Revue

Roland

Barthes





n°1 - Jeunes chercheurs > juin 2014




Charles Coustille

Que serait une thèse barthésienne ?


« Moi, vous savez, chaque fois que j’écris un bouquin, c’est une thèse[1] ». Même s’il s’agit d’un propos rapporté et non d’une phrase issue de son œuvre écrite, cette déclaration de Roland Barthes crée un doute sur la précision et la valeur qu’il attribue au terme de « thèse » – genre universitaire qu’il connait pourtant bien pour avoir entrepris divers travaux doctoraux, tous inachevés[2], et avoir dirigé plus d’une cinquantaine de thèses[3] .

En plus des articles sur la recherche et l’enseignement supérieur des années 1970[4], on lira un certain nombre de textes non publiés afin de décrire le plus précisément possible la manière dont Barthes appréhendait l’exercice de la thèse. D’abord, le mémoire de 1941 pour le diplôme d’études supérieures, qui porte essentiellement sur les incantations chez Eschyle. Puis, les projets du CNRS, où Barthes fut stagiaire de recherche de 1952 à 1954 et attaché de recherche de 1956 à 1959. Des différents rapports, on peut extraire quatre projets bien distincts : une thèse de lexicologie sur « Le Vocabulaire de la politique économique et sociale de 1825 à 1835 environ », un autre beaucoup plus général, « Sur les Signes et les Symboles Sociaux dans les Relations Humaines », puis une «Mythologie du vêtement » et le quatrième, assez inabouti, sur «Les Variations de la structure de l’Image en fonction des cadres sociaux dans la société contemporaine[5] ». Enfin, le séminaire non publié de 1972-1973 sur « Les problèmes de la thèse et de la recherche » contient diverses considérations pédagogiques et techniques importantes[6].

Pour qu’émergent les traits d’une thèse barthésienne, il ne suffit pas de décrire les différents travaux doctoraux ; il faut chercher à savoir si les considérations théoriques sont en accord avec la pratique, si les séminaires et articles répondent aux thèses commencées par Barthes, si le directeur de recherche s’inspire de sa propre expérience ou si, au contraire, ses analyses du milieu de l’enseignement se construisent en réaction aux difficultés universitaires qu’il a lui-même connues.

On entreprend une telle analyse au nom de trois motifs. D’abord, pour la connaissance de l’œuvre de Barthes et pour corriger certaines approximations de lecture : ainsi, on peut d’ores et déjà dire que sa conception du genre de la thèse est beaucoup plus étroite que le propos rapporté en ouverture pouvait le laisser croire. On verra qu’il y a chez Barthes, contrairement à ce qu’il a pu déclarer ce jour-là, une distinction radicale entre thèse et livre, une distinction de nature et non de degré. On peut également se demander ce que serait une thèse barthésienne dans une perspective réflexive, afin de penser à nos propres thèses de « jeunes chercheurs ». Enfin, réfléchir à la notion de « thèse » avec Barthes peut aussi être une façon d’envisager la politique universitaire contemporaine d’un point de vue inhabituel, grâce aux notions périphériques de « science », « d’institution » et de « recherche », toutes mobilisées par Barthes et travaillées dans des directions imprévues, qui nous forcent à interroger nos propres structures.

Une thèse barthésienne pourrait se reconnaitre à partir de quatre caractéristiques : 1) elle n’a pas véritablement de sujet, son but est de fabriquer un objet ; 2) elle abandonne sa méthode en cours de route ; 3) elle est disgracieuse, mais cherche tout de même à séduire ; 4) c’est une manière spécifique d’orienter le désir.



I – Fabriquer un objet


Aujourd’hui, on aurait tendance à associer l’ « objet » au « corpus » et le « sujet » à la « problématique ». Barthes fait un usage beaucoup plus original de ces notions et les formule d’une manière particulièrement intéressante dans ses notes rédigées à l’occasion du séminaire tenu à l’EPHE en 1972-1973[7]. La fiche 23 synthétise le fonctionnement normal d’un début de recherche :

Résumé, Parcours habituel
Il y aurait :
- Corpus
- Objet / sur moi, culture maya, découpage  sujet de thèse
- Panne : éviction du sujet de l’énonciation
- Projet-sujet

La première étape est conventionnelle : c’est le « corpus ». On apprend dans une autre fiche qu’il est à concevoir comme un corps désiré, que son rôle n’est pas méthodologique mais érotique : « le corpus figure ce qu’on aime, il figure le désir » écrit Barthes[8]. Cet ensemble n’est pas limité par le temps, l’espace, le genre ou par un quelconque ancrage disciplinaire, il se choisit en fonction du goût et doit permettre l’investissement du désir. Dans la deuxième phase, cet objet est travaillé. Le sur-moi institutionnel doit canaliser le désir et l’orienter. « Culture maya » est un exemple d’objet désiré, mais il faut se contraindre à le découper en une forme acceptable par les instances académiques. On obtient alors un « sujet de thèse ». La troisième ligne de la fiche relate une dérive commune : l’étudiant se sent écrasé par la loi universitaire. Le découpage du corps évacue le désir. C’est dire que le sur-moi écrase le moi au point de le rejeter hors de la thèse. D'où une « panne ». Fort logiquement, le « projet-sujet » correspond au réinvestissement du désir, non plus dans l’objet, mais dans le sujet de thèse. Le doctorant s’approprie progressivement ce qui paraissait d’abord comme un artificiel découpage[9].

Sur une autre fiche, on lit : « Le bon film, c’est le film sans ‘sujet’[10] ». Parallèlement, la bonne thèse doit éviter d’être « sur » un sujet ; elle doit le prendre dans un projet – et cet élan, c’est le désir du « moi » qui le donne. En effet, subsiste un dernier élément que Barthes ne mentionne pas dans la fiche 23 et qui, pourtant, doit entièrement orienter le travail : l’objet en tant qu’objectif et non point de départ. C’est la vision d’une forme finale, fantasmée, un livre plus ou moins réalisable[11]. Cet « objectum[12] » ne figure pas dans les « étapes habituelles », car il est latent du début à la fin de la recherche. Et, lorsqu’on le perd de vue, la panne survient. Ainsi, d’après cette conception de l’exercice, il n’y a pas un objet et un sujet, mais deux sujets et deux objets : le « sujet de thèse » (qui ne vaut presque rien, car le désir en est absent) et le « sujet-projet » (dans lequel le désir a été investi) ; puis, « l’objet-corpus » (le corps érotique) et ce que Barthes appelle l'« objectum » (l’objectif). Ce dernier terme est fondamental, puisque la finalité d’une thèse est de fabriquer un objet intellectuel neuf.

A l’aune de ces préceptes, lisons le projet de recherche de 1959 en vue du Doctorat d’Etat, « Les variations de la structure de l’Image en fonction des cadres sociaux dans la société contemporaine ». Il débute ainsi : « L’objet central de la recherche [est] l’image graphique inanimée, étudiée dans le Livre illustré, la Presse illustrée et la Publicité[13]. » Le chercheur présente là son corpus, c’est-à-dire un domaine large, non-découpé, dont l’étude lui plairait. Continuons la lecture : « Le but général de la recherche est une confrontation de la structure de l’image et du réel qui l’inspire, en fonction des données techniques qui règlent son élaboration et en fonction des cadres sociaux où elle est diffusée[14]. » En d’autres termes, il s’agirait de d’abord décrire le rapport de l’illustrateur ou du photographe à son objet (soit une analyse de l’intention de l’auteur), puis l’influence de la technique de représentation ou de capture (ce que Regis Debray appellerait une étude « médiologique »), avant d’opter pour un regard sociologique sur la diffusion et la réception de l’image. Ce découpage tient bien sûr du « sujet de thèse » et non du « sujet-projet », puisqu’il semble qu’aucun parti personnel n’ait été pris à ce stade. Puis, après avoir sommairement décrit son mode opératoire, Barthes annonce son ambition : « D’une manière générale, la recherche devrait contribuer à éclaircir la question des rapports entre Nature et Culture dans la Société contemporaine[15]. » Le sujet semble vidé de tout désir individuel et revêt un caractère d’extrême généralité. C’est la « panne ». On ne connaît d’ailleurs aucune suite immédiate à cette étude. La précipitation apparente avec laquelle le projet a été rédigé n’a pas permis de concevoir un objectif vers lequel le désir aurait pu s’orienter – ce travail ne dépassera donc pas le stade embryonnaire. La première condition d’existence d’une thèse barthésienne, le désir de construire un objet, n’a pas été respectée.



II - La méthode s’abandonne en cours de route


Le projet de lexicologie sur « Le Vocabulaire de la politique économique et sociale de 1825 à 1835 environ » a été entrepris plus sérieusement que celui sur l’image. D’après un rapport de Barthes de 1952 : « Le travail entrepris a pour but de dresser l’inventaire et décrire l’organisation du vocabulaire de la vie économique et sociale aux alentours de 1830. La méthode suivie est celle de la lexicologie : les dépouillements ont porté jusqu’à présent sur : I) la Presse de l’époque ; 2) les textes législatifs et administratifs ; 3) les œuvres d’auteurs[16]. » Le mot de « dépouillement » revient à de nombreuses reprises et semble être la clé de voûte de la méthode prisée par le « parrain » de Barthes au CNRS, Georges Matoré : « Les études de M. Barthes, utilisant des textes dont la date est connue, sont fondées sur le concret des mots, selon une méthode objective que la plupart des lexicologues français appliquent aujourd’hui[17]». En pratique, le disciple lit attentivement des textes de natures très différentes afin de dater l’origine de certains termes. Ainsi les premiers dépouillements lui permettent de dire que, contrairement à ce qu’indiquaient les dictionnaires étymologiques, le mot « chômeur » n’apparaît pas en 1876 mais en 1822, « décentralisation » en 1816 et non en 1829, etc.

Ces résultats positifs ne satisfont pas complètement Barthes, qui, face à l’aridité de ses relevés, change un peu son approche l’année suivante : « J’ai cru devoir élargir la méthode de dépouillement, en complétant les relevés lexicologiques proprement dits, par un relevé des expressions et des « clichés » dans lesquels sont employés les mots du vocabulaire économique et social de l’époque étudiée […]. On est en droit d’attendre des renseignements précieux sur la diffusion du mot (et non plus seulement sur sa signification[18]). » Faut-il voir dans ce passage du sens au stéréotype le début du projet mythologique ? Ou, au contraire, doit-on penser que l’écriture parallèle des premières Mythologies contamine le travail universitaire ? Sûrement y a-t-il influence réciproque, mais, pour l’instant, l’essentiel est de remarquer que Barthes se sent enfermé par la rigidité de la méthode qualifiée d’« objective » par G. Matoré. Il prétend l’« élargir », mais, en réalité, ce changement d’orientation est une manière détournée d’arrêter les épuisants et relativement infructueux relevés lexicologiques. Imposée par un tiers, la méthode transforme progressivement le corpus érotique en un corps inerte et neutralise le désir, condition de toute recherche. D’où une autre « panne », un autre abandon.

Par opposition, la bonne méthode est celle qui parvient à se faire oublier. Il ne s’agit pas de s’emparer d’un mode opératoire préétabli, qui permettrait d’aller d’un point initial vers un point final, pas plus que d’une méthode cartésienne, qui chercherait à établir les fondements inébranlables à partir desquels le raisonnement pourrait se construire – non, au contraire, la méthode d’une thèse barthésienne sert seulement à donner une impulsion. Au fil du temps, l’intention méthodique se fond dans la recherche jusqu’à disparaître entièrement. D’où une préférence de Barthes pour des méthodes aussi ouvertes que possibles, des trames relâchées, des injonctions diffuses. Celle annoncée pour le travail « Sur les Signes et les Symboles Sociaux dans les Relations Humaines » est aussi imprécise que celle du projet lexicologique était contraignante : observation directe et indirecte, interviews, échantillonnage statistique, travail d’interprétation psychanalytique appliquée aux symboles vestimentaires, collaboration à des enquêtes d’autres chercheurs et même – catégorie libre par excellence – des « expérimentations[19] ». On l’a compris, il ne s’agit pas d’un encadrement rigoureux du travail, mais de la multiplication de procédés inchoatifs dont la pérennité dépend des évolutions de la recherche.

Dans les fiches liées au séminaire sur les « Problèmes de la thèse et de la recherche », l’une d’entre elles frappe par l’étonnant raccourci qu’elle opère : « Méthode : Inventio[20] ». La méthode s’associe à la première des étapes de la rhétorique latine : elle sert à trouver quoi dire, non à la manière d’organiser les choses (dispositio), et encore moins à la façon dont on doit les dire (elocutio). Elle est l’instrument qui permet de parcourir le corpus en quête d’un premier « sujet », quitte à être oubliée dès qu’une direction a été empruntée. Pour reprendre une autre expression de Barthes, elle tient de l’« action de recherche » et non du « travail de recherche » (cette seconde catégorie étant associée à un « geste ressassant, usant, grignotant », alors que « l’action de recherche » s’adapte à chaque coude du processus, reste à l’affût d’une hypothétique nouvelle orientation[21]). La méthode barthésienne est une force de renouvellement : elle sert à éviter les pannes et à restaurer la vitalité du désir de recherche.



III - La thèse est disgracieuse mais cherche à séduire


Dans « Ecrivains, intellectuels, professeurs », en 1971, Barthes n’hésite pas à affirmer que la thèse est une « pratique timide d’écriture, à la fois défigurée et protégée par sa finalité institutionnelle[22] ». Dans le séminaire de l’année suivante, la rédaction d’un tel document est toujours présentée comme dépourvue d’intérêt. Mais l’enseignement de Barthes n’est pas sans nuance : certes, les étudiants doivent accepter que la thèse soit un genre sur lequel « s’accumulent les disgrâces[23] », mais ils ne doivent pas renoncer pour autant à en faire un objet attirant, en s’aidant d’« un appareil de séduction[24] ». Pour traduire ce message, disons qu’il faudrait entretenir avec sa thèse le même rapport que Sartre avec sa laideur. En s’y résignant plutôt qu’en se lamentant ou en s’excusant de cette misère : « Je ne me suis jamais désolé de ma laideur », déclarait-il dans un entretien filmé avec Simone de Beauvoir[25]. Il faudrait, pareillement, n’être jamais affligé de la laideur de sa thèse et assumer l’infirmité liée au genre. Cela ne signifie en rien un refus de la beauté en tant que valeur. Au même titre que Sartre aimait s’entourer d’œuvres ou même de personnes belles, la thèse peut converser avec de beaux textes. Et si le corps est déplaisant, tout espoir de séduction ne doit pas être abandonné.

Il est crucial de ne pas se tromper sur la nature du texte que l’on écrit ; la conscience générique ne doit en aucun cas être distraite. A cet égard, le mémoire de Barthes est exemplaire. On aurait pu s’attendre à trouver dans ce texte, rendu en octobre 1941[26], les éléments qui ont mené à la rédaction de sa première publication connue « Culture et tragédie », car tous deux portent sur le contexte culturel de la tragédie et ont vraisemblablement été rédigés en même temps ou à quelques mois d’intervalle. Pourtant, la différence est radicale : le fond et la forme de l’article n’ont rien à voir avec ceux du mémoire. C’est dire que, dès ses plus jeunes années, l’auteur dissociait l’écriture d’un exercice universitaire de celle, plus libre, qui convient à un article de revue. Le champ de l’article est aussi immense que son titre le suggère : il s’agit de dégager les conditions de possibilités de l’écriture tragique au regard des contextes ayant permis les tragédies grecques du Ve siècle, de la période élizabethaine et du XVIIe siècle français. Les quelques 142 feuillets dactylographiés du mémoire se concentrent sur un sujet beaucoup plus précis : le rôle des incantations religieuses dans l’œuvre d’Eschyle. De plus, le ton plutôt péremptoire de l’article contraste avec la modestie toute académique du mémoire. Et si Barthes y cite Nietzsche, il le fait très rarement et en maintenant une certaine distance, alors que « Culture et tragédie » emprunte nombre des grands thèmes de La Naissance de la tragédie. Ceci, certainement, afin de ménager l’helléniste qui dirigeait ses recherches, Paul Mazon, lequel citait volontiers Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, philologue allemand principalement connu pour être le pourfendeur du premier livre de Nietzsche[27].

Le mémoire de Barthes, aussi neutre et sérieux que possible, satisfait aux exigences de l’institution, tandis que l’article révèle les aspirations littéraires du jeune homme. Cette séparation pragmatique des genres, liée à la nécessité de plier l’écriture sous les normes académiques est théorisée dans le séminaire de 1972 :

Il y a nécessairement comme une pulsion entre les libertés du discours (confinant aux problèmes de l’écriture, qui est toujours contre-institutionnelle) et les contraintes institutionnelles. Cette pulsion (ce compromis) : en quelque sorte le sujet spécifique de cette année : une pragmatique du rapport écriture/institution. Ses auditeurs fonctionnels seraient : les anomiques intégraux et les conformistes radicaux : je veux dire : non pas qu’ils soient parmi nous à l’état pur : mais la double limite, la double postulation de notre travail[28].

Autrement dit, Barthes se méfie de l’excès de conformisme, du mémoire trop respectueux (et peut-être que le sien le fut), mais aussi du penchant inverse : l’excès de littérature. Le genre universitaire de la thèse se bâtit sur un compromis entre désir d’écriture et inscription dans un cadre institutionnel. Néanmoins, aussi « timide » que soit la pratique d’écriture, c’est d’elle que dépend en grande partie la qualité d’une thèse. Barthes propose d’ailleurs des exercices d’écriture à ses étudiants afin de rendre la thèse engageante : il leur demande d’accepter de mettre en circulation leurs textes, quitte à s’exposer à « la blessure de la correction[29] ». Dans son séminaire, il souhaite travailler à une « poétique de la thèse[30] », qui dépendra principalement du récepteur du texte – c’est-à-dire du jury. L’écriture s’élabore alors dans un compromis entre aspirations individuelles et anticipations des attentes du jury, quitte à se servir d’un certain nombre d’adjuvants et de « recettes ».



IV - Une manière spécifique d’orienter le désir


Pour le quatrième et dernier trait, on se contentera d’interpréter un propos de Barthes de 1975, dont le sens est moins évident qu’il n’y paraît : « Les thèses de troisième cycle, pour les neuf dixièmes, sont des alibis de fantasmes[31]. » Qu’est-ce à dire ? Tout d’abord, arithmétiquement, qu’il reste un dixième des thèses qui ne sont pas des alibis de fantasme – celles-ci se divisant logiquement en deux catégories. Il y aurait d’abord les thèses non fantasmatiques, basées uniquement sur le principe de réalité. Elles répondraient parfaitement aux demandes de l’institution : leur sujet serait dicté par le directeur de recherche, permettrait d’occuper une « niche » laissée libre par les autres chercheurs. Mais ce désinvestissement total du moi exclut d’emblée ces textes de la catégorie « thèse barthésienne », puisque, on l’a vu, l’investissement du désir individuel est indispensable. Dans ce dixième restant, il y aurait aussi des thèses qui, plutôt que d’être des « alibis de fantasme », seraient véritablement fantasmatiques. Dans son séminaire, Barthes en a d’ailleurs donné un exemple à partir de l’expérience d’un personnage de La Conspiration de Nizan préparant un travail de troisième cycle : « Laforgue rêvait d’une espèce de généralisation des analyses de Marx sur le fétichisme de la marchandise, d’une caractéristique universelle de la duperie[32]. » Mais il va de soi qu’une telle unité de mesure de la duperie n’existe qu’en rêve et non en thèse. Barthes prévient ses étudiants : Laforgue va droit vers la « panne ».

Alors, que fantasme-t-on au juste dans les neuf dixièmes des thèses ? Et pourquoi le fantasme aurait-il besoin d’un alibi ? En synthétisant divers éléments épars dans les textes de Barthes, on peut repérer trois objets fantasmatiques (ils correspondent aux « objectifs » ou « objecti », mentionnés dans la première partie) : 1) l’application d’une « méthode toute puissante » ; si Barthes prend l’exemple des mathématiques[33], on pourrait tout aussi bien penser aux diverses méthodologies structuralistes : sémiologie, narratologie, etc. 2)L’« objet-livre » ; la thèse refoule le fantasme du livre, terme pris ici avec une forte connotation mallarméenne, d’œuvre totale et parfaite. Elle est alors un alibi qui permet de repousser à plus tard l’écriture du livre. 3) L’ « invention d’un langage » ; ce serait celui du Laforgue de Nizan – écrire d’une manière neuve de telle façon que l’auteur et le lecteur de la thèse ne soient la dupe de rien ni de personne.

Certes, Laforgue a une visée beaucoup trop générale (en songeant à étendre à l’envi les analyses de Marx sur le fétichisme de la marchandise), mais cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer définitivement à l’invention d’un langage, peut-être plus modeste. Barthes définit d’ailleurs le chercheur comme l’opposé du professeur, car il procède à « la mise en œuvre personnelle de son propre langage[34] ». Autrement dit, les fantasmes précédemment mentionnés ne doivent pas être complètement délaissés pendant l’élaboration de la thèse. L’alibi ne doit pas refouler l’intégralité du désir. Certes, « la thèse de troisième cycle est un discours refoulé[35] », mais cela signifie avant tout pour l’auteur de « Jeunes chercheurs » qu’il faut trouver d’autres espaces pour laisser libre cours au désir : articles, communications ou autres. La thèse barthésienne a beau être un alibi de fantasme, le désir n’y est pas complètement absent. Le bon directeur saura révéler ce fantasme, en même temps qu’il montrera l’impossibilité de sa réalisation et canalisera le désir vers un objet institutionnellement acceptable – en attendant mieux. Car il n’est pas question d’oublier le texte rédigé parallèlement à la thèse ou celui qui la suivra.



Conclusion


A partir de ces quatre traits, on pourrait se risquer à dire qu’aucun des projets doctoraux de Barthes ne peut rentrer dans la catégorie « thèse barthésienne ». Leur inachèvement est peut-être dû à leur austérité, à leur manque d’appâts, par comparaison aux projets plus littéraires dont ils sont contemporains. Mais, d’un autre côté, il faut bien comprendre que, pour Barthes, il n’y pas d’utopie de la thèse comme il y a une utopie du séminaire. Alors que le cadre collectif nécessite l’invention de nouvelles manières de penser, pour la thèse, l’institution ne peut être « traitée sous un mode utopique », car ce serait courir le risque de thèses fantasmatiques, donc irréalisables. Le désir d’écriture doit être bridé pour s’inscrire dans un cadre institutionnel. Si l’étudiant se laisse envahir par son envie de littérature, la sanction académique est immédiate.

En témoigne un ultime biographème. En 1954, Barthes s’est vu refuser le renouvellement de sa bourse du CNRS. L’année précédente, il avait consacré toutes ses forces à l’écriture et avait manifestement négligé ses dépouillements lexicologiques. Il n’a pas connu l’exacte justification de ce non-renouvellement et a simplement reçu une lettre lui indiquant des problèmes de budget interdisant une prolongation. Mais la lecture du rapport de son « parrain », G. Matoré, donne une autre justification et confirme le sort cruel réservé à ceux qui pensent pouvoir ignorer les structures institutionnelles et se laissent séduire par les sirènes de la littérature :

Je ne méconnais nullement l’intérêt des travaux de M. Barthes qui explore un domaine fort mal connu […], mais je m’étonne qu’il ait interrompu complètement ses dépouillements, ou plutôt je m’en étonnerais si je ne savais que M. Roland Barthes a publié depuis un an deux volumes qui sont le premier, Le Degré zéro de l’écriture, ouvrage où sont exprimées des idées originales, mais qui est écrit dans une langue extrêmement imagée et obscure, fort prisée de certains milieux, mais sur laquelle je fais personnellement les plus expresses réserves ; l’autre volume est intitulé Michelet par lui-même. La recherche des documents et la rédaction de ces volumes ont exigé certainement une année de travail. On est donc fondé à croire que M. Barthes n’a pas travaillé à sa thèse depuis le printemps de 1953. La Commission jugera si elle doit, dans ces conditions, renouveler sa bourse[34].

Plan



Résumé

A partir de divers textes inédits (notamment le mémoire sur Eschyle, les nombreux travaux doctoraux inachevés et les notes pour le séminaire sur « Les problèmes de la thèse et de la recherche»), on définit les caractéristiques d’une thèse barthésienne : 1) elle n’a pas de sujet, son but est de fabriquer un objet ; 2) elle abandonne sa méthode en cours de route ; 3) elle est disgracieuse, mais cherche tout de même à séduire ; 4) c’est une manière spécifique d’orienter le désir.


Notes

[1]Ce propos, lu dans Le Temps de l’essai de Marielle Macé (Paris, Belin, 2006, p. 230), est repris à l’Histoire du structuralisme de François Dosse (Tome 1, Paris, La Découverte, 1991, p. 102), qui le tient lui-même d’un entretien avec Louis-Jean Calvet, rapportant à son tour des propos de Roland Barthes.


[2]Je remercie vivement Marie Gil pour m’avoir informé de l’existence de ces travaux.


[3]Cette estimation provient d’une recherche sur le catalogue « Sudoc », mais nombre de thèses que Barthes supervisait aussi ont été inscrites sous la direction de Julia Kristeva. Voir http://www.sudoc.abes.fr (consulté le 16/06/2014).


[4]A commencer par la présentation de R. Barthes à « Jeunes chercheurs », numéro de la revue Communications, paru en 1972. Voir Œuvres Complètes IV, Paris, Seuil, 2002, p. 126-132.


[5]Ce projet a déjà été analysé par Jacqueline Guittard dans sa thèse « Roland Barthes : la photographie à l'épreuve de l'écriture » soutenue en 2004. Voir p. 138-142.


[6]Je remercie Eric Marty pour m’avoir donné les autorisations nécessaires à la consultation de ces documents et Marie-Odile Germain pour sa disponibilité et son aide à la BnF.


[7]Il y a une trentaine de fiches, assez lapidaires, parfois quatre ou cinq mots, notes prises pour les séminaires et pendant les exposés des doctorants.


[8]R. Barthes, Notes pour le séminaire à l’EPHE de 1972-1973, « Les problèmes de la thèse et de la recherche », Fonds Barthes, BnF, Fiche 6.


[9]Les termes de « désir », « fantasme » ou « moi/sur-moi » ne doivent pas être compris en un sens strictement freudien ou lacanien. Il s’agit seulement, selon le mot de Barthes, « d’un appel léger à la psychanalyse ». Voir les notes pour le séminaire à l’EPHE de 1972-1973, « Les problèmes de la thèse et de la recherche », Dossier 1 : « Un anniversaire, une mutation », Fonds Barthes, BnF, p. 4.


[10]Ibid., Fiche 8.


[11]On précisera le sens de ce fantasme dans la quatrième partie.


[12]Op. cit. Fiches 4, 5, 7.


[13]R. Barthes, « Les Variations de la structure de l’Image en fonction des cadres sociaux dans la société contemporaine », Archives du CNRS, 1959.


[14]Ibid.


[15]Ibid.


[16]R. Barthes, « Le Vocabulaire de la politique économique et sociale de 1825 à 1835 environ », Archives du CNRS, 1952, p. 1.


[17]G. Matoré, « Rapport sur les recherches de Mr. R. Barthes », Archives du CNRS, Mars 1953. Il serait bien injuste de réduire l’approche du lexicologue au simple dépouillement visant à dater des mots auxquels Barthes s’est cantonné. La Méthode en lexicologie (Paris, Didier, 1953) contient d’importantes réflexions philosophiques, psychologiques et anthropologiques sur le concept de "mot". La thèse de A.-J. Greimas (La Mode en 1830 : Essai de description du vocabulaire vestimentaire d’après les journaux de mode de l’époque), qui a beaucoup influencé Barthes, est résumée et prise en exemple à la fin de l’ouvrage (p. 118-122).


[18]R. Barthes, Rapport d’activité du 25/02/1953, Archives du CNRS.


[19]R. Barthes, « Sur les Signes et les Symboles Sociaux dans les Relations Humaines », Archives du CNRS, 26/02/1955, p. 3.


[20]Op. cit., Fiche 32.


[21]Ibid., Fiche 29.


[22]R. Barthes, « Ecrivains, intellectuels, professeurs » [1971], Œuvres complètes III, Seuil, 2002, p.892.


[23]Op. Cit., Dossier 2 : « La thèse », f. 4.


[24]Ibid.


[25]A. Astruc, M. Contat, « Sartre par lui-même », 1980. On peut aussi se référer à A. Buisine, Laideurs de Sartre, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1986.


[26]R. Barthes, « Evocations et incantations dans la tragédie grecque », Mémoire pour le diplôme d’études supérieures, 1941, Fonds Barthes, BnF.


[27]On trouve plusieurs références aux travaux d’Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff dans les introductions aux traductions d’Eschyle. Voir notamment : Eschyle, Tome 1 : Les Suppliantes. Les Perses. Les Sept contre Thèbes. Prométhée enchaîné, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1920


[28]Op. cit. , Dossier 2 « La thèse », f. 6.


[29]Ibid., f. 3.


[30]Ibid., « Seconde partie du séminaire », Dossier 3, f.1.


[31]R. Barthes, Questionnaire : « Littérature / Enseignement » [1975], Œuvres Complètes IV, Paris, Seuil, 2002, p. 879.


[32]Op. cit., Fiche 13.


[33]Ibid., Fiche 11.


[34]Compte-rendu par R. Barthes des « Rencontres de Royaumont », réunissant les chercheurs de la VIe section de l’EPHE les 19 et 20 mai 1973. Voir : http://www.ehess.fr/archives/document.php?id=4826 (consulté le 11/04/2014).


[35]« Jeunes chercheurs», op. cit., p. 128.


[36]R. Barthes, « Au séminaire » [1974], Œuvres Complètes IV, Paris, Seuil, 2002, p. 502.


[37]G. Matoré, « Rapport sur les recherches de Mr. R. Barthes », Archives du CNRS, 12 avril 1954.


Auteur

Charles Coustille est doctorant en lettres à l’EHESS, en cotutelle avec Northwestern University, et ATER à l’Université de Paris-Est Créteil. Dans sa thèse, « Les antithèses : thèses d’écrivains de Charles Péguy à nos jours », il s’intéresse aux rapports entre écritures universitaire et littéraire.

Pour citer cet article

Charles Coustille, « Qu'est-ce qu'une thèse barthésienne ? », Revue Roland Barthes, nº 1, juin 2014 [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_coustille.html [Site consulté le DATE].


1Ce propos, lu dans Le Temps de l’essai de Marielle Macé (Paris, Belin, 2006, p. 230), est repris à l’Histoire du structuralisme de François Dosse (Tome 1, Paris, La Découverte, 1991, p. 102), qui le tient lui-même d’un entretien avec Louis-Jean Calvet, rapportant à son tour des propos de Roland Barthes.

2Je remercie vivement Marie Gil pour m’avoir informé de l’existence de ces travaux.

3Cette estimation provient d’une recherche sur le catalogue « Sudoc », mais nombre de thèses que Barthes supervisait aussi ont été inscrites sous la direction de Julia Kristeva. Voir http://www.sudoc.abes.fr (consulté le 16/06/2014).

4A commencer par la présentation de R. Barthes à « Jeunes chercheurs », numéro de la revue Communications, paru en 1972. Voir Œuvres Complètes IV, Paris, Seuil, 2002, p. 126-132.

5Ce projet a déjà été analysé par Jacqueline Guittard dans sa thèse « Roland Barthes : la photographie à l'épreuve de l'écriture » soutenue en 2004. Voir p. 138-142.

6Je remercie Eric Marty pour m’avoir donné les autorisations nécessaires à la consultation de ces documents et Marie-Odile Germain pour sa disponibilité et son aide à la BnF.

7Il y a une trentaine de fiches, assez lapidaires, parfois quatre ou cinq mots, notes prises pour les séminaires et pendant les exposés des doctorants.

8R. Barthes, Notes pour le séminaire à l’EPHE de 1972-1973, « Les problèmes de la thèse et de la recherche », Fonds Barthes, BnF, Fiche 6.

9Les termes de « désir », « fantasme » ou « moi/sur-moi » ne doivent pas être compris en un sens strictement freudien ou lacanien. Il s’agit seulement, selon le mot de Barthes, « d’un appel léger à la psychanalyse ». Voir les notes pour le séminaire à l’EPHE de 1972-1973, « Les problèmes de la thèse et de la recherche », Dossier 1 : « Un anniversaire, une mutation », Fonds Barthes, BnF, p. 4.

10Ibid., Fiche 8.

11On précisera le sens de ce fantasme dans la quatrième partie.

12Op. cit. Fiches 4, 5, 7.

13R. Barthes, « Les Variations de la structure de l’Image en fonction des cadres sociaux dans la société contemporaine », Archives du CNRS, 1959.

14Ibid.

15Ibid.

16R. Barthes, « Le Vocabulaire de la politique économique et sociale de 1825 à 1835 environ », Archives du CNRS, 1952, p. 1.

17G. Matoré, « Rapport sur les recherches de Mr. R. Barthes », Archives du CNRS, Mars 1953. Il serait bien injuste de réduire l’approche du lexicologue au simple dépouillement visant à dater des mots auxquels Barthes s’est cantonné. La Méthode en lexicologie (Paris, Didier, 1953) contient d’importantes réflexions philosophiques, psychologiques et anthropologiques sur le concept de "mot". La thèse de A.-J. Greimas (La Mode en 1830 : Essai de description du vocabulaire vestimentaire d’après les journaux de mode de l’époque), qui a beaucoup influencé Barthes, est résumée et prise en exemple à la fin de l’ouvrage (p. 118-122).

18R. Barthes, Rapport d’activité du 25/02/1953, Archives du CNRS.

19R. Barthes, « Sur les Signes et les Symboles Sociaux dans les Relations Humaines », Archives du CNRS, 26/02/1955, p. 3.

20Op. cit., Fiche 32.

21Ibid., Fiche 29.

22R. Barthes, « Ecrivains, intellectuels, professeurs » [1971], Œuvres complètes III, Seuil, 2002, p.892.

23Op. Cit., Dossier 2 : « La thèse », f. 4.

24Ibid.

25A. Astruc, M. Contat, « Sartre par lui-même », 1980. On peut aussi se référer à A. Buisine, Laideurs de Sartre, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1986.

26R. Barthes, « Evocations et incantations dans la tragédie grecque », Mémoire pour le diplôme d’études supérieures, 1941, Fonds Barthes, BnF.

27On trouve plusieurs références aux travaux d’Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff dans les introductions aux traductions d’Eschyle. Voir notamment : Eschyle, Tome 1 : Les Suppliantes. Les Perses. Les Sept contre Thèbes. Prométhée enchaîné, texte établi et traduit par Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1920

28Op. cit. , Dossier 2 « La thèse », f. 6.

29Ibid., f. 3.

30Ibid., « Seconde partie du séminaire », Dossier 3, f.1.

31R. Barthes, Questionnaire : « Littérature / Enseignement » [1975], Œuvres Complètes IV, Paris, Seuil, 2002, p. 879.

32Op. cit., Fiche 13.

33Ibid., Fiche 11.

34Compte-rendu par R. Barthes des « Rencontres de Royaumont », réunissant les chercheurs de la VIe section de l’EPHE les 19 et 20 mai 1973. Voir : http://www.ehess.fr/archives/document.php?id=4826 (consulté le 11/04/2014).

35« Jeunes chercheurs», op. cit., p. 128.

36R. Barthes, « Au séminaire » [1974], Œuvres Complètes IV, Paris, Seuil, 2002, p. 502.

37G. Matoré, « Rapport sur les recherches de Mr. R. Barthes », Archives du CNRS, 12 avril 1954.