Revue

Roland

Barthes





n°2 - Barthes à l'étranger > octobre 2015




Han Qian

La réception de Barthes en Chine


La publication des Carnets du voyage en Chine a récemment attiré l’attention sur la relation entre Barthes et la Chine[1]. Quand Barthes visite la Chine avec ses amis de Tel Quel, il n’est pourtant pas très connu dans un pays alors engagé dans la grande Révolution culturelle. En dehors de quelques intellectuels comme Qian Zhongshu[2] ou Ye Rulian qui ont des liens d’amitié avec les écrivains étrangers, la plupart des chercheurs chinois ne connaissent pas son nom. C'est surtout en tant que "partisan" marxiste qu'il est invité par l’ambassade de Chine en 1974 ; ce n’est que dans les années 80, après sa mort, que Barthes sera véritablement introduit en Chine comme un théoricien d'avant-garde.

La réception de Barthes en Chine est un problème complexe. D’une part, la position idéologique et critique de Barthes est mouvante, sans cesse en déplacement ; d’autre part, sa réception est souvent conditionnée par les intérêts divers des intellectuels chinois. Dans mon intervention, je n'analyserai pas en détail les parcours de son influence en Chine, mais je décrirai d’une façon assez brève « les images » de Barthes telles qu'elles sont construites et perçues par les intellectuels chinois à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle.

Il y a trois étapes. Dans les années 80, Barthes est un sémioticien scientifique ; dans les années 90, Barthes est le héros d’une avant-garde révolutionnaire culturelle ; au début du 21e siècle, l'image de Barthes se complexifie et devient de plus en plus mouvante.



Première image : le grand maître du structuralisme (années 80).


Les Chinois sont sortis de la grande Révolution culturelle dans les années 80 ; à ce moment-là, le nom le plus célèbre parmi les intellectuels français est Jean-Paul Sartre dont la philosophie existentialiste a exalté l’esprit des jeunes générations. À côté de l’enthousiasme suscité par l'humanisme idéologique, les méthodes dites scientifiques ont aussi passionné une grande partie des intellectuels fatigués par le tout idéologique. Après des années d’interruption des relations avec le monde occidental, les chercheurs chinois ont été particulièrement saisis par les avancées théoriques de leurs collègues européens. Dans ce courant qu’on appelle « rattraper le cours », les critiques chinois assimilent les nouvelles méthodes scientifiques de l’analyse littéraire avec avidité. L’année 1985 est appelée « Année de la Méthode ». La Méthode est le mot clé qui rassemble nombre de critiques littéraires dans un grand débat[3] ; beaucoup de nouvelles conceptions sont alors introduites ou crées. C’est dans cette ambiance que Barthes est reconnu comme un grand maître de la sémiotique et du structuralisme par les littéraires chinois. On y découvre des ressources méthodologiques objectives pour l'analyse littéraire qui se substituent aux anciennes querelles d'ordre idéologique. Ce sont ces savoirs dits objectifs qui séduisent les chercheurs.

C’est pourquoi ses premiers articles traduits en chinois sont ceux qui parlent du structuralisme, et sa première œuvre traduite en chinois est Éléments de sémiologie. À cette période, les chercheurs chinois en littérature française goûte peu la théorie, et la plupart des critiques littéraires ne connaissent pas le français ; on retraduit souvent les ouvrages français à partir de traductions anglaises. Bien que la qualité de la traduction ne fût pas satisfaisante, ce petit livre a connu un grand succès, et Barthes a été considéré comme un grand maître de la théorie structuraliste. Les quatre traductions des Éléments de sémiologie soulignent son importance pour les lecteurs chinois.

Aujourd'hui, presque toutes les œuvres de Barthes ont été traduites en chinois par les spécialistes de littérature française. Mais, à cette époque, beaucoup de chercheurs connaissent Barthes à travers ces traductions anglaises qui font en quelque sorte obstacle. Comme pour beaucoup d'autres penseurs français, le filtre de l’interprétation américaine a exercé une influence considérable sur la construction de l’image de Barthes en Chine. Li Youzheng, un professeur américain d’origine chinoise, a ainsi fortement contribué à la réception et à la traduction de Barthes en Chine. C’est lui qui a traduit Structuralism. Moscow, Prague, Paris de Broekman en 1980[4], livre par lequel les Chinois vont se familiariser avec le structuralisme et avec la pensée de Barthes. Depuis 1983, la revue Lecture a publié une série d’articles écrits par Zhang Longxi pour présenter les différents courants de la théorie littéraire occidentale. Ces articles ont connu un grand écho dans le champ littéraire et rendu possible ce qu’on appelle l’année de la Méthode. Il faut également souligner que c’est Qian Zhoushu qui a commandé ces articles à M. Zhang ; M. Qian est le plus grand critique de littérature anglaise en Chine, et Zhang Longxi est lui aussi membre de la faculté de littérature anglaise. C’est donc à travers les États-Unis que Barthes fait son voyage en Chine dans les années 80.

Dans la Chine des années 80, contrairement à la France des années 60, le structuralisme et l’humanisme ne s’opposent pas ; la pensée sartrienne et la pensée structurale sont toutes deux au centre du champ littéraire : on n’a pas à choisir entre l'humanisme et la structure.



Deuxième image : l'avant-gardiste révolutionnaire (années 90)


Après 1989, l’enthousiasme politique des intellectuels est déçu ; ils cherchent à le reconvertir dans un autre domaine : la Culture. On passe d'une subversion d'ordre politique à une subversion d'ordre culturel. En même temps, la plupart des ouvrages de Barthes sont successivement traduits et présentent un nouveau visage du critique ; les Mythologies ou encore S/Z connaissent alors un grand succès.

C’est dans les années 1990 que la critique chinoise va véritablement connaître l'impact de la pensée de la "déconstruction" par le truchement des penseurs américains ; elle découvre alors ce qu’on appelle la French theory. L’image post-structuraliste de Barthes n’est plus désormais - simplement - celle d'un homme de la méthode scientifique, mais un avant-garde révolutionnaire, aux côtés de Derrida, Foucault et Kristeva. Dans un livre biographique de Wang Min’an, sa polémique avec Picard devient le symbole de la lutte entre les pensées révolutionnaire et réactionnaire[5]. Barthes redevient un enjeu pour la pensées philosophique ou idéologique.

À cette époque, Barthes sert de levier pour un discours critique qui s'inscrit contre l'ordre social et culturel. On parle souvent des conceptions barthésiennes et des entrées comme « La mort de l’auteur », « la textualité » ou encore « l’écriture » sont à la mode dans le lexique de la critique chinoise. Mais cela ne va pas sans malentendu compte tenu des différents contextes culturel et langagier. Par exemple, l’acception des concepts d'"Œuvre" et de "Texte". En chinois, il n’existe pas le dualisme entre ces deux notions ; on emploie le mot wen pour traduire "texte", mais, wen signifient plutôt « les lettres » ou « les Belles lettres », c’est-à-dire qu’il y a déjà un jugement de valeur sous-jacent. Cela empêche les Chinois de comprendre la signification révolutionnaire de la théorie du Texte, et il est difficile pour eux de comprendre pourquoi les Français emploient le terme de Texte plutôt que celui d’Œuvre. Si les critiques d’avant-garde n’emploient plus le mot "d’Œuvre", mais celui de "Texte", c’est pour renverser la hiérarchie culturelle ; si les critiques chinois, au contraire, emploient le mot de "Texte" (文本) plutôt que celui d'"Œuvre", ce n’est pas forcément car il souligne une dualité forte entre les deux termes, c'est parce qu'il est tout simplement devenu un mot à la mode.



Troisième image : le penseur aux multiples facettes (années 2000)


Depuis le XXIe siècle, Barthes n’est plus seulement un nom à la résonance universitaire, c'est devenu un symbole culturel moderne. Avec la multiplication des traductions et des commentaires, son nom essaime bien au-delà du monde de l'institution scolaire : ses phrases sont citées dans des revues populaires et dans de nombreux blogs sur Internet.

Je voudrais parler du processus qui a conduit à le transformer en symbole paradoxal de la culture petite-bourgeoise chinoise. Barthes lui-même est pluriel, chacun peut y trouver ce qu’il veut. À côté de la critique littéraire proprement dite, il a beaucoup écrit sur les images et la vie quotidienne, notamment dans les Mythologies, le Système de la mode, La Chambre claire, les Fragments d’un discours amoureux. Barthes n’est jamais partie prenante de la culture bourgeoise, il ne cache d'ailleurs pas son mépris pour la bourgeoisie. Mais cela n’empêche pas la bourgeoisie chinoise d'y trouver ce dont elle a besoin. En fait, Barthes avait déjà prévu ce processus de récupération dans ses Mythologies : la démystification peut devenir à son tour l'arme de la mystification. On le constate partout : la critique de la mode peut devenir une mode dans la culture petite-bourgeoise.

Il faut bien distinguer les intérêts divergents qui animent les trois groupes où se fait la réception de Barthes ; l'image de l'essayiste varie en effet fortement selon son lieu de réception.

Le premier groupe, c'est celui des spécialistes de la littérature française. Pour eux, Barthes est un objet d’étude : ils interprètent ses textes et s'appuient sur les commentaires de leurs homologues français. Ils sont capables de distinguer les différentes facettes de Barthes, aussi le bien théoricien d'avant-garde que le grand essayiste de la fin des années 70. Dans un article de Huang Xiyun intitulé « Trois aspects de l’amateurisme de Barthes »[6], l’auteur y décrit l’amateurisme barthésien : le critique de la consommation de masse, le scientiste engagé, le sensuel.

Le second groupe est constitué des critiques chinois qui ne savent pas lire le français. Ils connaissent Barthes à travers les traductions et les interprétations chinoise ou anglaise ; pour eux, Barthes est simplement un sérieux théoricien qui fournit des méthodes pour analyser et concevoir la littérature. Mais, avec les traductions successives, Barthes n’est plus seulement un théoricien, il montre ses contradictions et ses déplacements. Ce n'est plus la seule théorie qui retient l'attention : on s'intéresse à ses relations avec la pensée orientale, à ses nouvelles perspectives esquissées à son entrée au Collège de France, etc.

Il faut dire ici un mot du problème de traduction. Comme tous les grands stylistes, Barthes souffre de la traduction de ses textes. La traduction chinoise de Barthes n’est pas satisfaisante. Surtout avant les années 2000, les traductions sont infidèles ou illisibles en raison de l'incompétence de la plupart des traducteurs. La lecture de la traduction ne permet pas de saisir fidèlement sa logique. Il n’est pas possible de sentir les nuances de style, d’approfondir la pensée dans les détails de l'analyse. Si l’on emploie souvent le mot de « jouissance » à propos de Barthes, il n’est pas possible de jouir de la lecture de Barthes. J’ai lu la traduction chinoise de S/Z, et il faut avouer que je n’ai pas pu tout comprendre, surtout les détails d’analyse. J’ai alors comparé les textes chinois et français. Il n’y a pas beaucoup de fautes, c’est-à-dire que le traducteur comprend bien ce que dit Barthes, mais il n’est pas facile de l’exprimer dans une langue aussi différente. C’est pourquoi, pour beaucoup de critiques chinois, Barthes demeure un théoricien, et non un écrivain que distingue la subtilité de son style, faute de pouvoir entrer dans les méandres de sa langue. C’est vraiment fâcheux.

Troisième et dernière image, c’est celle de Barthes et de la culture de masse. En Chine, la culture de consommation occupe de plus en plus de place. D’une part, le nombre d'étudiants s’agrandit rapidement ; d’autre part, avec l’ouverture économique et culturelle vers le monde occidental, les jeunes bourgeois imitent la façon de vivre des États-Unis et de l’Europe. La culture de consommation "saute aux yeux" de tout le monde dans les grandes villes : la publicité, la télévision, l’Internet, etc., tout cela occupe une grande place dans les esprits.

Dans ce contexte, les études culturelles, ou les cultural studies, sont devenues une discipline influente, et les analyses de Barthes sur la culture et la vie quotidienne sont très souvent citées dans les études où il est question de la culture moderne. Barthes devient une "star", ou un mythe, malgré lui. Sa pensée se diffuse bien au-delà du cercle scolaire, dans les revues populaires et les blogs d'obédience petite-bourgeoise. Il est intéressant de voir comment, paradoxalement, la culture populaire s'empare d’un écrivain qui répugne précisément à la culture de consommation.

D’une part, la culture petite-bourgeoise se caractérise par son goût pour la culture élitiste, elle apprécie donc la position critique des intellectuels. C’est pourquoi on retrouve souvent dans les revues de mode des critiques de la mode. La subversion culturelle est absorbée dans l’ordre même du culturel, elle est devenue le stéréotype du "cool". Par exemple, en Chine, ce sont les bourgeois qui aiment les portraits de Che Guevara, alors que les ouvriers l’ignorent.

D’autre part, cette réception paradoxale signe un certain infléchissement de la critique barthésienne. Dans les Mythologies, Barthes essaie de politiser la démystification culturelle en en révélant les codes de signification ; ceux qui convoquent Barthes négligent souvent son geste politique et légitiment indirectement la production d'une culture de consommation. L’analyse et la critique sémiotique des mythes devient un mode d’emploi pour produire de nouveaux signifiants culturels. L’explication de la signification des productions culturelles se charge d'une intention critique, certes, mais encore plus d'une justification de ces mêmes productions. Dans les domaines de la publicité, des médias ou du design, on emprunte la théorie barthésienne pour produire - à rebours de son intention - de nouvelles marchandises mystificatrices ; la sémioclastie de Barthes se renverse donc dans ce que j'appellerais une "sémio-absorption".

J'ai voulu ici esquisser un bref compte rendu encore en devenir de ces trois images de Barthes en Chine. Il y a fort à parier que la traduction prochaine de ses cours au Collège de France redessinera cette stéréotypie. Ses analyses sur le Taoïsme et le Zen dans Le Neutre susciteront à coup sûr l'attention renouvelée des intellectuels chinois.

Plan



Résumé

À l’époque de sa visite en Chine, Barthes n’est pas connu des intellectuels chinois. C’est après sa mort qu'il devient le porte-drapeau de la French Theory. La réception de Barthes en Chine est difficile à circonscrire : d'une part, Barthes demeure une figure plurielle et mouvante ; d'autre part, l’intérêt des intellectuels chinois ne cesse de changer en fonction des mutations récentes du pays.


Notes

[1] Roland Barthes, Carnets du voyage en Chine, édition établie, présentée et annotée par Anne Herschberg Pierrot, Christian Bourgeois éditeur, 2009. La traduction chinoise a été publiée en 2012, Édition de l’Université de Renmin.

[2] La transcription des noms chinois suit l’ordre de la langue chinoise :le nom précède le prénom.

[3] Le forum intitulé « la méthodologie de la critique littéraire » a eu lieu à l’Université de Xiamen en mars 1985.

[4] J.M. Broekman, Structuralism. Moscow, Prague, Paris : D. Reidel, 1974. Traduction de LI Youzheng, Édition de commerce, 1980.

[5] Cf. Wang Min’an, Roland Barthes, Chang Sha, Édition de l’éducation de Hunan, 1999, p. 130-140.

[6] Huang Xiyun, « Trois aspects de l’amateurisme de Barthes », Revue de la littérature étrangère, 2005, numéro 3, p. 127-135.


Auteur

Han Qian a soutenu sa thèse à l'Université Paris-Sorbonne ("De la Conception de l’œuvre à celle du texte. La double Face de la littérature"). Il est maintenant Maître de conférences au Centre de théorie littéraire de l’Université normale de Pékin.

Pour citer cet article

Han Qian, « La réception de Barthes en Chine », in Claude Coste & Mathieu Messager (dir.), Revue Roland Barthes, nº 2, octobre 2015, « Barthes à l'étranger », [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_qian.html [Site consulté le DATE].


1 Roland Barthes, Carnets du voyage en Chine, édition établie, présentée et annotée par Anne Herschberg Pierrot, Christian Bourgeois éditeur, 2009. La traduction chinoise a été publiée en 2012, Édition de l’Université de Renmin.

2 La transcription des noms chinois suit l’ordre de la langue chinoise :le nom précède le prénom.

3 Le forum intitulé « la méthodologie de la critique littéraire » a eu lieu à l’Université de Xiamen en mars 1985.

4 J.M. Broekman, Structuralism. Moscow, Prague, Paris : D. Reidel, 1974. Traduction de LI Youzheng, Édition de commerce, 1980.

5 Cf. Wang Min’an, Roland Barthes, Chang Sha, Édition de l’éducation de Hunan, 1999, p. 130-140.

6 Huang Xiyun, « Trois aspects de l’amateurisme de Barthes », Revue de la littérature étrangère, 2005, numéro 3, p. 127-135.