", dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie trouée, en somme [...] »
3« Journée d'étude des jeunes chercheurs » donnée dans le cadre du séminaire de l'équipe Barthes (CNRS/ITEM), co-dirigée par Claude Coste, Marie Gil et Éric Marty. Paris, École normale supérieure, 5 avril 2014. Nous y avons ajouté les contributions de Francesca Mambelli et de Mathieu Messager, données toutes deux dans le cadre de ce même séminaire, le 14 avril 2012 pour la première et le 23 février 2013 pour le second.