Dans L’Entretien infini, au moment d’évoquer les expérimentations des surréalistes, ce n’est qu’à regret, et faute de mieux, que Blanchot emploie le terme de communication, dont il dénonce immédiatement le caractère « douteux »[1]. D’une telle réticence, on trouverait d’infinis exemples chez les théoriciens de la modernité littéraire, dont on sait qu’ils ont vu en Flaubert et Mallarmé les fondateurs d’un régime autonomisé de la littérature : rompant avec l’imaginaire rhétorique des Belles-Lettres, la littérature se trouvait soustraite aux obligations mondaines de la langue parlée, dont elle cessait alors de fournir l’étalon exemplaire. Depuis Le Degré zéro de l’écriture, où il asserte que « l’écriture n’est nullement un instrument de communication »[2], Barthes a très largement thématisé cette séparation, sous la forme d’antithèses ayant pu valoir comme les mots d’ordre mêmes de la modernité française des années 1960-1970 : écriture transitive / intransitive, écrivant / écrivain, lisible / scriptible, texte de plaisir / texte de jouissance.
Si une telle conception de l’écriture comme « contre-communication » parcourt l’œuvre de Barthes, du Degré zéro où apparaît cette expression[3], en passant par S/Z où elle revient[4], et jusqu’aux Fragments d’un discours amoureux qui lui font écho, elle mérite tout de même d’être tempérée : moins par d’autres postulations de l’auteur qui sembleraient la contredire que par les différentes modalisations et variations dont elle a pu faire l’objet. Ainsi, plutôt que d’être toujours envisagé avec euphorie, ce brouillage de la communication a souvent été décrit comme un problème, signalant une position aliénée, sinon tragique, du critique écrivain, et suscitant alors la déploration : « on écrit pour être aimé, on est lu sans pouvoir l’être »[5], « savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime »[6], « on échoue toujours à parler de ce qu’on aime » [7]: respectivement datées de 1963, 1977 et 1980, ces déclarations ne se contentent pas d’évoquer la déception que l’écriture semble opposer structurellement à la communication des affects, elles en disent aussi le regret, elles signalent à son endroit une certaine obstination du scripteur. Or, loin de s’en être tenu à l’élégie, Barthes me semble avoir tâché de convertir cette obstination en programme d’écriture, programme qu’on pourrait qualifier de rhétorique, suivant la définition emblématique qu’en donne la préface aux Essais critiques : « la rhétorique est la dimension amoureuse de l’écriture »[8]. C’est à interroger le sens, les enjeux et les répercussions de cette étrange formule que je voudrais m’employer ici, dans le souhait de verser cette étude au dossier des rapports de Barthes à la discipline ancienne.
Si Barthes a joué un rôle majeur dans les différents retours qu’a connus la rhétorique au XXe siècle, c’est notamment pour en avoir synthétisé l’histoire et le système au cours d’un séminaire de 1964-1965 à l’EPHE, dont la retranscription en 1970 dans la revue Communications a fait date ; c’est aussi parce qu’il a mobilisé certaines catégories de la discipline dans une perspective sémiologique, puis post-structurale. Pour ma part, c’est à la rhétorique du Barthes écrivain que je voudrais m’intéresser ici, en suivant le fil d’une réflexion qui trouve dans la préface des Essais critiques, sinon une origine, du moins une formulation remarquable. Conçue comme une technique que l’écrivain et l’homme ordinaire ont en partage, la rhétorique y prend l’aspect d’une délibération formelle, largement aporétique : portant sur les voies indirectes de la communication affective, ayant à faire face à l’interdit théorique porté sur le lyrisme, cette délibération donnera lieu à une série de dispositifs précaires, dont un des plus emblématiques me semble représenté par les usages de la notion de topique, que j’évoquerai pour finir.
La préface aux Essais critiques de décembre 1963 est un texte dans lequel Barthes réfléchit conjointement aux statuts du discours littéraire et du discours critique, pour en affirmer l’identité profonde quoique masquée, inavouable, car institutionnellement non reconnue. Renonçant à rendre compte de l’évolution de son langage critique au long des dix années couvertes par le recueil, l’ayant conduit du brechtisme à la sémiologie, Barthes se justifie d’une pratique silencieuse et indirecte de l’écriture. Au principe de celle-ci, il postule une double infidélité[9] de l’écrivain, et dénonce la réception mondaine de l’œuvre comme le lieu d’une irrémédiable méprise : d’une part, « l’expérimentateur public » qu’est le scripteur loge toute sa responsabilité dans le travail de la forme, tandis que ses partis pris, engagements, valeurs, bref, tout ce que le monde considère comme définitif, ne relèvent à ses yeux que de variations secondaires et provisoires. D’autre part, l’écriture étant une « tâche qui porte en elle son propre bonheur »[10], le livre achevé vaut moins que la pratique dont il est le résidu inessentiel, voire inauthentique. Alors même qu’il date de l’époque pionnière de la « montée de la sémiologie »[11], le vocabulaire du préfacier rappelle bien moins la langue de Saussure ou de Hjelmslev que celle de Blanchot[12] ou encore de Merleau-Ponty[13].
Mais alors que ces propos pouvaient passer pour valider l’hypothèse d’une contre voire d’une anti-communication littéraire, Barthes change brusquement de perspective et introduit, sans transition aucune, une scène de communication ordinaire énoncée en première personne :
Un ami vient de perdre quelqu’un qu’il aime et je veux lui dire ma compassion. Je me mets alors à lui écrire spontanément une lettre. Cependant les mots que je trouve ne me satisfont pas : ce sont des « phrases » : je fais des « phrases » avec le plus aimant de moi-même ; je me dis alors que le message que je veux faire parvenir à cet ami, et qui est ma compassion même, pourrait en somme se réduire à un simple mot : Condoléances. Cependant, la fin même de la communication s’y oppose, car ce serait là un message froid, et par conséquent inversé, puisque ce que je veux communiquer c’est la chaleur même de ma compassion. J’en conclus que pour redresser mon message (c’est-à-dire en somme pour qu’il soit exact), il faut non seulement que je le varie, mais encore que cette variation soit originale et comme inventée[14].
En désignant après-coup cette lettre à l’ami endeuillé comme une allégorie de la littérature, comme l’image même de la « littératurité »[15] théorisée par les formalistes russes, Barthes fait plus qu’illustrer son propos : il met en lumière une continuité profonde entre les domaines de la littérature et de la vie commune, dont le début de la préface pouvait laisser penser qu’ils étaient incommensurables.
Comme ma lettre de condoléances, poursuit Barthes, tout écrit ne devient œuvre que lorsqu’il peut varier, dans certaines conditions, un message premier (qui est peut-être bien, lui aussi : j’aime, je souffre, je compatis)[16].
Ainsi entendue comme une technique de l’originalité et de l’exactitude, la littérarité désigne moins le propre ou l’exclusive de la littérature, et moins encore le critère de son autonomie, qu’un ensemble de procédés, de protocoles à l’œuvre dans la communication ordinaire, trouvant dans la littérature une forme d’épure particulière. L’indirect demeure bien ici ce travail obstiné de la forme, il consiste bien, comme le dit Barthes, à « inexprimer l’exprimable »[17], ou comme le dit Merleau-Ponty dans Signes, à « travaille[r] à l’envers »[18] à partir des sens déjà donnés, des lieux communs du discours. Simplement, au lieu de sanctionner une sortie de la communication, c’est de la prise au sérieux des enjeux et des problèmes de celle-ci que l’indirect tire désormais sa justification et son programme. Ainsi l’homme privé se fait-il écrivain chaque fois qu’il travaille, redresse, singularise son message pour parvenir à se faire entendre, tandis que, réciproquement, l’écrivain trouve dans l’ami une figure tutélaire, un personnage conceptuel[19] :
L’écrivain (l’ami) est donc un homme pour qui parler, c’est immédiatement écouter sa propre parole ; ainsi se constitue une parole reçue (bien qu’elle soit parole créée), qui est la parole même de la littérature[20].
Écrire, dès lors, ce serait en quelque sorte s’écouter parler, non pas comme fait le bavard narcissique, mais plutôt par souci d’anticiper la réception du message et de se projeter, pour ce faire, à la place de son destinataire[21]. Paradoxalement, cette parole qui prémédite son adresse ne constitue pas le « véritable “don” de l’écrivain », sans embarquer du même coup l’écriture dans une démarche réflexive, repliée sur elle-même, indirecte jusqu’à pouvoir se faire intransitive. L’infidélité de l’écrivain évoquée au début de la préface mérite à ce titre d’être reconsidérée : si ce dernier est tout absorbé dans l’élaboration de la forme, au point de ne pas vouloir répondre des propositions de son texte une fois celui-ci achevé, c’est que tout son effort de communication se situe là, dans l’écriture, en amont de la mise en circulation du livre :
Cette anticipation de la parole [est] le seul moment (très fragile) où l’écrivain (comme l’ami compatissant) peut faire comprendre qu’il regarde vers l’autre ; car aucun langage direct ne peut ensuite communiquer que l’on compatit, sauf à retomber dans les signes de la compassion : seule la forme permet d’échapper à la dérision des sentiments, parce qu’elle est la technique même qui a pour fin de comprendre et de dominer le théâtre du langage[22].
Déplacement remarquable (mais préparé depuis l’épisode de la lettre), cette technique formelle de la communication affective, à laquelle Barthes avait d’abord donné le nom de littérarité, prend alors celui de rhétorique. En affirmant que « la rhétorique est la dimension amoureuse de l’écriture », dont relève « toute communication, dès lors qu’elle veut faire entendre à l’autre que nous le reconnaissons »[23], l’auteur met ici à profit le caractère transversal de la notion, propice à circuler entre les domaines de la communication ordinaire et de la littérature. Barthes semble à première vue faire un emploi relativement classique de la rhétorique : celle-ci n’a plus pour fonction de persuader, mais elle prétend encore émouvoir, et conserve quelque chose de cet art de bien parler (art esthétique et moral) par quoi Quintilien la définissait[24]. Surtout, elle reste impliquée dans une logique de l’invention technique et de l’adresse, quand bien même celle-ci est, on l’a vu, heurtée, objet de méprises. Par là, Barthes est encore loin de la rhétorique post-structurale de Paul De Man ou de Jacques Derrida ; ce n’est que plus tard, au début des années 1970, qu’il reprendra avec eux l’axiome nietzschéen postulant la figuralité constitutive du langage et de la pensée. De même, il n’est pas non plus question ici de l’usage sémiologique de la rhétorique que Barthes élabore en ces mêmes années 1960 dans le cadre du CECMAS, puisant dans la discipline ancienne une nomenclature destinée à rendre compte des faits littéraires ou à décrypter la communication de masse.
Cette rhétorique amoureuse des Essais critiques ne saurait néanmoins être le fait d’un Barthes « antimoderne »[25] : ceci, d’une part, parce que la rhétorique est ici liée à des thèmes majeurs de la théorie littéraire de l’époque (l’indirect, l’intransitif, l’autotélique), quand bien même ceux-ci se trouvent investis dans une problématique communicationnelle qu’ils semblaient exclure ; mais aussi parce que, d’autre part, elle s’entend désormais comme une technique de l’originalité, comme un art de la parole singulière. Bien qu’elle repose sur une intelligence des formes générales du langage et qu’elle compose avec les normes instituées du discours, la rhétorique n’est plus soluble dans les préceptes universels des manuels : c’est désormais d’une rhétorique particulière, du particulier qu’il s’agit, comparable en cela à cette « rhétorique par objet » ou par sujet que Francis Ponge a souvent appelé de ses vœux, en dialogue avec les travaux de Jean Paulhan[26]. Aussi, plus encore que de Blanchot ou de Merleau-Ponty, c’est surtout du Ponge des Proêmes qu’il conviendrait de faire l’intertexte latent de cette préface[27]. Je pense bien sûr au poème « Rhétorique », où Ponge recommandait cette dernière comme un « art de résister au paroles », « de ne dire que ce que l’on veut dire » :
Somme toute, fonder une rhétorique, ou plutôt apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public.
Cela sauve les seules, les rares personnes qu’il importe de sauver : celles qui ont la conscience et le souci et le dégoût des autres en eux-mêmes[28].
Partant, si l’écriture mérite encore d’être envisagée, dans la préface aux Essais critiques, comme une contre-communication, ce n’est pas au sens d’une anti-communication, mais bien plutôt de cette « communication de luxe » qu’évoque Barthes dans son texte, luxe qu’il précise être vital, car « dès que la communication est affective (c’est la disposition profonde de la littérature), la banalité lui devient la plus lourde des menaces »[29]. Étrangement, c’est peut-être à force de vouloir se faire entendre que l’écrivain pourra à l’occasion devenir obscur, au point de voir sa parole sujette à méprises. Quoi qu’il en soit des réussites et des ratés de cette communication, on voit que la littérature faite rhétorique est bien loin de retrouver ici la fonction d’exemplarité qui lui était prêtée sous le régime des Belles-Lettres, sans pour autant assumer tout à fait la forme autonomisée que décrivent Gilles Philippe et Julien Piat dans leur histoire de la langue littéraire[30] : l’écrivain n’incarne certes plus la norme haute de la langue commune, puisqu’il cherche au contraire à y singulariser sa voix, mais il emblématise tout de même un effort de rigueur et d’exactitude dans la communication affective, dont l’exigence se reconnaît identique à celle des hommes dans leur vie ordinaire.
La rhétorique amoureuse des Essais critiques est bien entendu loin d’épuiser le rapport de Barthes à la discipline ancienne, et tout aussi loin de formaliser définitivement les voies de la communication affective. Elle n’en formule pas moins un questionnement dont il me semble possible et utile de mettre en lumière certaines suites dans les textes de Barthes. À cet égard, la « Lettre de Jilali »[31] que Barthes cite et commente dans son autoportrait de 1975 pourrait être lue comme un rappel discret et comme une réalisation aboutie de la lettre à l’ami des Essais critiques. Parce qu’elle énonce en même temps la « vérité politique du Maroc » et « tout le désir de Jilali », Barthes dit y trouver « exactement le discours utopique que l’on peut souhaiter »[32]. Reste que cette réussite mérite d’autant mieux son titre d’utopie qu’elle fait figure d’exception au sein du Roland Barthes par Roland Barthes. La communication affective y bute en effet sur deux obstacles majeurs : le premier tient à la division sociale des langages, qui sépare l’idiome des intellectuels de la langue populaire et empêche ceux-ci de « participer […] à la scène communautaire »[33] ; le second provient quant à lui de l’interdit théorique porté sur le lyrisme et l’épanchement romantique, qui réprime du point de vue de l’énonciateur lui-même l’expression affective.
Barthes s’en explique dans deux fragments consécutifs : « L’exclusion » et « Céline et Flora ». Le premier de ces textes rapporte un court épisode narratif, où l’auteur évoque le sentiment d’exclusion violemment ressenti au spectacle d’un mariage de la petite bourgeoisie, alors qu’il visitait l’église parisienne de Saint-Sulpice. Face à une cérémonie qui lui renvoie « en une seule bouffée tous les partages dont il est l’objet [sociaux, religieux, politiques, sexuels] », Barthes se déclare victime d’un éloignement supplémentaire : « celui de son langage ».
[…] il ne pouvait exprimer son trouble dans le code même du trouble, c’est-à-dire l’exprimer : il se sentait plus qu’exclu : détaché : toujours renvoyé à la place du témoin, dont le discours ne peut être, on le sait, que soumis à des codes de détachement : ou narratif, ou explicatif, ou contestataire, ou ironique : jamais lyrique, jamais homogène au pathos en dehors duquel il doit chercher sa place[34].
Exemplifiant son propos par un recours à la troisième personne qui rappelle en lui ce « personnage de roman » invoqué dans l’épigraphe du livre (« tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman »), Barthes se met bien en scène comme le témoin interdit de ses propres passions. À lire la longue phrase citée à l’instant, qui a tout d’une période à cadence majeure, et dont la polysyndète finale accentue l’emphase, on voit que cette position de témoin continue d’appeler une sorte de lyrisme, qu’on pourrait dire au carré : en effet, si le sujet déplore de ne pouvoir s’exprimer, ce n’est pas, selon le topos lyrique, que les mots manquent ou que l’émotion soit trop puissante, c’est que les concepts mêmes d’expression, de personne, de pathos sont théoriquement caducs. L’anti-lyrisme en jeu est ainsi tout théorique : d’abord parce qu’il se déduit des théories modernes du sujet et de l’écriture que Barthes embrasse alors, mais encore parce qu’il ne laisse pas, ce faisant, d’insuffler au discours intellectuel un air d’élégie – l’impossibilité théorique du lyrisme constituant alors l’objet nouveau de la déploration. Il ne serait pas juste, pour autant, de voir là une manière de psychomachie faisant de la théorie un simple surmoi moderne réprimant l’irréductible poussée humorale du sujet. Dans les termes du textualisme, on sait bien que les affects ne sont nullement interdits, au contraire, pourvu qu’ils soient immanents à l’écriture, et qu’ils « [mettent] à vif l’inconsistance du sujet », son atopie : « L’écriture est une jouissance sèche, ascétique, nullement effusive »[35]. Si psychomachie il y a, c’est alors théorie moderne (du moi dispersé) contre théorie endoxale (de l’émoi central), jouissance (sèche) contre épanchement (effusif), ou, pour le dire avec les mots des Fragments d’un discours amoureux : imaginaire de l’écriture contre imaginaire amoureux[36].
Reste qu’il est frappant de voir Barthes désigner le dispositif énonciatif de son propre ouvrage, ses « codes de détachements », et jusqu’à la jouissance de l’écriture qu’il promeut ailleurs, comme autant de sources d’« exclusion ». La dimension indirecte de l’écriture théorisée dans les Essais critiques n’est plus revendiquée avec le même enthousiasme qu’alors ; tout se passe même comme si elle était devenue un carcan, une seconde nature. Plus encore lorsqu’il s’agit d’amour, l’indirect menace de rendre inaudible à force de médiation et d’ironie la communication affective qu’il avait pourtant la charge d’assurer :
[…] dans le cas d’une perversion amoureuse, cette sécheresse [de l’écriture] devient déchirante : je suis barré, je ne puis faire passer dans mon écriture l’enchantement (pure image) d’une séduction : comment parler de qui ? à qui l’on aime ? Comment faire résonner l’affect, sinon à travers des relais si compliqués, qu’il en perdra toute publicité, et donc toute joie ?[37]
Livrant ici une sorte de prospectus des Fragments d’un discours amoureux, cette interrogation reste pour l’heure en suspens ; elle donne même lieu à un renchérissement dans l’indirect, Barthes comparant avec humour l’écrivain amoureux aux tantes du narrateur proustien, Céline et Flora, incapables, à force d’allusion, de faire entendre à Swann le compliment qu’elles lui adressent. « La communication échoue, conclut Barthes, non par inintelligibilité, mais parce qu’il s’opère une véritable schize entre l’émoi du sujet – complimenteur ou amoureux – et la nullité, l’aphonie de son expression »[38].
Dans son ouvrage de 1977, Barthes reprend presque exactement ce propos, mais le reformule du point de vue de l’amoureux dont il met en scène la parole. L’« émoi central » que l’autoportraitiste se refusait à prendre en charge devient précisément cela même dont l’amoureux ne peut se débarrasser dans son expérience privée :
Depuis cent ans, la folie (littéraire) est réputée consister en ceci : « Je est un autre » : la folie est une expérience de dépersonnalisation. Pour moi, sujet amoureux, c’est tout le contraire : c’est de devenir un sujet, de ne pouvoir m’empêcher de l’être, qui me rend fou. Je ne suis pas un autre : c’est ce que je constate avec effroi[39].
Dans ces conditions, l’amoureux ne peut accéder à l’écriture, dont la théorie et les exigences ne se sont pas notablement modifiées depuis Roland Barthes par Roland Barthes, bien qu’elles soient ici comme observées de l’extérieur :
Mes envies d’expression oscillent entre le haïku très mat, résumant une énorme situation, et un grand charroi de banalités. Je suis à la fois trop grand et trop faible pour l’écriture : je suis à côté d’elle, qui est toujours serrée, violente, indifférente au moi enfantin qui la sollicite[40].
Comme en témoignent les essais de haïku précédant ces lignes, l’échec de la communication amoureuse dans l’ordre de l’écriture ne l’empêche pas d’y persister comme tendance, de s’y essayer : de ce point de vue, ce qui se donne à lire dans ces extraits de 1975 et de 1977 que je viens d’évoquer, ce n’est peut-être rien d’autre que cette parole reçue, anticipant son adresse, travaillant sa forme, dont il était déjà question dans la préface aux Essais critiques, parole où Barthes plaçait justement le don fragile de l’écrivain et de l’ami. Ainsi, la rhétorique amoureuse qui intervient ici ne se donne pas tant à voir comme le produit d’une technique, fût-elle particulière, du particulier ; elle se présente plutôt comme une mise en débat des techniques d’écriture, comme une délibération portant sur la forme et sur l’adresse du discours affectif.
Ce réinvestissement méta-technique (pour employer un mot pongien) de l’ancien genre politique de la rhétorique n’est évidemment pas isolé chez Barthes. C’est on le sait une des voies électives prises par son travail dans les dernières années de sa vie : de la conférence de 1978 sur le modèle proustien aux derniers cours au Collège de France dédiés au haïku et à la préparation du roman, en passant par les fragments de « Délibération », publiés dans Tel quel en 1979, qui mettent à l’essai la pratique du journal intime, et jusqu’à l’ultime texte sur Stendhal. Chacune à sa manière, ces différentes délibérations formelles réfléchissent toutes aux chemins indirects de la communication affective évoquée dans les Essais critiques. Et si le roman fait alors office de fantasme recteur, c’est que, comme l’indique Barthes à propos de Stendhal, il est précisément la forme propice à sublimer, à extravertir la passion sans la dégrader : entre les journaux de voyage qui « disent l’amour de l’Italie, mais ne le communiquent pas »[41] et La Chartreuse de Parme dont les pages parviennent à « embraser » le lecteur et réalisent la « transcendance de l’égotisme », Barthes situe l’avènement d’une écriture enfin capable d’assumer et de communiquer le pathos. Le critique écrivain peut alors démentir à la fin de son texte le propos du titre, resté longtemps aporétique dans son œuvre : « on échoue toujours à parler de ce qu’on aime ». De cette conversion de l’écriture, la raison tient sûrement à ce que depuis la disparition de sa mère en 1977, l’ambition de parler de ceux qu’on aime semble prendre le pas chez Barthes sur celle de parler à qui l’on aime et pour être aimé[42]. Point de bascule fantasmé de cette Vita nova à laquelle il réfléchit alors, le passage de l’amour eros à l’amour agape discuté dans le cours sur le Roman pourrait alors suspendre en quelque sorte la question de l’adresse amoureuse si insistante jusqu’en 1977[43].
En évoquant ces délibérations formelles et l’horizon romanesque bien connu qu’elles se donnent dans les dernières années de l’œuvre de Barthes, je ne voudrais pas donner à penser qu’ici s’arrête la rhétorique affective qui m’occupe. Si « la rhétorique est la dimension amoureuse de l’écriture », ce n’est pas seulement parce qu’elle met en débat les techniques de la communication affective, c’est aussi parce qu’elle les expérimente et les surveille au fil des essais.
En réalité dès les débuts de son œuvre, mais nulle part aussi densément que dans son autoportrait de 1975, Barthes s’est appliqué à décrire les implications affectives du discours de l’essai (en quoi certains, comme Susan Sontag, on pu voir un prolongement du lyrisme intellectuel des essayistes de la NRF du début du siècle[44]). Que le sentiment, comme on l’a vu en amour, se révèle impropre à être communiqué directement, nuement, cela ne l’empêche pas d’affecter l’écriture. Plus encore, on sait que l’affect, l’humeur, sont des termes massivement invoqués par Barthes pour saper les prétentions objectivistes de la science. Pour le dire dans le vocabulaire nietzschéen qu’il pratique alors, « le sens est fondé en valeur »[45] et non en vérité. Ancrées dans les pulsions humorales du sujet, ces valeurs, dont le Roland Barthes par Roland Barthes répertorie la série des J’aime/je n’aime pas, font figures de dispositions affectives durables ; elles régulent les interprétations et les postulations du discours intellectuel. En décrivant l’écriture essayistique comme le lieu et le produit d’une « conversion de la valeur en théorie », de même qu’il revendiquera plus tard, dans La Chambre claire, la généralisation de ses humeurs[46], Barthes implique ce faisant la théorie elle-même dans un mouvement de communication affective.
Originée en valeur (ce qui ne veut pas dire qu’elle en soit moins fondée), la théorie devient un objet intellectuel, et cet objet est pris dans une plus grande circulation (il rencontre un autre imaginaire du lecteur)[47].
Bien qu’il n’échappe nullement à l’imaginaire et encoure la menace de voir ses produits se dégrader bientôt en stéréotypes, le geste de théorisation permet donc de traduire l’affect dans le discours de l’essai et de l’extraire, ce faisant, de son berceau individuel. Tout à la fois discursive, éthique et fiduciaire, la conversion en question pourvoie l’affect d’une forme générale, communicable, qui autorise son partage au sein de l’économie anonyme de la pensée. Cette conversion, au reste, n’est pas sans évoquer la manière dont Barthes définira l’écriture dans son article sur Stendhal : « une puissance, fruit probable d’une longue initiation, qui défait l’immobilité stérile de l’imaginaire amoureux et donne à son aventure une généralité symbolique »[48]. Qu’elle soit symbolique ou théorique, qu’elle s’inaugure dans un amour référentiel ou dans une humeur intellectuelle, la généralisation relève bien d’une technique d’extraversion et de communication : communiquer un affect, c’est le rendre commun, public, publiable.
On sait que Barthes n’a eu de cesse de surveiller cette conversion théorique des valeurs, tant il est vrai que celle-ci, selon les mots de La Chambre claire, menace de réduire voire d’écraser le scripteur et son public sous le poids de la généralité. À cet égard, la rhétorique lui a offert un ensemble de protocoles, de notions, mais aussi de procédés repoussoirs. Parmi de nombreux exemples qu’il faudrait relever et surtout classer, je me contenterai pour finir d’évoquer le cas emblématique de la topique, notion qui fait l’objet d’usages fréquents sous la plume de Barthes, ce tout particulièrement depuis son ouvrage de 1975. Dans le fragment « Les amis », la topique se trouve ainsi invoquée pour décrire l’« espace des affects cultivés » que constitue pour lui le réseau amical :
Il faut s’efforcer de parler de l’amitié comme d’une pure topique : cela me dégage du champ de l’affectivité – qui ne pourrait-être dite sans gêne, puisqu’elle est de l’ordre de l’imaginaire (ou plutôt : je reconnais à ma gêne que l’imaginaire est tout proche : je brûle)[49].
Par sa dimension abstraite et spatiale qui en fait ici un parasynonyme de structure, la topique permet ainsi de dire théoriquement (ou rhétoriquement) une amitié dont la dimension affective et érotique interdit la formulation directe. L’affect n’est pas absent, c’est même de lui qu’on parle, et sa proximité est sensible (en témoigne la syllepse je brûle), mais il est tenu à distance, abstrait, et par là même rendu dicible.
Si le traitement de la topique est, dans ces lignes, largement sous-déterminé et métaphorique, Barthes a souvent mobilisé le terme en référence à la discipline ancienne, référence explicite, à défaut bien sûr d’être – ni de se prétendre – fidèle. Dans la seconde partie de son « Aide-mémoire » sur l’ancienne rhétorique, il s’était appliqué à synchrétiser différents états du système (au point qu’on a pu dénoncer en lui un Viollet-le-Duc de la rhétorique[50]). À cette occasion, Barthes insistait sur deux valeurs concurrentes de la topique dans la tradition : participant de la technique de l’invention, la notion avait en effet pu tour-à-tour désigner une « grille de formes vides » et une « réserve de formes remplies »[51] : autrement dit, elle prenait d’un côté (notamment chez Aristote) l’aspect d’une série de procédés, de béquilles favorisant la production des arguments, tandis qu’elle se dégradait, de l’autre, en un réservoir de stéréotypes, d’arguments tout préparés, de lieux incontournables du discours.
Invoquée dans les Fragments d’un discours amoureux et dans les deux premiers cours au Collège de France, la topique y est d’abord réinvestie comme une technique d’invention. On lit à ce titre, dans les notes du cours sur le Neutre de 1977-1978 :
Pour préparer ce cours j’ai « promené » le mot « Neutre », en tant qu’il a pour référent, en moi, un affect obstiné […] le long d’un certain nombre de lectures = la méthode de la topique : grille à la surface de laquelle on balade un « sujet »[52].
Soumettant l’affect obstiné du neutre à une forme de conversion théorique, la topique ne s’en tiendra pourtant pas au cadre de l’invention, elle rendra également compte de la méthode d’exposition fragmentaire : par là, il semble bien que Barthes fasse jouer la rhétorique contre elle-même, il s’en réapproprie les méthodes pour en neutraliser les nuisances : à la dispositio classique orchestrant la grande coulée dissertative, ce flumen orationis qu’il déplore dans le discours de la science, il oppose alors l’ordre discontinu, fragmentaire, qu’il trouve dans la topique, manière pour lui de laisser son discours en plan.
Dans les Fragments d’un discours amoureux, on pourrait même dire que la topique, au centre de l’avant-propos « Comment est fait ce livre », contamine jusqu’aux dernières parties de la rhétorique : si Barthes précise que les figures composant sa topique amoureuse ne doivent pas s’entendre au sens rhétorique d’ornement, ce n’est pas tant pour leur ôter cette référence à l’elocutio qu’elles conserveront tout de même en tant que fragments discursifs, bribes de discours, phrases amoureuses ; mais c’est davantage pour leur ajouter une valeur (rhétorique) supplémentaire : car en tant que gestes, schema, mettant en scène « l’amoureux au travail »[53], les figures relèvent explicitement d’un art de l’actio, de la performance du discours[54]. Enfin, jouant sur les deux valeurs de la topique qu’il distinguait dans son « Aide-mémoire », Barthes fait de cette catégorie une manière d’ouvrir son texte au public, rappelant le propos de Montaigne dans ses Essais laissant à un suffisant lecteur le soin de remplir les vides de son discours ou d’en poursuivre les amorces :
C’est comme s’il y avait une Topique amoureuse, dont la figure fût un lieu (topos). Or, le propre d’une Topique, c’est d’être un peu vide : une Topique est par statut à moitié codée, à moitié projective (ou projective parce que codée). Ce qu’on a pu dire de l’attente, de l’angoisse, du souvenir, n’est jamais qu’un supplément modeste, offert au lecteur pour qu’il s’en saisisse, y ajoute, en retranche et le passe à d’autres : autour de la figure, les joueurs font courir le furet ; parfois, par une dernière parenthèse, on retient l’anneau une seconde encore avant de le transmettre. (Le livre, idéalement, serait une coopérative : « Aux Lecteurs – aux Amoureux – Réunis. »)[55]
Parce que le « portrait structural » du livre donne voix à l’amoureux privé, on sait que les figures en jeu assumeront leur part d’imaginaire, de stéréotype, et se situeront en retrait de l’intertexte théorique contemporain. Vis-à-vis de ce dernier, le sujet même du livre (l’amour) et son vocabulaire (sentimental, romantique) sont d’ailleurs assumés par Barthes comme des actes de sécession[56]. Ce qui me semble important de souligner ici, c’est surtout la mise en continuité qu’un tel dispositif rétablit entre, d’une part, la communication ordinaire des affects, celle des amoureux, des lecteurs, des amis (qui rappellent leur présence dans les marges du livre) et, d’autre part, cette communication de luxe qu’emblématisait l’écriture dans les Essais critiques. Si elle apparaissait bien comme une voie efficace offerte à la communication affective, la conversion théorique de la valeur décrite dans le Roland Barthes par Roland Barthes pouvait sembler un privilège, sinon une distinction d’intellectuel[57]. Il me semble que la spécificité des Fragments d’un discours amoureux tient précisément à ce que le mouvement de généralisation s’y montre à l’œuvre tant chez l’homme privé que chez l’écrivain (l’un troquant sa culture contre l’innocence et l’imaginaire de l’autre). Dès lors, peu importent les stéréotypes qu’elle charrie pourvu qu’elle soit au travail, cette conversion théorique, cette généralisation, se reconnait transversale, partout active, à la manière de la pensée sauvage observée par Lévi-Strauss. Et ce qui, alors, empêche réciproquement le discours intellectuel de verser dans l’indifférence et le surplomb de la science, c’est qu’étant dans le même temps celui d’un amoureux privé, il demeure souterrainement adressé, et se reconnaît comme un exercice de rhétorique amoureuse :
L’atopie de l’amour, le propre qui le fait échapper à toutes les dissertations, ce serait qu’en dernière instance il n’est possible d’en parler que selon une stricte détermination allocutoire ; qu’il soit philosophique, gnomique, lyrique ou romanesque, il y a toujours, dans le discours sur l’amour, une personne à qui l’on s’adresse, cette personne passât-elle à l’état de fantôme ou de créature à venir. Personne n’a envie de parler d’amour si ce n’est pour quelqu’un[58].
En 1970, dans la petite présentation de son « Aide-mémoire » qui, cinq ans plus tard, livre la retranscription du séminaire de l’EPHE, Barthes ramène la rhétorique à un objet d’histoire, à une technique datée, irrécupérable comme telle. Ce n’est pourtant pas dans un simple souci d’érudition qu’il affirme s’être penché sur la discipline ancienne, mais dans la perspective conjointe d’interroger un présent où celle-ci subsiste à l’état ruiniforme.
À l’origine – ou à l’horizon – de ce séminaire, comme toujours, il y avait le texte moderne, c’est-à-dire : le texte qui n’existe pas encore. Une voie d’approche de ce texte nouveau est de savoir à partir de quoi et contre quoi il se cherche […]. D’où l’idée d’un séminaire sur l’ancienne Rhétorique : ancien ne veut pas dire qu’il y ait aujourd’hui une nouvelle Rhétorique ; ancienne Rhétorique s’oppose plutôt à ce nouveau qui n’est peut-être pas encore accompli : le monde est incroyablement plein d’ancienne Rhétorique[59].
Si l’on se rappelle que le séminaire en question avait été préparé dans l’immédiate foulée de la préface aux Essais critiques, et qu’il s’était poursuivi, l’année suivante, par une exploration des avatars modernes de la rhétorique, on mesure que la dimension actuelle prêtée aux recherches de l’« Aide-mémoire » n’aura pas été un vain mot. Plus encore, énoncer que le texte moderne n’existe pas encore, et qu’il se cherche à partir de et contre la rhétorique, c’est aussi admettre qu’en attendant, il lui faut bien composer avec elle. Il se dessine alors chez Barthes, à la manière de la morale chez Descartes, le programme d’une rhétorique provisoire, par provision : pour se prémunir du lyrisme, de l’imaginaire inspiré de la création, et à défaut de pouvoir incarner le Texte dans des pratiques tangibles, Barthes puise, faute de mieux, à l’imaginaire technique de l’ancienne discipline. De ce point de vue, l’auteur compte sans conteste parmi les écrivains comme Baudelaire, Paulhan, Valéry, dont lui-même soulignait qu’ils avaient prêté à la rhétorique des « interprétations personnelles » et des « contenus originaux »[60]. De la communication affective des Essais critiques jusqu’aux réinvestissements de la topique dans les Fragments d’un discours amoureux et dans les cours du Collège de France, la rhétorique à laquelle réfléchit Barthes excède ainsi très largement la forme « restreinte » décrite par Genette dans son célèbre article de 1970[61]: c’est une rhétorique faite pour tous ceux qui parlent et écrivent, une rhétorique qui, accordant une place centrale à l’invention et à la disposition, se conçoit comme une « technique de l’information exacte », comme un art raisonné de la communication affective. Cette rhétorique participe sans doute, chez Barthes, d’un certain « Plaisir aux classiques », et l’on pourrait d’ailleurs trouver dans l’article de 1944 certains linéaments de la préface aux Essais critiques. Reste que la rhétorique barthésienne (mais on le verrait dès l’article de jeunesse) est bien une affaire de moderne : rhétorique particulière et non plus générale, négociant la communication des affects dans le discours de l’essai, et justifiant la réflexivité et l’indirect de l’écriture au titre d’une communication de luxe qu’elle sait être aussi l’affaire de chacun.
- Introduction
- 1) Ecrire, verbe indirect : littérarité, rhétorique, parole quotidienne
- 2) Anti-lyrisme théorique et délibérations formelles
- 3) Topiques barthésiennes
- Conclusion
Barthes a joué un rôle majeur dans les différents retours qu’a connus la rhétorique au XXe siècle : notamment pour en avoir synthétisé l’histoire et le système au cours d’un séminaire de 1964-1965 à l’EPHE, dont la retranscription en 1970 dans la revue Communications a fait date ; mais aussi parce qu’il a mobilisé certaines catégories de la discipline ancienne dans une perspective sémiologique, puis post-structurale. C’est plus particulièrement la rhétorique du Barthes écrivain, poéticien du discours intellectuel, qui fait l’objet du présent travail. Ce dernier suit le fil d’une réflexion qui trouve dans la préface des Essais critiques, sinon une origine, du moins une formulation remarquable. Conçue comme une technique que l’écrivain et l’homme ordinaire ont en partage, la rhétorique prend alors l’aspect d’une délibération formelle, largement aporétique : portant sur les voies indirectes de la communication affective dans le discours de l'essai, ayant à faire face à l’interdit théorique porté sur le lyrisme, cette délibération donne lieu à une série de dispositifs précaires, dont un des plus emblématiques me semble représenté par les usages de la notion de topique.
[1]Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 600.
[2]Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture [1953], Œuvres complètes (désormais : OC), Paris, Seuil, 2002, tome I, p. 183.
[3]Id.
[4]Cf. S/Z [1970], OC, III, p. 240.
[5]« Littérature et signification », Essais critiques [1964], OC, II, p. 525.
[6]« Inexprimable amour », Fragments d’un discours amoureux [1977], OC, V, p. 132.
[7]Titre du texte inachevé consacré à Stendhal, auquel Barthes travaillait avant son accident de février 1980, en vue d’un colloque « Stendhal » à Milan, publié dans le n. 85 de Tel Quel, automne 1980, et repris dans OC, V, p. 906-914.
[8]Essais critiques, OC, II, p. 278.
[9]Expression marquée par l’empreinte de Blanchot, cf. « Le poète et la double infidélité », L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 287.
[10]Essais critiques, OC, II, p. 274.
[11]Suivant l’expression de Barthes dans l’« Avant-propos 1971 » des Essais critiques, cf. OC, II, p. 272.
[12]Voir notamment les premières pages de L’Espace littéraire, où Maurice Blanchot décrit le rapport d’étrangeté que l’écrivain entretient à l’égard de son œuvre : « L’écrivain ne peut pas séjourner auprès de l’œuvre : il ne peut que l’écrire, il peut, lorsqu’elle est écrite, seulement en discerner l’approche dans l’abrupt Noli me legere qui l’éloigne de lui-même […] », L’Espace littéraire, op. cit., p. 14.
[13]Celui-ci a en effet publié Signes trois ans plus tôt, ouvrage dont le premier chapitre, significativement intitulé « Le langage indirect et les voix du silence », commente la théorie saussurienne tout en marquant ses distances à l’égard du formalisme moderne, cf. Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 96.
[14]Essais critiques, OC, II, p. 275-276.
[15]Notons que l’emploi du concept de littérarité se fait ici en passant, sans que référence précise soit faite à sa théorie. Dans un texte de 1925 (repris en 1965 dans l’anthologie des formalistes russes éditée par Tzvetan Todorov), Eikhenbaum rappelait justement que la littérarité avait été conçue par distinction d’avec la langue quotidienne et sa visée communicationnelle. Cf. « La théorie de la méthode formelle », Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1965, p. 38-39.
[16]Essais critiques, OC, II, p. 276.
[17]Ibid., p. 279.
[18]Maurice Merleau-Ponty, Signes, op. cit., p. 56.
[19]Notion introduite par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de minuit, 1991, p. 60 sq.
[20]Essais critiques, OC, II, p. 277.
[21]Ainsi de la dédicace de S/Z aux séminaristes de l’EPHE, où l’auteur affirme que le livre « s’est écrit selon leur écoute ».
[22]Id.
[23]Ibid., p. 278.
[24]Quintilien, Institution oratoire, tome 2, Paris, Les Belles lettres, 1976, II, 15, p. 85.
[25]Suivant la thèse défendue par Antoine Compagnon dans « Roland Barthes en Saint Polycarpe », Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 404-440.
[26]Cf. Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres, Paris, Gallimard, 1941.
[27]Le recueil de Ponge est cité par Barthes dans « L’ancienne rhétorique, aide mémoire », Communications, n. 16, Seuil, 1970, repris dans OC, III, p. 587.
[28]Francis Ponge, « Rhétorique », Proêmes (1948), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1999, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, p. 192-193.
[29]Essais critiques, OC, II, p. 277.
[30]Cf. « Une langue littéraire ? », La Langue littéraire : une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 7 56.
[31]On trouve une analyse de cette lettre d’un jeune ami marocain dans un récent article d’Éric Marty : « Roland Barthes au Maroc », in Roland Barthes au Maroc, collectif présenté par Ridha Boulaâbi, Claude Coste et Mohamed Lehdahda, Meknès, Editions de l’Université Moulay Ismaïl, p. 54-57.
[32]« Lettre de Jilali », Roland Barthes par Roland Barthes [1975], OC, IV, p. 688.
[33]« Méduse », Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 698.
[34]Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 662.
[35]Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 664.
[36]Cf. « Inexprimable amour », Fragments d’un discours amoureux, OC, II, p. 131.
[37]Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 664.
[38]Id.
[39]« Je suis fou », Fragments d’un discours amoureux, OC, V, p. 156.
[40]« Inexprimable amour », Fragments d’un discours amoureux, OC, V, p. 130.
[41]« On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », OC, V, p. 913.
[42]Quand bien même le Journal de deuil médite sur la persistance d’un désir de reconnaissance par l’écriture. Cf. Journal de deuil : 26 octobre 1977-15 septembre 1979, Paris, Seuil IMEC, 2009, p. 144.
[43]Alors que l’épistolaire pouvait valoir depuis les Essais critiques comme une sorte de vecteur sous-jacent de l’écriture de Barthes, La Chambre claire semble bel et bien rompre avec ce modèle.
[44]Cf. Susan Sontag, L’Écriture même : à propos de Barthes, Paris, C. Bourgois, 1982, p 12.
[45]« À quoi sert l’utopie », Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 655.
[46]La Chambre claire [1980], OC, V, p. 801.
[47]« Conversion de la valeur en théorie », Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 750.
[48]« On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », OC, V, p. 914.
[49]Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 644.
[50]Cf. Christelle Reggiani, L’éloquence du roman : rhétorique, littérature et politique aux XIXe et XXe siècles, Genève, Droz, 2008, p. 55.
[51]« L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », OC, III, p. 576.
[52]Le neutre : notes de cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil IMEC, 2002, p. 33.
[53]Fragments d’un discours amoureux, OC, V, p. 29.
[54]Cette partie de la rhétorique avait justement été laissée de côté dans l’« Aide-mémoire » au titre de sa dimension théâtrale et « hystérique » : ainsi pourrait-on dire qu’en 1977, lorsqu’il désigne lui-même son amoureux comme un orateur dont il entend mettre au jour la geste, cette lacune est indirectement comblée.
[55]Ibid.
[56]Voir sur ce point Éric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, 2006, p. 221-224.
[57]D’un tel régime de distinction, « l’espace des affects cultivés » (tout à la fois entretenus et pétris de culture) évoqué dans le fragment « Les amis » serait emblématique. Cf. OC, IV, p. 643.
[58]« L’entretien », Fragments d’un discours amoureux, OC, V, p. 104.
[59]« L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », OC, III, p. 527.
[60]Ibid., p. 558.
[61]Gerard Genette, « La rhétorique restreinte », Communications, n. 16, Seuil, 1970, p. 158-171.
Ancien élève de l’ENS de Lyon, agrégé de Lettres modernes, Adrien Chassain est doctorant contractuel à l’université de Paris 8 et membre de l’équipe d’accueil « Littérature, histoire, esthétique ». Il prépare actuellement, sous la direction de Bruno Clément, une thèse consacrée aux usages de la rhétorique dans les essais de G. Perec et de R. Barthes.
Adrien Chassain, « “La rhétorique est la dimension amoureuse de l’écriture” : communication ordinaire et conversion théorique des affects chez Roland Barthes », Revue Roland Barthes, nº 1, juin 2014 [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_chassain.html [Site consulté le DATE].
1Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 600.
2Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture [1953], Œuvres complètes (désormais : OC), Paris, Seuil, 2002, tome I, p. 183.
3Id.
4Cf. S/Z [1970], OC, III, p. 240.
5« Littérature et signification », Essais critiques [1964], OC, II, p. 525.
6« Inexprimable amour », Fragments d’un discours amoureux [1977], OC, V, p. 132.
7Titre du texte inachevé consacré à Stendhal, auquel Barthes travaillait avant son accident de février 1980, en vue d’un colloque « Stendhal » à Milan, publié dans le n. 85 de Tel Quel, automne 1980, et repris dans OC, V, p. 906-914.
8Essais critiques, OC, II, p. 278.
9Expression marquée par l’empreinte de Blanchot, cf. « Le poète et la double infidélité », L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 287.
10Essais critiques, OC, II, p. 274.
11Suivant l’expression de Barthes dans l’« Avant-propos 1971 » des Essais critiques, cf. OC, II, p. 272.
12Voir notamment les premières pages de L’Espace littéraire, où Maurice Blanchot décrit le rapport d’étrangeté que l’écrivain entretient à l’égard de son œuvre : « L’écrivain ne peut pas séjourner auprès de l’œuvre : il ne peut que l’écrire, il peut, lorsqu’elle est écrite, seulement en discerner l’approche dans l’abrupt Noli me legere qui l’éloigne de lui-même […] », L’Espace littéraire, op. cit., p. 14.
13Celui-ci a en effet publié Signes trois ans plus tôt, ouvrage dont le premier chapitre, significativement intitulé « Le langage indirect et les voix du silence », commente la théorie saussurienne tout en marquant ses distances à l’égard du formalisme moderne, cf. Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 96.
[14]Essais critiques, OC, II, p. 275-276.
14Essais critiques, OC, II, p. 275-276.
15Notons que l’emploi du concept de littérarité se fait ici en passant, sans que référence précise soit faite à sa théorie. Dans un texte de 1925 (repris en 1965 dans l’anthologie des formalistes russes éditée par Tzvetan Todorov), Eikhenbaum rappelait justement que la littérarité avait été conçue par distinction d’avec la langue quotidienne et sa visée communicationnelle. Cf. « La théorie de la méthode formelle », Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1965, p. 38-39.
16Essais critiques, OC, II, p. 276.
17Ibid., p. 279.
18Maurice Merleau-Ponty, Signes, op. cit., p. 56.
19Notion introduite par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de minuit, 1991, p. 60 sq.
20Essais critiques, OC, II, p. 277.
21Ainsi de la dédicace de S/Z aux séminaristes de l’EPHE, où l’auteur affirme que le livre « s’est écrit selon leur écoute ».
22Id.
23Ibid., p. 278.
24Quintilien, Institution oratoire, tome 2, Paris, Les Belles lettres, 1976, II, 15, p. 85.
25Suivant la thèse défendue par Antoine Compagnon dans « Roland Barthes en Saint Polycarpe », Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 404-440.
26Cf. Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres, Paris, Gallimard, 1941.
27Le recueil de Ponge est cité par Barthes dans « L’ancienne rhétorique, aide mémoire », Communications, n. 16, Seuil, 1970, repris dans OC, III, p. 587.
28Francis Ponge, « Rhétorique », Proêmes (1948), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1999, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, p. 192-193.
[29]Essais critiques, OC, II, p. 277.
29Essais critiques, OC, II, p. 277.
30Cf. « Une langue littéraire ? », La Langue littéraire : une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 7 56.
31On trouve une analyse de cette lettre d’un jeune ami marocain dans un récent article d’Éric Marty : « Roland Barthes au Maroc », in Roland Barthes au Maroc, collectif présenté par Ridha Boulaâbi, Claude Coste et Mohamed Lehdahda, Meknès, Editions de l’Université Moulay Ismaïl, p. 54-57.
32« Lettre de Jilali », Roland Barthes par Roland Barthes [1975], OC, IV, p. 688.
33« Méduse », Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 698.
34Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 662.
35Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 664.
36Cf. « Inexprimable amour », Fragments d’un discours amoureux, OC, II, p. 131.
37Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 664.
38Id.
39« Je suis fou », Fragments d’un discours amoureux, OC, V, p. 156.
40« Inexprimable amour », Fragments d’un discours amoureux, OC, V, p. 130.
41« On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », OC, V, p. 913.
42Quand bien même le Journal de deuil médite sur la persistance d’un désir de reconnaissance par l’écriture. Cf. Journal de deuil : 26 octobre 1977-15 septembre 1979, Paris, Seuil IMEC, 2009, p. 144.
43Alors que l’épistolaire pouvait valoir depuis les Essais critiques comme une sorte de vecteur sous-jacent de l’écriture de Barthes, La Chambre claire semble bel et bien rompre avec ce modèle.
44Cf. Susan Sontag, L’Écriture même : à propos de Barthes, Paris, C. Bourgois, 1982, p 12.
45« À quoi sert l’utopie », Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 655.
46La Chambre claire [1980], OC, V, p. 801.
47« Conversion de la valeur en théorie », Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 750.
48« On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », OC, V, p. 914.
49Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 644.
50Cf. Christelle Reggiani, L’éloquence du roman : rhétorique, littérature et politique aux XIXe et XXe siècles, Genève, Droz, 2008, p. 55.
51« L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », OC, III, p. 576.
52Le neutre : notes de cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Seuil IMEC, 2002, p. 33.
53Fragments d’un discours amoureux, OC, V, p. 29.
54Cette partie de la rhétorique avait justement été laissée de côté dans l’« Aide-mémoire » au titre de sa dimension théâtrale et « hystérique » : ainsi pourrait-on dire qu’en 1977, lorsqu’il désigne lui-même son amoureux comme un orateur dont il entend mettre au jour la geste, cette lacune est indirectement comblée.
55Ibid.
56Voir sur ce point Éric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, 2006, p. 221-224.
57D’un tel régime de distinction, « l’espace des affects cultivés » (tout à la fois entretenus et pétris de culture) évoqué dans le fragment « Les amis » serait emblématique. Cf. OC, IV, p. 643.
58« L’entretien », Fragments d’un discours amoureux, OC, V, p. 104.
59« L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », OC, III, p. 527.
60Ibid., p. 558.
61Gerard Genette, « La rhétorique restreinte », Communications, n. 16, Seuil, 1970, p. 158-171.