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Roland

Barthes





n°2 - Barthes à l'étranger > octobre 2015




Lucy O'Meara

Barthes : hérétique consacré ?


Selon le mot de Pierre Bourdieu, Roland Barthes est, dans le cadre du système universitaire français, un « hérétique consacré ». Le sociologue a employé cette expression dans Homo academicus, son étude du monde universitaire français des années soixante, paru au milieu des années quatre-vingt[1]. Selon l’auteur, ce sont des personnalités comme Barthes, Foucault, Lévi-Strauss, et, sous-entendu, Bourdieu lui-même, qui sont les « hérétiques consacrés » du champ universitaire français. Ces penseurs-phares occupent des positions dans des lieux marginaux de l’université nationale, tels que l’École pratique des hautes études et le Collège de France. Malgré cette marginalité, ce sont eux qui ont exercé, tout au long des années soixante et soixante-dix dans le champ des sciences humaines, le plus d’influence sur la presse intellectuelle française et qui sont les plus connus à l’étranger. Exportable, leur pensée traverse les mers et rencontre de nouveaux destins chez des traducteurs, des critiques et, enfin, des lecteurs étrangers. Pour les hérétiques consacrés, dont Barthes, la réception initiale, chez eux, diffère de la réception retardée à l’étranger, où les conditions spécifiques de la production de leur œuvre sont souvent ignorées ou oubliées.

J’ai choisi l’expression à valeur de diagnostic d’ « hérétique consacré » comme titre dans l’idée que l’étude bourdieusienne du champ universitaire français, qui comprend une critique acerbe de l’œuvre de Barthes, est précieuse pour nous, barthésiens étrangers, en ce qu’elle nous rappelle les conditions institutionnelles où les textes critiques et pédagogiques de Barthes ont pu naître. Par la voie de Bourdieu – et cela malgré sa désapprobation – on peut arriver à une compréhension plus profonde du contexte et du caractère anti-institutionnel des cours et séminaires qu’a donnés Barthes à l’École pratique des hautes études et au Collège de France, entre 1963 et 1980[2]. Ainsi, dans la seconde moitié de cet article, je discuterai de l’œuvre de Bourdieu, en me focalisant sur les précisions qu’il a apportées à l’édition anglaise d’Homo academicus au profit des lecteurs anglophones. J’aimerais suggérer que c’est à travers la lecture bourdieusienne de la situation de Barthes, que l’on comprend le mieux les enjeux de l’œuvre de ce dernier. Autrement dit, c’est avec Bourdieu que le barthésien étranger pourrait peut-être affiner sa conscience des facteurs contextuels ayant partiellement façonné l’œuvre de Barthes.

Une telle conscience est particulièrement importante quand il s’agit des lectures anglo-saxonnes, et ceci à cause des déformations qui sont survenues dès la première parution des textes de Barthes en anglais dans les années soixante. Dans un premier temps, je vais esquisser la façon dont ces déformations (justifiées ou non) ont pu prendre pied.

Le Barthes que connaissent les chercheurs anglo-américains est partiellement confectionné par ses traducteurs, notamment Richard Howard, qui a produit maintes traductions fluides de ses ouvrages. Ces traductions ont tendance à faire disparaître l’étrangeté, les résonances imprévues et insolites du langage barthésien[3]. L’ordre dans lequel les traductions sont parues est aussi important. A ce sujet, en ce moment (juin 2011), nous avons de nouveau affaire à un étrange enchaînement de traductions : les Presses de l’Université de Columbia ont décidé de publier les traductions anglaises des cours de Barthes au Collège de France dans un ordre particulier. La traduction du cours sur Le Neutre a été prête à paraître avant même qu’un traducteur pour Comment vivre ensemble n’ait été trouvé. The Neutral est sorti en 2005, et The Preparation of the Novel vient de paraître (printemps 2011)[4]. Dans l’attente de la traduction de Comment vivre ensemble, les lecteurs anglophones n’ont toujours pas d’accès à la longue préface écrite par Éric Marty afin d’orienter notre lecture de ces notes de cours[5]. Le lecteur anglophone, jusqu’ici, ne peut pas profiter de cette aide capitale et cette la préparation à la lecture. Ce texte de présentation, ainsi que l’aspect physique des éditions françaises des cours, qui sont parus dans la collection « Traces écrites » chez Seuil – collection dont les jaquettes et la mise en page s’apparentent à un cahier – ont contribué à rappeler au lecteur le statut inhabituel, provisoire, de ces textes. Les éditions anglaises publiées par les Presses de l’Université de Columbia sont plutôt des beaux livres, plus jolis que leurs homologues français, plus éloignés du statut de notes de cours. Tout cela, ainsi que le décalage temporel des traductions, modifie la lecture de ces textes pour le lecteur anglophone.

Revenons aux premières traductions anglaises de Barthes : c’est pendant la grande période structuraliste en France qu’il a connu ses premiers succès au sein du monde anglophone. Son premier texte à paraître en traduction anglaise était le Sur Racine en 1964[6]. Juste après, il a été fortement associé à la vague structuraliste, arrivée aux Etats-Unis notamment par le biais du colloque « The Languages of Criticism and the Sciences of Man » auquel il a assisté, à l’Université Johns Hopkins à Baltimore, en 1966. A l’aube des années soixante-dix, des colloques comme celui-là, ainsi que les œuvres critiques incontournables de l’époque, telles The Prison-House of Language de Fredric Jameson, Structuralism in Literature de Robert Scholes et Structuralist Poetics de Jonathan Culler, ont façonné le paysage universitaire des pays anglophones à l’image du structuralisme français – et l’œuvre de Barthes, au moment même où ce dernier se détournait de ce mouvement, a été étiquetée « structuraliste[7] ». Jonathan Culler, ainsi que la critique et traductrice Annette Lavers, ont joué un rôle clé en présentant Barthes aux lecteurs anglophones des deux côtés de l’Atlantique. Pour eux, les textes structuralistes de Barthes auraient constitué le vrai noyau de l’œuvre. Ce point de vue a été renforcé par l’ordre curieux dans lequel les traductions de ses textes sont parues en anglais : cette chronologie brisée eut l’effet de définir les écrits structuralistes de Barthes en tant que cœur de l’œuvre : le couronnement des ouvrages antérieurs, comme les Mythologies, et le point de départ pour les textes ultérieurs.

L’éloignement progressif du structuralisme qui s’affiche dans les derniers écrits de Barthes constitue pour Lavers et Culler une déception, attitude que l’on peut voir clairement dans le titre de l’étude que Lavers a consacré à Barthes en 1982 : Roland Barthes : Structuralism and After[8]. Pour Jonathan Culler, comme l’on peut s’y attendre, les derniers textes de l’auteur, y compris ses cours au Collège de France, représentent pour ainsi dire une trahison de ses ouvrages antérieurs : le dernier Barthes est moins perspicace, des mythes « naturels » se glissent dans ses textes[9].

Il existe dans la réception anglophone de Barthes un fort récit de relâchement, selon lequel la rigueur critique de Barthes s’affaiblirait au fil du temps. Ce récit est moins tenace, me semble-t-il, dans la critique francophone. Il était très tentant pour le public anglophone d’interpréter la valorisation de l’hédonisme, du plaisir, de l’amour dans les derniers textes de ce penseur importé comme des traits attirants du « typiquement français » – la mode, la sensualité, l’érotisme. Parmi les critiques qui s’enthousiasmaient pour les « perversions » du dernier Barthes, non sans une éventuelle idéalisation du monde intellectuel français, Susan Sontag est sans aucun doute la plus importante. Son article « L’Écriture même : A propos de Roland Barthes » est incontournable et très influent dans les milieux universitaires et littéraires[10]. Dans nombre de cas, surtout au sein des universités, cet article guide la première (parfois la seule) rencontre entre l’étudiant anglophone et l’œuvre de Barthes. Il apparaît en préface d’une sélection de ses écrits, A Barthes Reader, très précieuse pour le lecteur non-francophone, et comprenant, par exemple, la seule traduction anglaise de Leçon qui soit disponible[11]. L’écriture de Sontag rayonne d’affection et d’admiration pour l’auteur, qu’elle connaissait. Elle fournit une synthèse critique astucieuse, d’une puissance rhétorique impressionnante. Or, cet article présente sa propre déformation. Le mécontentement amer envers le statu quo et l’esprit critique féroce que l’on voit souvent chez Barthes sont camouflés par l’emphase mise par Sontag sur l’élégance et la beauté de ses essais. L’article est truffé d’adjectifs comme (je cite) « affable, ludique, joueur, sensuel, aimable, heureux, joyeux, doux, intime, bienséant, charmant », etc. Ce très bel éloge est justifié, mais ce n’est pas le fin mot de l’histoire. Qu’en-est-il du sérieux de Barthes? La sélection des Mythologies faite par Sontag est révélatrice : elle choisit « Le monde où l’on catche », « Le visage de Garbo », « Strip-tease » et « La Dame aux camélias »[12]. Tous ces essais traitent de spectacles, de jeux, et ne révèlent pas pour la plupart le critique rigoureux et la colère qui sont à l’œuvre dans d’autres Mythologies comme « Critique muette et aveugle », « Billy Graham au Vel’ d’Hiv » ou « Poujade et les intellectuels ». L’hostilité de Barthes envers la bêtise et la domination est largement absente de la sélection que fait Sontag, facilitant ainsi sa présentation de Barthes en esthète allègre.

Le Barthes anglo-américain, donc, est forcément un Barthes modifié, modulé par les apports des traducteurs et des critiques. Pour Susan Sontag, il est l’esthète par excellence ; son analyse fait cet éloge au détriment des autres qualités de Barthes, et ne relève pas, ou peu, des cibles de la critique de l’auteur, ou du milieu intellectuel et culturel qui l’a produit.

C’est ici que l’on rejoint Pierre Bourdieu, et ce sur deux points : premièrement, comme il nous le montre dans Homo academicus, il est très conscient de l’absence de contexte qui survient dès qu’un texte est décalé dans le temps et dans l’espace :

quand un texte est transmis sans le contexte impliqué par sa production et son utilisation, il compte sur une lecture dite ‘interne’, qui l’universalise, qui l’externalise, et en même temps le déréalise : dorénavant, le texte n’a de relation contextuelle qu’avec sa réception[13].

Ce diagnostic bourdieusien me paraît très pertinent en ce qui concerne la réception anglo-saxonne de Barthes, et la domination de Sontag dans ce contexte. Pour des lecteurs qui ignorent les enjeux intellectuels du terrain français, c’est chez Bourdieu que l’on peut trouver l’antidote, c’est-à-dire une explication du contexte institutionnel de l’œuvre barthésienne.

Deuxièmement, et de manière plus circonstancielle – mais c’est sur ce point que je vais insister à la fin de cet article – pour Bourdieu ainsi que pour Sontag, Barthes serait un esthète, ou, plus exactement, ne serait qu’un esthète. Je soutiens que Sontag et Bourdieu, tous les deux, sous-estiment le caractère de l’esthétique chez Barthes (mais c’est un point sur lequel je ne peux pas m’attarder dans cet article).

Homo academicus a été publié en anglais en 1998, avec une nouvelle préface de son auteur. Bourdieu y explique pour un lectorat anglophone ses motivations en écrivant cette étude. Il insiste sur la relation particulière qu’aura le lecteur étranger avec son explication des traits de homo academicus gallicus. Bourdieu veut que le lecteur étranger apprenne, par sa lecture, à objectiver son propre champ universitaire. Cependant, il s’attarde dans cette préface – et c’est bien naturel – sur les particularités du système universitaire français, en ce qu’elles peuvent dérouter les étrangers. Il raconte « l’étonnement d’un jeune américain, au début des années soixante-dix, à qui [il a] dû expliquer que tous ses héros intellectuels, tels Althusser, Barthes, Deleuze, Derrida et Foucault, [et, sous-entendu, Bourdieu lui-même] […] tenaient des positions marginales dans le système universitaire qui souvent les interdisait de diriger des recherches…[14] ». Bourdieu explique donc le statut de la catégorie d’intellectuels qu’il a baptisés « hérétiques consacrés ». Il définit ces penseurs en opposition aux « prêtres » de la hiérarchie universitaire : ce sont donc comme « des hérétiques religieux, ou des intellectuels free-lance qui, [pour hasarder un calembour derridéen], ont planté leur camp dans les marges d’un empire universitaire menacé de chaque côté par les invasions barbares…[15] ». Ces « hérétiques » sont libérés des devoirs du professeur ordinaire, à savoir les tâches qui assurent la reproduction des savoirs (les thèses, les copies, les examens), mais aussi des privilèges universitaires. Il prend ici Roland Barthes comme cas d’étude, constatant que chez Barthes on peut voir en microcosme le statut même des institutions universitaires marginales : « Il condense dans son être social toutes les tensions et les contradictions propres à la position compliquée des institutions marginales[16]. »

Les hérétiques, selon Bourdieu, partageraient une humeur anti-institutionnelle, qu’il attribue à une réaction rancunière à leur statut marginal dans le système universitaire : ils supporteraient mal le décalage entre leur renommée à l’étranger et dans la presse, et leur statut subalterne dans la sphère universitaire française. Ainsi suggère-t-il que dans la querelle avec Raymond Picard, Barthes serait motivé par « l’obscur sentiment de vengeance qu’éprouve l’exclu[17] ». Bien qu’il soit clair que le caractère anti-institutionnel de l’œuvre d’un Barthes ou d’un Foucault ait pu naître de leur position marginale, réduire cet esprit critique à une espèce de bouderie me semble quelque peu simpliste, puisant un peu dans la psychologie de bazar. Plus loin dans son étude, Bourdieu nuance un peu cette analyse, rappelant « l’effet d’institution » qu’ont pu avoir des établissements tels que l’Ecole pratique des hautes études et le Collège de France sur l’évolution de la pensée de Barthes. A l’époque où Bourdieu a fait ses recherches, Barthes, comme Bourdieu lui-même, travaillait dans la sixième section de l’École pratique des hautes études. Comme le sociologue l’explique, cette section, quoique « universitairement mineure », détenait un « poids déterminant […] dans le champ universitaire[18] ». Cela était dû à un « effet d’institution qu’elle est sans doute la seule, entre tous les établissements universitaires français, à exercer[19] ». Cet « effet », comme il le dit, était accompli grâce à « une direction scientifique et administrative dotée d’un projet scientifique […] ambitieux », et grâce à la liberté de cette institution par rapport à « des servitudes scolaires des facultés ordinaires[20] ». Nul doute que le dynamisme de cette institution ait pu influencer la pensée de Roland Barthes, en le laissant libre de choisir ses propres sujets d’enseignement. Celui-ci a d’ailleurs souligné cette expérience de liberté dans un entretien avec Bernard-Henri Lévy juste après sa leçon inaugurale au Collège de France :

j’ai toujours eu, dans le cadre de mes séminaires, un rapport ‘idyllique’ à l’enseignement. Je ne me suis jamais adressé qu’à des sujets qui me choisissent, qui viennent là pour m’écouter, et à qui je ne suis pas imposé. Conditions privilégiées qui sont aussi, par définition, celles d’un cours au Collège[21].

Il est clair que le statut particulier de l’Ecole pratique et du Collège de France, en tant qu’institutions libres et marginales, a façonné le travail entrepris par Barthes à l’époque. C’est ce que je soutiens dans mon livre sur les cours de Barthes[22]. Dès la première page de la Leçon inaugurale, on voit la manière dont Barthes fait le lien entre son projet intellectuel et le statut du Collège, « lieu que l’on peut dire rigoureusement hors-pouvoir[23] ». Il parle aussi de lui-même en tant que « sujet incertain », sujet impur. Nul doute que, dans son enseignement au Collège de France, Barthes joue sur ce « statut incertain » et essaye de profiter de cette incertitude. Dans la leçon inaugurale ainsi que dans la conférence intitulée « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (1978), dans laquelle il a en quelque sorte livré son programme pour les deux dernières années de son enseignement au Collège de France, il utilise l’incertitude comme stratégie. Dans chacune de ces communications, il traite de manière astucieuse « l’opposition des sciences et des lettres[24] », se permettant ainsi de défendre un enseignement littéraire sur la base d’une conception idiosyncratique de la « science ». Autrement dit, il veut être de part et d’autre des paradigmes qu’il met au jour dans ses écrits, en même temps qu’il veut déjouer, dépasser chaque paradigme, afin d’être dans une troisième position. Il veut se démarquer de chaque binarisme qui le forcerait à choisir entre deux options – dans le cours sur Le Neutre, il étudie ce problème du binarisme[25]. Selon Pierre Bourdieu, Barthes avait employé cette méthode synthétique dans son travail depuis la publication de Sur Racine. Il voulait toujours avoir « le beurre et l’argent du beurre », dit Bourdieu dans un passage d’Homo academicus:

En s’affirmant capable de réunir l’imagination scientifique du chercheur […] et la liberté iconoclaste de l’écrivain […], d’annuler l’opposition sociologiquement si puissante entre les traditions et des fonctions jusque-là incompatibles, Sainte-Beuve et Marcel Proust, l’École normale et les salons, la rigueur désenchantée de la science et le dilettantisme inspiré des littérateurs, il joue évidemment sur les deux tableaux, essayant ainsi […] de cumuler les profits de la science et les prestiges de la philosophie ou de la littérature. Comme si, à l’âge de la science, l’aggiornamento passait inévitablement par cette sorte d’hommage que le vice essayiste rend à la vertu scientifique[26].

Comme le montre la leçon inaugurale, Barthes se détourne délibérément de toute idée de pureté disciplinaire. Pour Bourdieu, très soucieux des cloisons entre les genres et les savoirs, c’est une abomination. Barthes est bien conscient que l’impureté et l’individualisme qu’il veut mobiliser dans sa pensée sont – et je le cite dans un entretien – « un scandale pour tout ce qui pense et théorise[27] ». Telle est la raison pour laquelle il considère que cette méthode vaut le coup. Il tente cette démarche « scandaleuse » afin d’étudier ses propres prédilections et fantasmes, afin de produire un discours qui soit soustrait au « discours de pouvoir[28] ». Et c’est grâce à sa position privilégiée au Collège de France qu’il peut se mettre à construire cette scienza nuova individualiste.

La critique que fait Bourdieu du travail de Barthes est quelque peu particulière. Sa foi en la possibilité de l’objectivité (même quand il s’agit d’un « monde social dans lequel on est pris[29] » le place aux antipodes d’un Barthes qui affiche toujours et partout sa méfiance envers l’objectivité de la science. De plus, les analyses de Bourdieu sont guidées par un parti pris fort de dénonciation de l’esprit « postmoderne » et du rejet irrationaliste de la science qu’il voit chez Barthes et ses homologues pendant les vingt glorieuses des sciences humaines en France. Voilà pourquoi Bourdieu est utile pour nous, barthésiens étrangers : il nous permet de comprendre un peu plus la spécificité de l’œuvre de Barthes à travers l’hostilité qu’elle a évoquée chez bien des commentateurs – dont Bourdieu.

On pourrait alors voir dans la critique de Bourdieu l’image inversée de l’article de Sontag : l’Américaine nous donne une image esthétisée de Barthes, décroché de son contexte de travail, n’existant que dans la beauté éblouissante de ses phrases. Bourdieu, en revanche, esquisse dédaigneusement le portrait d’un Barthes aux pieds d’argile, ancré, trop ancré, dans son milieu parisien, n’ayant jamais d’idée originale et s’inspirant de la rancune qu’il éprouve en tant qu’enseignant-chercheur dans des institutions marginales. C’est entre ces deux pôles opposés que l’on peut trouver la bonne voie pour un commentaire de Barthes – un commentaire qui soit basé et sur notre propre amour pour ses textes et par une conscience de son contexte historique.


Résumé

J’ai choisi l’expression à valeur de diagnostic d’ « hérétique consacré » comme titre dans l’idée que l’étude bourdieusienne du champ universitaire français, qui comprend une critique acerbe de l’œuvre de Barthes, est précieuse pour nous, barthésiens étrangers, en ce qu’elle nous rappelle les conditions institutionnelles où les textes critiques et pédagogiques de Barthes ont pu naître. Par la voie de Bourdieu – et cela malgré sa désapprobation – on peut arriver à une compréhension plus profonde du contexte et du caractère anti-institutionnel des cours et séminaires qu’a donnés Barthes à l’École pratique des hautes études et au Collège de France, entre 1963 et 1980. Ainsi, dans la seconde moitié de cet article, je discuterai de l’œuvre de Bourdieu, en me focalisant sur les précisions qu’il a apportées à l’édition anglaise d’Homo academicus au profit des lecteurs anglophones. J’aimerais suggérer que c’est à travers la lecture bourdieusienne de la situation de Barthes, que l’on comprend le mieux les enjeux de l’œuvre de ce dernier. Autrement dit, c’est avec Bourdieu que le barthésien étranger pourrait peut-être affiner sa conscience des facteurs contextuels ayant partiellement façonné l’œuvre de Barthes.


Notes

[1]Pierre Bourdieu, Homo academicus (Paris: Minuit, 1984).

[2]Pour une étude approfondie des cours de Barthes au Collège de France, voir Lucy O’Meara, Roland Barthes at the Collège de France (Liverpool: Liverpool University Press, 2012).

[3]Voir à titre d’exemple Roland Barthes by Roland Barthes, trad. par Richard Howard (New York: Hill and Wang, 1977). Selon la critique Elizabeth Bruss, Stephen Heath aurait traduit Barthes de manière plus fidèle aux rythmes de l’auteur: ‘The fluidity and grace of Richard Howard’s Barthes […] is clearly distinct from Heath’s deliberately “difficult” writer […], kept from merging too easily with entrenched, and idiomatic, English’ (Elizabeth Bruss, Beautiful Theories: The Spectacle of Discourse in Contemporary Criticism (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1982), pp. 372-3).

[4]Roland Barthes, The Neutral: Lecture Course at the Collège de France (1977–1978), trad. par Rosalind E. Krauss and Denis Hollier (New York: Columbia University Press, 2005); The Preparation of the Novel: Lecture Courses and Seminars at the Collège de France (1978–1979 and 1979–1980), trad. par Kate Briggs (New York: Columbia University Press, 2011).

[5]Roland Barthes, How To Live Together: Novelistic Simulations of Some Everyday Spaces, trad. par Kate Briggs, est paru en 2013 chez Columbia University Press.

[6]Sur Racine est donc paru en traduction anglaise un an après sa parution en France. Puis entre 1967 et 1972 on a vu paraître les traductions du Degré zéro de l’écriture (paru avec les Eléments de sémiologie en 1967), les Essais critiques en 1972, et enfin la première publication anglo-américaine de Mythologies, qui consiste en une sélection de mythologies faite par Annette Lavers (1972). Il y a eu un décalage de quatre ans entre la parution de S/Z et de sa traduction anglaise, de deux ans pour le Roland Barthes, et d’un an seulement pour Fragments d’un discours amoureux et La Chambre claire.

[7]Fredric Jameson, The Prison-House of Language: A Critical Account of Structuralism and Russian Formalism (Princeton: Princeton University Press, 1972); Jonathan Culler, Structuralist Poetics: Structuralism, Linguistics, and the Study of Literature (London: Routledge, 1975); Robert Scholes, Structuralism in Literature: An Introduction (New Haven: Yale University Press, 1974).

[8]Annette Lavers, Roland Barthes: Structuralism and After (London: Methuen, 1982).

[9]Voir Culler, Barthes (London: Fontana, 1983): ‘Nature slips back into his writing: above all in the guise of the body. […] Barthes’s critical and analytical work repeatedly exposed attempts to posit a Nature beneath culture and to adduce a natural ground for one’s actions and interpretations. In later years, though, he falls increasingly prey to what seems to be a law of discourse: when you expose Nature as culture and banish it from one place, it reappears elsewhere’ (p. 120).

[10]Susan Sontag, L’Écriture même: à propos de Roland Barthes (Paris: Christian Bourgois, 1982).

[11]Susan Sontag, ‘Writing Itself: On Roland Barthes’, dans Roland Barthes, A Barthes Reader, ed. par Susan Sontag (London: Vintage, 1993 [1982]), pp. vii-xxxvi. Pour une étude critique de ce texte, voir Lucy O’Meara, ‘Sontag’s Barthes: A Portrait of the Aesthete.’ PostScript: Essays in Film and the Humanities 26.2 (2007): 105–16.

[12]The World of Wrestling’ (pp. 18-30); ‘Striptease’ (pp. 85-88); ‘The Lady of the Camellias’ (pp. 89-82); tous dans A Barthes Reader.

[13]‘What usually happens, in the international (and also the intergenerational) circulation of ideas, [is that] texts are transmitted without the context of their production and use, and count on receiving a so-called “internal” reading which universalizes and eternalizes them while derealizing them by constantly relating them to the sole context of their reception’. C’est moi qui traduis le texte anglais. Pierre Bourdieu, ‘Preface’, dans Homo academicus [édition anglaise], trans. by Peter Collier (Oxford: Polity, 1998), pp. xi-xxvi (p. xv).

[14]‘…the astonishment of a certain young American visitor, at the beginning of the seventies, to whom I had to explain that all his intellectual heroes, like Althusser, Barthes, Deleuze, Derrida and Foucault, not to mention the minor prophets of the moment, held marginal positions in the university system which often disqualified them from officially directing research’ (Bourdieu, ‘Preface’ à l’édition anglaise d'Homo academicus, p. xviii).

[15]‘…like religious heretics, or, in other words, rather like freelance intellectuals installed within the university system itself, or at least, to venture a Derridean pun, encamped on the margins or in the marginalia of an academic empire threatened on all sides by barbarian invasions’ (Bourdieu, ‘Preface’, p. xix).

[16]‘[Barthes] condens[es] in his social being the tensions or contradictions inherent in the awkward position of the marginal academic institutions (like the Ecole des Hautes Etudes “après Braudel”, or, at other times, Nanterre or Vincennes)’ (Bourdieu, ‘Preface’, p. xxii).

[17]‘Not being one of the institutional elite (he is neither normalien nor agrégé, nor a “philosopher”), and, doubtless moved by the obscure sentiment of revenge felt by the outsider, he is able to engage with the ordinary professors (represented in this instance by Picard) in public controversy which their feelings of statutory dignity prohibit in the more consecrated of the young heresiarchs’ (Bourdieu, ‘Preface’, p. xxi).

[18]Bourdieu, Homo Academicus [édition originelle] (Paris: Minuit, 1984), p. 145.

[19]Ibid.

[20]Ibid.

[21]‘À quoi sert un intellectuel?’ entretien avec Bernard-Henri Lévy, Le Nouvel Observateur, 10 janvier 1977. Barthes, Œuvres Complètes, sous la dir. d’Éric Marty, 5 vols (Paris: Seuil, 2002): V, 364–82 (p. 381).

[22]O’Meara, Roland Barthes at the Collège de France, passim (voir par exemple pp. 17, 27–33, 36–40)

[23]Barthes, Leçon (Paris: Seuil, 2002 [1978]), p. 9.

[24]Leçon, p. 21.

[25]Barthes, Le Neutre. Notes de cours au Collège de France 1977–1978, éd. par Thomas Clerc (Paris: Seuil/IMEC, 2002), passim.

[26]Bourdieu, Homo Academicus (1984), pp. 154-5.

[27]Barthes, ‘Propos sur la violence’, entretien avec Jacqueline Sers pour Réforme, 2 September 1978. Œuvres Complètes V, 549–53 (p. 553).

[28]Leçon, p. 11.

[29]Bourdieu, Homo Academicus (1984), p.11.


Auteur

Lucy O'Meara est Lecturer in French à l'Université de Kent


Pour citer cet article

Lucy O'Meara, « Barthes : hérétique consacré ? », in Claude Coste & Mathieu Messager (dir.), Revue Roland Barthes, nº 2, octobre 2015, « Barthes à l'étranger », [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_omeara.html [Site consulté le DATE]..


1Pierre Bourdieu, Homo academicus (Paris: Minuit, 1984).

2Pour une étude approfondie des cours de Barthes au Collège de France, voir Lucy O’Meara, Roland Barthes at the Collège de France (Liverpool: Liverpool University Press, 2012).

3Voir à titre d’exemple Roland Barthes by Roland Barthes, trad. par Richard Howard (New York: Hill and Wang, 1977). Selon la critique Elizabeth Bruss, Stephen Heath aurait traduit Barthes de manière plus fidèle aux rythmes de l’auteur: ‘The fluidity and grace of Richard Howard’s Barthes […] is clearly distinct from Heath’s deliberately “difficult” writer […], kept from merging too easily with entrenched, and idiomatic, English’ (Elizabeth Bruss, Beautiful Theories: The Spectacle of Discourse in Contemporary Criticism (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1982), pp. 372-3).

4Roland Barthes, The Neutral: Lecture Course at the Collège de France (1977–1978), trad. par Rosalind E. Krauss and Denis Hollier (New York: Columbia University Press, 2005); The Preparation of the Novel: Lecture Courses and Seminars at the Collège de France (1978–1979 and 1979–1980), trad. par Kate Briggs (New York: Columbia University Press, 2011).

5Roland Barthes, How To Live Together: Novelistic Simulations of Some Everyday Spaces, trad. par Kate Briggs, est paru en 2013 chez Columbia University Press.

6Sur Racine est donc paru en traduction anglaise un an après sa parution en France. Puis entre 1967 et 1972 on a vu paraître les traductions du Degré zéro de l’écriture (paru avec les Eléments de sémiologie en 1967), les Essais critiques en 1972, et enfin la première publication anglo-américaine de Mythologies, qui consiste en une sélection de mythologies faite par Annette Lavers (1972). Il y a eu un décalage de quatre ans entre la parution de S/Z et de sa traduction anglaise, de deux ans pour le Roland Barthes, et d’un an seulement pour Fragments d’un discours amoureux et La Chambre claire.

7Fredric Jameson, The Prison-House of Language: A Critical Account of Structuralism and Russian Formalism (Princeton: Princeton University Press, 1972); Jonathan Culler, Structuralist Poetics: Structuralism, Linguistics, and the Study of Literature (London: Routledge, 1975); Robert Scholes, Structuralism in Literature: An Introduction (New Haven: Yale University Press, 1974).

8Annette Lavers, Roland Barthes: Structuralism and After (London: Methuen, 1982).

9Voir Culler, Barthes (London: Fontana, 1983): ‘Nature slips back into his writing: above all in the guise of the body. […] Barthes’s critical and analytical work repeatedly exposed attempts to posit a Nature beneath culture and to adduce a natural ground for one’s actions and interpretations. In later years, though, he falls increasingly prey to what seems to be a law of discourse: when you expose Nature as culture and banish it from one place, it reappears elsewhere’ (p. 120).

10Susan Sontag, L’Écriture même: à propos de Roland Barthes (Paris: Christian Bourgois, 1982).

11Susan Sontag, ‘Writing Itself: On Roland Barthes’, dans Roland Barthes, A Barthes Reader, ed. par Susan Sontag (London: Vintage, 1993 [1982]), pp. vii-xxxvi. Pour une étude critique de ce texte, voir Lucy O’Meara, ‘Sontag’s Barthes: A Portrait of the Aesthete.’ PostScript: Essays in Film and the Humanities 26.2 (2007): 105–16.

12The World of Wrestling’ (pp. 18-30); ‘Striptease’ (pp. 85-88); ‘The Lady of the Camellias’ (pp. 89-82); tous dans A Barthes Reader.

13‘What usually happens, in the international (and also the intergenerational) circulation of ideas, [is that] texts are transmitted without the context of their production and use, and count on receiving a so-called “internal” reading which universalizes and eternalizes them while derealizing them by constantly relating them to the sole context of their reception’. C’est moi qui traduis le texte anglais. Pierre Bourdieu, ‘Preface’, dans Homo academicus [édition anglaise], trans. by Peter Collier (Oxford: Polity, 1998), pp. xi-xxvi (p. xv).

14‘…the astonishment of a certain young American visitor, at the beginning of the seventies, to whom I had to explain that all his intellectual heroes, like Althusser, Barthes, Deleuze, Derrida and Foucault, not to mention the minor prophets of the moment, held marginal positions in the university system which often disqualified them from officially directing research’ (Bourdieu, ‘Preface’ à l’édition anglaise d'Homo academicus, p. xviii).

15‘…like religious heretics, or, in other words, rather like freelance intellectuals installed within the university system itself, or at least, to venture a Derridean pun, encamped on the margins or in the marginalia of an academic empire threatened on all sides by barbarian invasions’ (Bourdieu, ‘Preface’, p. xix).

16‘[Barthes] condens[es] in his social being the tensions or contradictions inherent in the awkward position of the marginal academic institutions (like the Ecole des Hautes Etudes “après Braudel”, or, at other times, Nanterre or Vincennes)’ (Bourdieu, ‘Preface’, p. xxii).

17‘Not being one of the institutional elite (he is neither normalien nor agrégé, nor a “philosopher”), and, doubtless moved by the obscure sentiment of revenge felt by the outsider, he is able to engage with the ordinary professors (represented in this instance by Picard) in public controversy which their feelings of statutory dignity prohibit in the more consecrated of the young heresiarchs’ (Bourdieu, ‘Preface’, p. xxi).

18Bourdieu, Homo Academicus [édition originelle] (Paris: Minuit, 1984), p. 145.

19Ibid.

20Ibid.

21‘À quoi sert un intellectuel?’ entretien avec Bernard-Henri Lévy, Le Nouvel Observateur, 10 janvier 1977. Barthes, Œuvres Complètes, sous la dir. d’Éric Marty, 5 vols (Paris: Seuil, 2002): V, 364–82 (p. 381).

22O’Meara, Roland Barthes at the Collège de France, passim (voir par exemple pp. 17, 27–33, 36–40)

23Barthes, Leçon (Paris: Seuil, 2002 [1978]), p. 9.

24Leçon, p. 21.

25Barthes, Le Neutre. Notes de cours au Collège de France 1977–1978, éd. par Thomas Clerc (Paris: Seuil/IMEC, 2002), passim.

26Bourdieu, Homo Academicus (1984), pp. 154-5.

27Barthes, ‘Propos sur la violence’, entretien avec Jacqueline Sers pour Réforme, 2 September 1978. Œuvres Complètes V, 549–53 (p. 553).

28Leçon, p. 11.

29Bourdieu, Homo Academicus (1984), p.11.