« Pour celui qui écrit, qui a choisi d’écrire, il ne peut y avoir de « vie nouvelle »... que la découverte d’une nouvelle pratique d’écriture » : ces quelques mots, issus d’un article de Barthes paru dans Le Bruissement de la langue (1984) et repris par Philippe Vercaemer[1], résument assez bien le projet qui sous-tend les cours et séminaires de Roland Barthes au Collège de France entre 1978 et 1980, parus en 2003 aux Editions du Seuil sous le titre significatif de La Préparation du Roman. Ce trait d’union entre la perspective d’une « vie nouvelle », ou Vita Nova comme la nomme Barthes à la suite de Dante, et la quête d’une « nouvelle pratique d’écriture » prend tout son sens lorsque survient la mort inattendue de l’auteur, le 26 mars 1980. Comme le note Nathalie Léger dans sa préface à La Préparation du Roman, « c’est l’irruption de la mort [...] qui fait rétrospectivement du manuscrit de ce cours une ultime entreprise d’écriture et organise un destin. » (p. 15). En d’autres termes, il y a quelque chose de l’ordre du testamentaire et de l’insaisissable qui se lit en filigrane dans les ultimes réflexions barthésiennes autour du Roman. Et c’est probablement la prise de conscience de cette dimension sous-jacente qui permet d’éclairer la présence marquée du haïku dans les cours, et plus précisément dans la première partie – objet du présent travail –, développée en treize séances d’une heure chacune, du 2 décembre 1978 au 10 mars 1979, et publiée sous le titre : « La Préparation du Roman : 1. De la vie à l’œuvre ». Dans sa quête d’une écriture nouvelle, animée par un désir de Roman – ou du moins de « romanesque » –, Barthes fait appel au haïku, une forme poétique d’origine japonaise qu’il connaît et à laquelle il a déjà consacré quatre des vingt-six chapitres composant L’Empire des Signes (1970). Si le recours au haïku dans un projet dédié par définition à la préparation du Roman a de quoi surprendre, il paraît indispensable de resituer le choix de Barthes dans son contexte global pour en comprendre les motivations. Comme le note Nadine Monier-Bérenguier, « ce qui intéresse Barthes n’est pas tant le roman en tant qu’œuvre (produit fini) [...], que le roman en tant qu’écriture[2]. » Le haïku serait donc convoqué dans La Préparation du Roman en tant qu’acte d’écriture permettant d’éclairer – voire de guider – Barthes dans sa quête d’un idéal de l’écriture romanesque. Ceci étant, et même dans le cas où cette hypothèse de lecture se trouve vérifiée, l’association du haïku et du Roman dans le projet barthésien soulève de nombreuses questions.
Quelle place le recours et l’étude du haïku occupent-ils dans la structure du cours ? Comment Barthes approche-t-il le haïku et comment se définissent ces domaines artistique, théorique et empirique qui lui permettent d’appréhender une forme poétique aussi originale et nouvelle que le haïku ? En quoi le haïku peut-il précisément servir le projet de Barthes, quelles en sont les qualités qui peuvent constituer un apport à la préparation du Roman, et sous quels aspects influence-t-il la conduite et l’écriture du cours ? Enfin, quels sont les obstacles et les difficultés que suscite le contact avec le haïku et dans quelle mesure peut-on juger de la réussite ou de l’échec du recours au haïku dans l’entreprise romanesque barthésienne ? Afin de répondre à cet ensemble d’interrogations, nous étudierons d’abord la place et la fonction qu’occupe le recours au haïku dans le projet global de La Préparation du roman. Ensuite, nous verrons comment l’approche barthésienne du haïku repose à la fois sur un double ancrage oriental et occidental, une confrontation à des domaines artistiques divers et variés ainsi qu’une étude empirique tournée vers la forme poétique elle-même. Dans un troisième temps, nous nous intéresserons aux qualités et traits distinctifs qui font que le haïku sert le projet romanesque barthésien et nous éclairerons les modes d’influence de la forme poétique perceptibles à travers le cours et l’écriture de l’auteur. Enfin, nous conclurons en pointant quelques difficultés et problématiques que soulève l’analyse barthésienne et en identifiant les limites de sa tentative critique et scripturale.
Il est sans doute intéressant de commencer par étudier le cheminement intellectuel qui amène Barthes à faire appel au haïku dans le cadre de son cours. Le rapport du haïku au présent semble être un élément fondamental. Après avoir écarté la perspective d’un roman de type « anamnésique », associé selon lui à un passé brumeux et – par définition – résistant à l’acte de l’écriture mais aussi et surtout incompatible avec sa « faiblesse mémorielle » (p. 42), Barthes se tourne vers le présent avec lequel il reconnaît avoir « un lien affectif » (p. 45) et qu’il édifie très vite comme le « matériau » (p. 45) de son projet. Or, si l’écriture de ce présent passe par la Notation, exercice progressif et sensoriel (« On peut écrire le Présent en le notant – au fur et à mesure qu’il « tombe » sur vous ou sous vous (sous votre regard, votre écoute) [...] » (p. 45)), le haïku s’impose à Barthes comme un double choix de cœur et de raison, préféré aux autres formes de notation « par goût et aussi parce que serrant au plus près le problème de la forme brève » (p. 45). En l’assimilant à « l’essence même de la Notation » (p. 45), Barthes reconnaît dans le haïku « cette forme brève qu’[il] aime entre toutes » (p. 45) et avec laquelle il entend construire un pont entre la Notation et l’écriture du Roman. Le rapport affectif au haïku et à sa temporalité inscrite dans le présent est un élément fondamental dans le choix de cette forme. Dans un entretien datant de 1975, Barthes affirmait déjà avoir pour le haïku « une admiration profonde, c’est-à-dire un désir profond[3]. » Tout se passe comme si le nouveau – et dernier – Barthes, arrivé au « milieu-du-chemin » (p. 26) de sa vie, décidait de tourner le dos au passé et de construire sa quête du Roman à partir d’une forme poétique née et imprimée dans le présent.
Le choix du haïku vient également en réponse à une quête essentielle de (re)nouveau. Dans la séance inaugurale du 2 décembre 1978, Barthes associe l’une des deux consciences qui sont à l’origine du cours à ce moment « où ce qu’on a fait, écrit (travaux et pratiques passés) apparaît comme un matériau répété, voué à la répétition, à la lassitude de la répétition. » (p. 27). Ce Barthes-Sisyphe, aliéné jusqu’ici à la répétition de son travail, prend conscience que tout projet de rupture avec le passé ne peut se réaliser qu’à travers une forme « nouvelle ». En apportant un double décalage théorique et culturel évident, le haïku est précisément l’incarnation de ce (re)nouveau poétique, en d’autres termes le support littéraire sur lequel doit s’échafauder l’aventure de la rupture et du renouvellement dans l’écriture romanesque. Dans « sa course effrénée après la nouveauté[4] », le voyageur Barthes trouve dans le haïku une énième station – qui s’avèrera la dernière – et à laquelle il décide de s’arrêter pour répondre à son désir de roman et de création romanesque. Cette dimension doit certainement être saisie et replacée dans le mouvement permanent qui animait Barthes et que définit Nadine Monier-Bérenguier comme le désir d’« échapper à toute classification puisqu’il quittait un domaine dès qu’on voulait l’y enfermer, dès qu’on voulait l’ "étiqueter" [5]». » Mis en parallèle avec le passé structuraliste ou sémiologique, le haïku fait figure d’un nouvel élément de rupture, rapatrié depuis une espace géographique et un univers culturel éloignés pour symboliser l’éternelle quête du nouveau et le désir inassouvi d’une liberté de réflexion et de création.
Par ailleurs, l’intérêt porté au haïku répond également à une exigence de structuration. En effet, Barthes trouve dans le haïku le deuxième pivot autour duquel s’articule la structure de son cours, en complément d’un premier pivot qu’il associe à la personne même de Proust. Ce rôle structurant du haïku est conforté par sa dimension universelle, elle-même portée par l’acte de nomination généralisé de Barthes (« à tout ce que je vais dire, je donne le nom de haïku […] » p. 53). La lecture attentive du sommaire de la première partie de La Préparation du Roman corrobore cette dimension : les réflexions relatives au haïku occupent en effet une position centrale, dominant largement la séquence comprise entre la quatrième et la neuvième séance du cours (sur un total de treize séances).
Enfin, et au-delà de toute tentative d’explication, le recours au haïku trouve sa source dans un phénomène de fascination magique qui dépasse tout aspect fonctionnel et déplace le lien entre le critique et la forme poétique vers le domaine de l’intime et du subjectif, comme le résume l’aveu de Barthes lui-même : « Il y a pour moi un enchantement du haïku [...] : désir tenace, enchantement sûr => Avec le haïku, je suis dans le Souverain Bien de l’écriture – et du monde [...] » (p. 61). Porté par une « évidence du "Plaire" » (p. 61) et nourri par un « désir immédiat (sans médiation) » (p. 65), le haïku s’impose de lui-même et annihile toute tentative d’analyse ou d’explication, car, comme le note Barthes, « l’explication du Désir est illusoire : en expliquant, on n’atteint dans le sujet que ce qui recule toujours » (p. 66). Le plaisir que le haïku procure au sujet peut justement nourrir le projet de la création littéraire car « du plaisir du produit, on infère un désir de production. » (p. 62). Et c’est certainement dans cette perspective qui relie l’enchantement à la production que le recours de Barthes au haïku trouve sa véritable explication et permet d’éclairer l’approche même de la forme poétique.
Tout au long du cours, le haïku fait l’objet d’une multitude de définitions, le plus souvent reprises ou reformulées à partir de réflexions ou de citations issues de l’œuvre de différents auteurs. L’accumulation de ces définitions imprime un rythme particulier au sein du cours et met en exergue la prudence avec laquelle Barthes approche le haïku, tâtonnant dans le vaste champ de la littérature et des sciences humaines à la recherche d’axes de lecture transposables et de formules applicables à l’univers nouveau du haïku. Les Chroniques de Proust, la pièce théâtrale Politien de Poe, l’œuvre philosophique Novum Organum de Bacon, une lecture critique de l’Odyssée signée Paul Claudel ou encore une lettre issue de la correspondance de Zola : Barthes sonde tous les genres et investit toutes les références pour y glaner des images, des tournures, des façons nouvelles de dire l’identité et les fonctions du haïku. Ainsi, ce dernier est défini respectivement comme « la musique successive des jours » (p. 48) [Proust], « un grain d’or fait [...] avec le sable du Temps » (p. 86) [Poe], un élément qui « divise la Nature [mais] ne l’abstrait pas » (p. 88) [Bacon], une « piqûre essentielle » (p. 120) [Claudel] ou encore une création qui « n’agrandit pas [...] ; ne saute pas dans le symbole [...] » (p. 124) [Zola]. Il arrive également que les références littéraires soient convoquées à des moments charnières du cours, à l’image de Proust et Joyce, investis du rôle de « passeurs » pour faire le trajet « du haïku sinon au Roman, tout au moins à la Nota moderne » (p. 151). Par le biais de ces définitions, Barthes cherche à saisir l’identité fuyante du haïku et la rapprocher – dans une visée pédagogique évidente – du lecteur occidental et de ses références littéraires. Cette technique discursive a le double mérite d’introduire la poésie haïkiste sur un ton percutant tout en jetant un pont entre les deux univers culturels occidental et oriental. Ainsi, Barthes se transforme lui-même en véritable « passeur » et l’ambition de son cours se définit précisément dans cette tentative d’enrichir un projet littéraire, universel par définition (en l’occurrence préparer le Roman), d’une nouvelle source culturelle et poétique.
Afin de réussir sa mission de « passeur », Barthes ne traite pas le haïku comme un objet d’étude isolé ni comme une création poétique détachée. Au contraire, il s’efforce aussi bien de le rattacher à son contexte d’origine, matérialisé par la culture japonaise et l’influence du bouddhisme Zen, que de le projeter dans l’univers culturel et artistique occidental où le projet de l’écriture romanesque – objet de son cours – est censé naître et prendre forme. Ce double ancrage du haïku est un élément fondamental de l’approche barthésienne. Dès le début du cours, Barthes associe l’élément déclencheur de La Préparation du Roman à la fois à une notion du bouddhisme Zen et à une œuvre-référence de la littérature française : « Ce 15 avril : en somme sorte de Satori, d’éblouissement, analogue (peu importe si l’analogie est naïve) à l’illumination que le Narrateur proustien éprouve à la fin du Temps retrouvé [...] » (p. 32). L’incise entre parenthèses (« peu importe si l’analogie est naïve ») confirme que Barthes est conscient du décalage introduit par cette double association. Tout au long du cours, l’ancrage oriental du discours barthésien relatif au haïku se construit à travers l’évocation d’anecdotes (Chou-chan s’adressant à ses disciples), de notions (Satori, Sabi, Wu-shi) ou d’unités lexicales (« des stances appelées ‘ge’ ou ‘gatha’ » ; p. 94) toutes associées au bouddhisme et à la philosophie Zen. Le recours à la culture japonaise est aussi un élément important du discours, notamment quand il s’agit d’évoquer « la nuance du Ma japonais » (p. 31) et ses deux figures que sont « Yami », définie comme « ce qui clignote, sort de la pénombre et y rentre » (p. 93), et « Utsuroi », ce « moment fragile qui sépare et joint deux états d’une chose » (p. 93). L’ensemble de ces points d’attache culturels, dont se nourrit constamment la lecture critique barthésienne du haïku, renvoie à un réseau de notions, de situations et d’états d’âmes plus ou moins sollicités dans le processus de l’écriture romanesque. Leur évocation rend possible, comme le montre le travail de Jean-Pierre Richard dans son ouvrage Roland Barthes, dernier paysage (2006), « le déploiement d’un nuancier personnel de qualités[6] » que Barthes défend et met en exergue tout au long de son cours.
De son côté, l’ancrage occidental du discours barthésien dédié au haïku est caractérisé par la diversité des références et des renvois culturels. La lecture critique du haïku comme point de passage vers l’écriture romanesque conduit Barthes à mettre en relation la forme poétique avec des domaines artistiques divers et variés. Ainsi, la brièveté du haïku rappelle celle des formes musicales (« […] Variations, Bagatelles [...], Intermezzi, Novelettes, Fantasiestücke [...], tout cela en rapport avec la capture de l’individuation (comme le haïku). » (p. 146)), les travaux de recherche musicale menés par le compositeur américain John Cage confirment la modernité du phénomène de non-classification observé dans l’univers haïkiste, alors que la définition métaphorique du haïku comme « ce qui fait tilt » (p. 84) fait écho à la représentation de la musique en tant qu’« art privilégié de l’instant » (p. 84). De même, le traitement des saisons et l’expression du « temps qu’il fait » renvoie aux travaux du peintre français Jean-Baptiste Corot alors que l’étude de la notion du Ma est l’occasion d’évoquer l’œuvre du peintre américain Cy Twombly. De son côté, le théâtre est mis à contribution à travers l’évocation des scènes de rue et du gestus de Brecht, convoqués comme « une forme intermédiaire, possible » (p. 135) entre le haïku et le récit. Elargissant sans cesse ses champs d’investigation, Barthes établit également un pont entre la psychologie et le haïku, suggérant que ce dernier « ne serait pas sans affinité, sans ‘sympathie’ fondamentale avec l’holophrase’ (Kristeva, Lacan), geste verbal indécomposable, expression non-thétique du désir. » (p. 57) et allant jusqu’à associer un haïku de Taigi à « une sorte de subconscient, région, non du Refoulé, mais de l’Oublié […] » (p. 117). Mais c’est surtout dans le domaine de la Photographie, « la forme d’art qui permet de concevoir le haïku » (p. 113), que Barthes déniche le plus de références et d’axes de lecture. Après avoir rappelé que la Photographie est intimement liée au réel, « très rarement fictionnelle » (p. 115) et intrinsèquement centrée sur « une surprise de la conscience » (p. 115), Barthes en arrive à proposer que « le haïku s’approche au plus près du noème de la photo : ‘Ça a été’.» (p. 115). Aussi, le recours à la référence artistique peut prendre une dimension critique comparée, permettant – dans le cas de la Photographie et du haïku – d’éclairer aussi bien des points de similitude (« Haïku et Photo sont des autorités pures, qui n’ont à s’autoriser de rien, que de ceci : cela a été […] » (p. 117) ; « […] dans l’une et l’autre, tout est donné tout de suite […] (p. 117)) que des différences : la Photographie « est obligée de tout dire » et « provoque des dérives de sens » (p. 117) alors que le haïku crée un « effet abstrait et cependant vivant […] » (p. 117). Dans le prolongement de la Photographie, Barthes jette un dernier pont entre le champ du cinéma et celui du haïku, lisant dans ce dernier « non pas une scène, mais plutôt un scénario, au sens fantasmatique [...] » (p. 107), et dressant, à partir du thème de la fiabilité de la matière, une analyse croisée entre les deux processus ; en effet, si « le cinéma kidnappe la fiabilité de la photo, la détourne au profit d’une illusion ; le haïku travaille une matière hétérogène (les mots) pour la rendre fiable et emporter l’effet du ‘ça a été’. » (p. 116).
Conscient de la nécessité d’instaurer un rapport privilégié et fonctionnel avec une matière poétique et linguistique susceptible de servir son projet, Barthes ne se limite pas à situer ou mettre en rapport le haïku avec tel univers culturel ou tel domaine de création artistique ; il développe une véritable approche empirique en préparant un petit recueil de haïkus qu’il désigne comme « un corpus » (p. 59) et auquel il se réfère régulièrement pour « articuler » (p. 59) son discours. Si la préparation du Roman passe par l’étude du haïku, cette dernière doit dépasser le stade de l’analyse théorique et se confronter directement avec la matière poétique. Barthes enrichit même son approche empirique en employant l’épreuve de la commutation, un procédé de substitution inspiré de la linguistique, et permettant comme le note Nathalie Léger, de « distinguer les qualités propres du haïku » (Note p. 129) en travaillant sur des poèmes français. Que ce soit pour « comprendre que la contingence est le fondement du haïku » (p. 88), pour « saisir la spécificité du Tangibilia dans le haïku » (p. 95) ou encore pour prouver que l’énonciation « ‘franche’ » (p. 108) est un élément indispensable dans la structure du haïku, Barthes travaille et met à l’épreuve des poèmes de Lamartine, Malherbe et Apollinaire en pointant à chaque fois la distance qui les sépare du haïku. Pour Barthes, l’approche empirique du haïku se fait ainsi suivant deux perspectives complémentaires : l’une interne et tournée vers la matière haïkiste et l’autre externe, développée à partir du matériau proposé par la poésie française. Et c’est précisément la première perspective qui conduit à l’étude effective et détaillée du haïku comme création poétique nouvelle et originale.
Dans L’Empire des signes, Barthes relevait déjà l’originalité du haïku en tant que forme nouvelle, particulière et sensiblement différente. Tout au long du cours, Barthes insiste sur cette originalité en revisitant les caractéristiques et traits distinctifs du haïku à la lumière de l’idéal recherché pour l’écriture romanesque. Ainsi, en analysant le mécanisme de la Notation, Barthes suggère que la décision de « noter ceci plutôt que cela » (p. 119) vient de ce que « la métrique rencontre telle parcelle de la réalité, y fait un nœud, l’arrête ; » (p. 119). Loin d’être un simple ornement passif, la forme particulière du haïku est directement impliquée dans le processus même de la Notation et de l’écriture car comme le précise Barthes à l’oral, « la métrique est l’opérateur qui arrête la descente dans le réel. » (Note p. 119). Mais au-delà de sa rencontre avec le réel, la forme brève du haïku est intéressante car elle représente « un inducteur de vérité » (p. 56), valeur essentielle et fondatrice de l’acte d’écriture. La vérité s’entend ici comme ouverture au sens et à la signification car certes « le haïku est bref, mais non fini, fermé. » (p. 67). Ce rapport privilégié avec la vérité est nourri par deux caractéristiques essentielles du haïku ; d’une part, une richesse basée sur un paradoxe constitutif (« [...] contraint au niveau interne (la métrique), il est absolument libre dans son extension, sa multitude [...] » (p. 64)) et d’autre part une « clarté brève » (p. 127) le dotant « d’une lisibilité totale » (p. 127). Enfin, la forme brève présente l’avantage d’être autonome et indépendante en soi, d’autant plus qu’elle est à la fois « sa propre nécessité et sa propre suffisance » (p. 136), ce qui conforte la possibilité d’assimiler chaque haïku à une unité de langage (« Le haïku va tout seul : c’est un mot. » (p. 57)). L’originalité de la forme du tercet haïkiste se nourrit du double rapport que le haïku entretient avec le discours et qui ouvre la perspective de l’écriture romanesque ; ainsi, Barthes voit dans un haïku de Yaha (« Couché / Je vois passer des nuages / Chambre d’été ») à la fois une « enclosure stricte » et « le départ d’une parole infinie qui peut déplier l’été, par la voie d’un Indirect qui, structurellement, n’a aucune raison de finir, comme la Phrase », ce qui lui permet de conclure qu’ « on pourrait concevoir tout un Roman [...] qui serait continûment l’Indirect de l’été. » (p. 67).
« Haïku : écriture de la perception ; » (p. 94) : pour Barthes, le haïku peut également servir le projet de l’écriture romanesque en ce sens qu’il recentre l’acte de l’écriture autour des sens et pose les bases d’un nouveau rapport avec le lecteur, fondé sur les sensations et les expériences sensorielles. En effet, la forme du haïku fait partie de celles qui « attirent l’œil sur la page » (p. 57), d’autant plus que « pour [le] goûter [...], il faut le voir écrit, avec la rupture des lignes : petit pavé aéré, petit bloc d’écriture, comme un carré idéogrammatique ; » (p. 57) [Je souligne]. De même, grâce à son Kigo, ou mot-saison, le haïku permet au lecteur de « sent[ir] la saison : à la fois comme effluve et comme un signe. » (p. 66). Les processus respectifs de la production et de la réception du haïku sont eux-mêmes indissociables de l’expérience des sens. Barthes illustre cet ancrage sensoriel par l’image d’« une pierre dans l’eau, mais pour rien : on ne reste pas à regarder les ondes, on reçoit le bruit (le ploc), c’est tout. » (p. 74). Le lecteur Barthes est le premier à avoir saisi et intégré cette caractéristique, comme le montre le rapprochement qu’il établit entre un haïku de Issa et l’image d’« un copeau de vision [...] » (p. 86), ou le lexique qu’il emploie pour rendre compte d’un haïku de Bashô : « Je vois, je sens, j’entends [...] une sorte de raréfaction presque enivrante [...] de l’Idéologique ; » (p. 110) [Je souligne]. Ce n’est donc pas un hasard si Barthes choisit de développer ce qu’il nomme « trois traitements un peu complexes de la perception haïkiste » (p. 96) ; séquences visuelles au son coupé, métonymie sensorielle complexe ou synesthésie baudelairienne revisitée : le haïku reste un objet entièrement sensoriel, une expérience scripturale menée avec et dans l’univers des sens. À la suite de Valéry qui estimait que « les poètes de l’Extrême-Orient [...] semblent passés maîtres dans l’art de réduire à son essence le plaisir infini d’être ému. » (p. 101), Barthes souligne le lien entre haïku et émoi, marqué dans la morphologie même du poème par l’« emploi fréquent et codé d’une syllabe exclamative [...], le Keji [...] par laquelle le compositeur de haïku fait allusion à son état d’âme. » (p. 104). La portée poétique du haïku est inscrite à même le texte de la création haïkiste.
Favorisé par sa forme originale, tourné vers la perception et le langage des sens, le haïku est d’autant plus intéressant pour le projet barthésien qu’il est centré sur le particulier et le sujet. Comme le relève Barthes, « le ‘référent’ du haïku (ce qu’il décrit) est toujours du particulier. Aucun haïku ne prend en charge une généralité [...] » (p. 87). En absorbant l’objet dans la circonstance, le haïku donne à lire un nouveau rapport avec le monde et redéfinit l’acte même de l’écriture. L’intérêt du haïku pour le particulier se traduit par la notion de « Nuance », définie comme « pratique de l’individuation » (p. 81) et « apprentissage de la subtilité » (p. 81), deux données d’entrée essentielles pour la création poétique et l’invention du style. Ce rapport au particulier est d’autant plus important qu’il s’établit dans une neutralité unique qui fait que le haïku « fuit le stéréotype » (p. 109) pour s’imposer comme « un acte de discrétion » (p. 108). En outre, en mettant en avant le sujet, le haïku répond à une visée barthésienne exprimée sans ambages dès l’introduction du cours et posant que « la chose à ne pas supporter, c’est de refouler le sujet – quels que soient les risques de la subjectivité » (p. 25). Par bien des égards, le haïku est précisément voué au sujet et à la subjectivité. Ainsi, l’expression du « temps qu’il fait » et de la saison renferme une mise en jeu du « sentir-être du sujet» (p. 72) alors que la lecture critique de tout haïku oblige à se référer « non à un Beau en soi, mais à une disposition absolument personnelle : la plus fine des spécifications individuelles ; » (p. 128-129). Ce rapport au sujet et au moi n’est pas nouveau ; en effet, Barthes voit son origine dans l’histoire même du haïku, considérant que ce dernier « est venu d’un mouvement d’égotisme » (p. 106) déclenché par l’arrêt de la chaîne de poèmes et le passage d’un échange de vers entre deux interlocuteurs ou plus à une activité de création poétique solitaire. Entérinant la disparition de la chaîne de poèmes, Barthes propose dans son cours une nouvelle chaîne décrivant le fonctionnement interne du haïku et reliant le moi à l’Instant : « [...] le je passe dans le corps, le corps dans la sensation, la sensation dans le moment. » (p. 106). Pour l’ensemble de ces raisons, Barthes conclut que « le haïku, c’est le sujet même, une quintessence de subjectivité [...] » (p. 65), ce qui permet d’associer la forme poétique japonaise à ce fantasme d’écriture qu’il définit dans l’introduction par la représentation d’un « moi produisant un ‘objet littéraire’ » (p. 35).
Fort de cette lecture, c’est sans doute dans la perspective d’un haïku lié au moi et à la subjectivité qu’il faut lire la mise en avant que fait Barthes de sa personne tout au long du cours. Ridha Boulaâbi note à juste titre que l’approche barthésienne développée dans son cours relève « d’une conception très personnelle, très subjective du haïku[7] ». D’emblée, la décision qui sous-tend La Préparation du Roman est intimement liée au sujet barthésien et à un sentiment personnel favorisant l’« éclosion d’une idée : quelque chose comme la conversion ‘littéraire’ [...] » (p. 32). L’omniprésence du « je », convoqué lors des différentes étapes du cours et particulièrement au contact du haïku, vient corroborer la dimension subjective du projet. Ainsi, Barthes n’hésite pas à faire part de ses goûts et de ses préférences, quittant l’objectivité traditionnelle du critique littéraire pour mettre en avant ses propres choix et partager avec son auditoire des anecdotes personnelles. Ces dernières sont généralement convoquées pour illustrer, conforter ou proposer des alternatives au discours théorique. Ainsi, l’analyse du traitement de la saison dans le haïku conduit Barthes à se remémorer sa vie à Bayonne, marquée par des saisons « franches » (p. 69). De même, le souvenir des couturières à domicile du temps de son enfance « qui allaient de maison en maison, butinaient et déposaient des informations » (p. 51) lui inspire une métaphore du travail du Romancier. Enfin, son aveu de souffrance quelques mois seulement après la mort d’un être aimé lui permet de conforter la définition du haïku comme « le terme d’un cheminement, l’assomption vers la lettre » (p. 126). Mais la mise en scène du « je » barthésien ne se limite pas aux anecdotes ; elle convoque la mémoire individuelle de l’auteur (« [...] je me souviens très mal des dates de ma vie ; » (p. 43)), projette le moi dans des expériences de pensée fictives (« Si j’étais haïkiste, je l’aurais dit d’une façon plus essentielle et plus directe [...] » (p. 84)) ou évoque le passé (« [...] naguère (fasciné par les problèmes sémiologiques au sens strictement structuraliste) [...] » (p. 71), souvent avec un regard critique sans concession (« [...] il me paraissait impossible de ne pas donner à chaque « incident » une moralité ; de ce point de vue, donc, c’était l’échec [...] » (p. 153).
Par ailleurs, dans le projet de la préparation du Roman, le haïku n’est pas seulement un outil de réflexion ou une pièce intermédiaire sur le chemin de l’idéal recherché pour l’écriture romanesque. « Forme exemplaire de la Notation du Présent » (p. 53), le haïku s’impose comme le modèle de la transcription écrite du cours lui-même. La brièveté des définitions barthésiennes du haïku est assez révélatrice de l’influence de la forme poétique sur son propre discours. « Le haïku : surprise d’un geste.» (p. 86), « [...] haïku : art de la contingence [...] => art de la Rencontre. » (p. 88), « Haïku : écriture paratactique. » (p. 120) : nombreux sont les exemples de ces phrases averbales où le sujet « haïku » se confond avec ses définitions et où le verbe « être » s’éclipse pour laisser place à une forme de notation directe, économique et percutante. Le cours de Barthes regorge de ces morceaux discursifs, prolongeant l’identité même du haïku en tant qu’« acte minimal d’énonciation, forme ultra-brève, atome de phrase qui note [...] » (p. 53). Au-delà du foisonnement de ces définitions, Jean-Pierre Richard assimile les commentaires que fait Barthes de certains haïkus à de « véritables haïkus critiques[8] ». Si pour Barthes, le haïku est « une sorte de propédeutique à ce qu’[il] appelle [...] : le Moment de vérité » (p. 155), son propre cours peut être lu comme une propédeutique de la Notation discursive, appliquée ou transposée dans le domaine de l’enseignement pédagogique et de la vulgarisation de la connaissance. Pour ce faire, Barthes a recours à plusieurs techniques rhétoriques et discursives. Ainsi, la personnification du haïku permet de présenter la forme poétique comme un objet ontologique à part entière (« [...] l’aération du graphisme fait partie de l’être du haïku.» (p. 58)), transformé dans un deuxième temps en véritable système ou univers de création, doté d’une forme spécifique (le tercet haïkiste), porté par des créateurs spécialisés (les poètes haïkistes), incarné par une qualité distinctive (la haïkité) et identifié par une devise (« [...] 1) le tel [...] ; 2) le non-retour ; 3) la notation 4) l’évanouissement [...] de l’âme qui a passé. » (p. 77-78)) et un emblème (« La cime du particulier : cela aussi, c’est l’emblème du haïku. » (p. 78)) qui lui sont propres. Reprenant une technique déjà employée dans L’Empire des Signes, Barthes n’hésite pas à s’effacer de son cours au profit d’une prise de parole fictive du haïku lui-même, allant cette fois jusqu’à le doter d’une conscience (« Le haïku, très conscient de la limite du langage, peut la dire [...] » (p. 128)). Enfin, pour saisir l’identité complexe et fuyante de l’univers du haïku, Barthes a recours à maintes reprises à l’outil rhétorique de la métaphore qui permet de traduire des notions complexes par des images expressives. Ainsi, la notion de Nuance est associée à ces belles céramiques « où un défaut, un excès de cuisson de la couleur produit des nuances incomparables, des traînées inattendues, voluptueuses. » (p. 82), l’Instant du haïku est lié à l’image d’ « un animal qui broute l’herbe vivante de la sensation [...] » (p. 85-86), le geste haïkiste est « apparenté au ludion, petite figurine suspendue dans l’eau, qui se meut tout en donnant l’impression d’une finalité d’immobilité. » (p. 87), le poète haïkiste est « un bouddhiste imparfait, laxiste, peut-être rusé : mâtiné de Tao. » (p. 111), le défaut d’interprétation du haïku est « un troisième tour d’écrou donné au langage [...] » (p. 126) alors que le haïku lui-même est identifié comme « une éraflure légère sur le mur du non-vouloir-saisir ; » (p. 111). Un vieux paradoxe barthésien refait surface : dans L’Empire des Signes, Barthes dénonçait « l’empire » de la métaphore dans l’herméneutique occidentale mais il se trouve lui-même contraint à y recourir pour approcher et traduire l’univers sémantique du haïku.
Nombreux sont les obstacles et les difficultés que doit affronter Barthes tout au long de son cours. En effet, l’étude du haïku dans la perspective de l’écriture romanesque soulève une multitude d’interrogations qui touchent aussi bien le domaine linguistique que théorique. Barthes se trouve d’abord confronté à l’insuffisance du langage occidental et son incapacité devant la force des phénomènes et du discours poétiques associés au haïku. Ainsi, quand il s’agit d’analyser le Vouloir-Ecrire, Barthes constate « qu’il n’existe pas de mot dans la langue pour cette « envie » – ou plutôt, exception savoureuse, il en existe un, mais dans le bas latin décadent : scripturire [...] » (p. 32). De même, quand il étudie la notion japonaise du Ma, il note qu’elle n’a pas été conceptualisée dans la pensée occidentale, « puisque chez nous, il n’y a pas de mot pour cela [...] » (p. 93). Barthes va même plus loin en suggérant que c’est précisément l’insuffisance de la langue qui rend le poème « justifié, nécessaire [...] » (p. 77). Fasciné par la subtilité de la langue haïkiste, Barthes s’en trouve amené à critiquer la langue française, qui « aplatit les espèces sur le genre et censure la force d’individuation, de différence, de nuance, de moire d’existentialité qu’il y a dans la relation de l’homme et de l’atmosphère. » (p. 71), allant jusqu’à dénoncer l’excès de métaphore chez Verlaine, la « production rhétorique » (p. 89) chez Apollinaire ou encore « la notation moralisée » chez Vigny, choix poétiques assimilés à une forme de généralité incompatible avec l’esprit même du haïku.
Comme dans L’Empire des Signes, l’étude du haïku amène Barthes à mettre en exergue une dualité entre Orient et Occident. Le haïku fonctionne comme un miroir où le critique occidental découvre sa propre image sous une nouvelle perspective, avant de se lancer dans une autocritique ayant pour objectif d’identifier les lacunes et de dévoiler les faiblesses de son propre système culturel et créatif. Notant par exemple qu’« il n’y a pas en France de formes (poétiques) suffisamment populaires pour accueillir le désir de production [...] » (p. 62), Barthes s’interroge sur la façon dont la création occidentale peut approcher le haïku, moyennant quelques aménagements comme le découpage d’un vers en trois parties pour « mimer visuellement le haïku, même si cela n’a aucune réalité métrique [...] » (p. 58). En étudiant la faisabilité d’une appropriation du haïku par l’Occident, Barthes met au jour des faiblesses inhérentes au contexte occidental : une forme métrique inadaptée (« les grands mètres français usés, dévalorisés par l’usage scolaire, bourgeois » ; « il y a un ‘ridicule’ de l’Alexandrin » (p. 63)), des mots-référents inutilisables (« [...] très usés, ils sont devenus ‘littéraires’, anciens et non poétiques » (p. 64)) et des objets manquant de vie et de fraîcheur (« L’Histoire a périmé les objets dans lesquels nous investissons [...] » (p. 64)). Résistant au particulier, tourné vers le Général, obsédé par le besoin d’interprétation, condamné à la sur-signifiance, réfractaire aux formes courtes, habité par « l’abondance verbale » (p. 147), animé par une « volupté à égaliser les phénomènes au lieu de les différencier à l’extrême [...] » (p. 87), l’Occident ne dispose pas de l’infrastructure culturelle et mentale pour accueillir et adopter le haïku, et encore moins pour l’envisager comme voie de passage à l’écriture romanesque.
Pour ce qui concerne la question du rapport entre haïku et création romanesque, Barthes construit son cours suivant une structure fragmentaire, ne franchissant jamais la limite de la création romanesque et ne s’aventurant pas sur le terrain de l’écriture effective du roman. Mieux, il n’y a pas de roman réellement projeté par Barthes : « Je vais faire comme si j’allais en faire un => je vais m’installer dans ce comme si […] » (p. 48). Conscient lui-même de ce vide, Barthes indique que son cours est structuré suivant « deux pôles, l’un explicite tout le long du Cours, l’autre sans cesse présent aussi, mais d’une façon indirecte : la Notation (le Haïku, l’Epiphanie, l’Incident, et aussi le Moment de vérité) et le Roman. » (p. 160). La présence « indirecte » du Roman laisse le lecteur sur sa faim, ne transforme pas l’essai esquissé dans La Préparation du Roman, et surtout ne met pas à l’épreuve les différentes considérations barthésiennes développées tout au long du cours.
De plus, et même après l’étude détaillée du haïku, Barthes se trouve confronté au même problème fondamental, qu’il résume de nouveau sous forme d’interrogation (« comment passer d’une Notation fragmentée du présent [dont le haïku serait le modèle exemplaire] à un projet romanesque ? » (p. 137)), et que Philippe Forest redéfinit comme la question de « réinvestir la discontinuité du fragment dans la continuité retrouvée du récit[9] ». A ce sujet, Barthes est conscient de « l’impossibilité de nature qu’il y a, semble-t-il, à continuer le haïku en histoire : c’est comme s’il y avait entre eux un mur invisible et infranchissable – ou encore comme si leurs eaux ne se mêlaient pas […] » (p. 136). Dans le discours de Barthes, l’utilisation du modalisateur épistémique « semble-t-il » et le recours à deux images concrètes (le mur et les eaux) traduisent l’hésitation – pour ne pas dire la perplexité – barthésienne face à un problème complexe qui menace le fondement même de son cours. À l’issue de son étude du haïku, et devant la difficulté du passage au Roman, Barthes se trouve contraint à recourir une énième fois aux expériences respectives d’autres auteurs (en l’occurrence Joyce et Proust) afin de réaliser une liaison qui a du mal à se concrétiser. Or, si les épiphanies de Joyce ont une parenté avérée avec le haïku et le tilt du « c’est ça », l’auteur irlandais finit par renoncer à les utiliser en tant que tels et décide plutôt de les intégrer dans son roman Stephen le Héros, l’idée étant, comme le note Richard Ellmann, repris par Barthes, « d’agencer ces spasmes isolées de psychologue en une chaîne organisée de moments » (p. 152). De son côté, si Proust a écrit pendant longtemps « des textes, sinon brefs, du moins limités : nouvelles, articles, chroniques, fragments [...] » (p. 154) qui se seraient ensuite « fédérés » pour mettre en mouvement l’écriture de La Recherche, il ne s’est jamais intéressé lui-même à la Forme brève et son expérience ne donne aucune indication concrète de la façon dont la « poussière de Notations » (p. 154) peut se transformer ou intégrer une écriture romanesque assimilée à « une grande coulée ininterrompue » (p. 154). En bref, ni Joyce ni Proust ne fournissent à Barthes la clé de ce passage décisif de la Notation haïkiste au Roman. Tout le projet barthésien semble vaciller et la question qu’il pose dès la troisième séance sonne rétrospectivement comme une mise en doute de l’aventure dans son ensemble : « Peut-on faire du Récit (du Roman) avec du Présent ? » (p. 45).
Plus loin dans le cours, le lecteur comprend que si le haïku est la poésie des Moments de vérité, le roman ne peut être réduit à la simple notation de ces moments. En effet, dans la représentation finale que Barthes donne du Roman et sur laquelle aboutit son cours, les Moments de vérité « haïkistes » sont réduits à de simples points « clairsem[ant] » l’immense toile romanesque, « peinte d’illusions, de leurres, de choses inventées, de ‘faux’ si l’on veut […] » (p. 161). Défini initialement comme vecteur et source d’inspiration de l’acte de l’écriture romanesque, le haïku se réduit à un simple générateur de points de vérité noyés dans l’entité du Roman. Le Roman barthésien ne se conçoit pas comme le prolongement scriptural du haïku ou des notations haïkistes, mais plutôt comme le produit de l’action consistant à « mêl[er] sans prévenir le vrai et le faux ; » (p. 161). Comme le résume Philippe Forest, « la forme brève doit consentir au mensonge pour se convertir en une parole qui, assumant sa propre fausseté, emporte dans sa ‘longue coulée’ l’expression de l’Amour et de la Mort, leur donnant leur juste place[10]. » À défaut de conduire Barthes vers la réalisation concrète et effective du Roman, le haïku a le mérite de confirmer à quel point le Roman est une structure compliquée et son écriture une aventure particulièrement complexe.
Si Barthes connaît la forme poétique japonaise du haïku depuis ses voyages successifs au Pays du Soleil Levant entre 1966 et 1968 et les chapitres qu’il lui consacre dans L’Empire des Signes, son intégration à La Préparation du Roman est le fruit d’un choix motivé essentiellement par une préférence affective – résultat d’un enchantement inexplicable –, un souhait de favoriser l’écriture présente et un besoin de structuration du cours. Pour approcher cette forme poétique nouvelle et originale qu’est le haïku, Barthes prend toutes les précautions nécessaires et déploie une méthodologie analytique en trois axes : il replace le haïku dans sa terre culturelle et philosophique d’origine en le rattachant à des notions de la culture japonaise et de l’esprit du bouddhisme Zen, le projette dans l’espace de création occidental en jetant des ponts entre l’univers haïkiste et des arts aussi variés que la musique, le théâtre, la photographie ou encore le cinéma, puis complète son étude par une démarche empirique en étudiant et en commentant au plus près un corpus de haïkus sélectionnés. Si Barthes choisit d’intégrer la forme poétique japonaise dans un cours dédié à la préparation du roman c’est que cette dernière lui offre un réseau de caractéristiques et de qualités susceptibles de nourrir la réflexion autour de la Notation et de l’écriture romanesque : une forme libre et rigoureuse, une poésie tournée vers les sens, un élan engagé vers le particulier et un intérêt affirmé pour le sujet. L’influence du haïku non seulement participe à l’élaboration de la réflexion mais structure le cours de l’intérieur : Barthes construit son discours à partir de fragments où le « je » du critique est mis en avant dans une subjectivité assumée et en totale rupture avec les règles de l’exercice universitaire. Pour autant, La Préparation du Roman se heurte à quelques difficultés et limites qui redéfinissent l’ambition et la portée du projet barthésien : un langage dépassé par la poétique haïkiste et incapable de rendre compte de ses subtilités, une dualité Orient versus Occident présentant l’univers occidental comme incapable d’accueillir, de reproduire et d’inscrire le haïku dans une quelconque réflexion sur l’écriture, un cours qui – par définition – ne franchit pas l’étape de la création romanesque et reste confiné au stade de l’étude théorique et de la « préparation », et surtout, en conclusion, une représentation complexe du Roman qui laisse peu de place à la Notation haïkiste, noyée dans la nécessité fictionnelle et le besoin d’allier le vrai au faux pour tenter d’approcher l’idéal recherché.
En refermant la première partie de La Préparation du Roman, le lecteur ne peut rester insensible à cette tension particulière qui se joue entre la dimension testamentaire du cours et son côté insaisissable et fuyant, porté par le choix significatif du haïku comme support à la réflexion. Philippe Forest voit dans le cours « un roman du roman à l’intérieur duquel une forme poétique se met à la recherche d’elle-même[11] ». Nadine Monier-Bérenguier considère, elle, que le vrai roman de Barthes est sa mort car « elle a empêché son œuvre de se clôturer, offrant la réalisation la plus dramatique et la plus émouvante de son projet d’écriture[12]. » La synthèse de ces deux lectures et la proposition la plus à même de traduire l’ambition du projet barthésien sont données par Barthes lui-même lors de la séance introductive du 2 décembre 1978 : « [...] je pense que dans l’activité d’une vie, il faut toujours réserver une part pour l’Ephémère : ce qui a lieu une fois et s’évanouit, c’est la part nécessaire du Monument Refusé ; et c’est là la vocation du Cours [...] » (p. 31). Le cours de Barthes comme haïku de la pensée ou comme évanouissement d’une parole instructive rattrapée par la mort inattendue du sujet et la complexité inaltérable de l’objet : telle est l’image finale que suggère le projet barthésien avant de s’éteindre à son tour, renvoyant toute nouvelle tentative de lecture ou d’analyse critique dans les limites inévitables de l’exercice littéraire.
Dans sa quête d’une écriture nouvelle, animée par un désir de Roman – ou du moins de « romanesque » –, Barthes fait appel au haïku, une forme poétique d’origine japonaise qu’il connaît et à laquelle il a déjà consacré quatre des vingt-six chapitres composant L’Empire des Signes (1970). Si le recours au haïku dans un projet dédié par définition à la préparation du Roman a de quoi surprendre, il paraît indispensable de resituer le choix de Barthes dans son contexte global pour en comprendre les motivations. Comme le note Nadine Monier-Bérenguier, « ce qui intéresse Barthes n’est pas tant le roman en tant qu’œuvre (produit fini) [...], que le roman en tant qu’écriture. » Le haïku serait donc convoqué dans La Préparation du Roman en tant qu’acte d’écriture permettant d’éclairer – voire de guider – Barthes dans sa quête d’un idéal de l’écriture romanesque. Ceci étant, et même dans le cas où cette hypothèse de lecture se trouve vérifiée, l’association du haïku et du Roman dans le projet barthésien soulève de nombreuses questions.
[1] Philippe Vercaemer, « L’instant d’écrire : le haïku selon Barthes », Modernités, n°10 (Poétiques de l’instant), Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, p. 131.
[2] Nadine Monier-Bérenguier, « Roland Barthes et le roman », The French Review, Vol. 59, N°5 (April 1986), pp. 730-742, disponible sur http://www.jstor.org/stable/394282, p. 732.
[3] Roland Barthes, « Vingt mots clés pour Roland Barthes », Entretien avec Jean-Jacques Brochier paru dans Le Magazine Littéraire, Février 1975, repris dans Le Grain de la Voix, Editions du Seuil, 1981, p. 227.
[4] Antoine Compagnon, « Lequel est le bon ? », Barthes, au lieu du roman, sous la direction de M. Macé et A. Gefen, Editions Desjonquères, Paris, 2002, p. 19.
[5] Nadine Monier-Bérenguier, op. cit. (Note 2), p. 730.
[6] Jean-Pierre Richard, Roland Barthes, dernier paysage, Éditions Verdier, Lagrasse, 2006, p.7.
[7] Ridha Boulaâbi, « Barthes et le haïku : une écriture de l’impossible », Le Haïku en France. Poésie et musique, sous la direction de J. Thélot et L. Verdier, Paris, Éditions Kimé, 2011, p.129.
[8] Jean-Pierre Richard, op.cit., p.52.
[9] Philippe Forest, « Haïku et épiphanie : avec Barthes, du poème au roman » (15 février 2005). In : Ebisu, N. 35, 2006, disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ebisu_1340-3656_2006_num_35_1_1443, p.161.
[10] Ibid., p. 163.
[11] Ibid., p.160.
[12] Nadine Monier-Bérenguier, op. cit. (Note 2), p.742.
Khalid Lyamlahy prépare actuellement une thèse de doctorat à l'Université d'Oxford autour de la littérature marocaine francophone (Abdellatif Laâbi, Abdelkebir Khatibi et Mohamed Khaïr-Eddine). Diplômé en Littérature comparée de l'Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle et ancien ingénieur de l'École des Mines d'Alès, il s'intéresse au roman français et francophone du XXème siècle (notamment au Nouveau Roman), aux différentes formes de l'écriture de soi ainsi qu'aux questions relatives à la théorie littéraire.
Khalid Lyamlahy, « Roland Barthes, du haïku au roman. Lecture de La Préparation du Roman », in Claude Coste & Mathieu Messager (dir.), Revue Roland Barthes, nº 2, octobre 2015, « Barthes à l'étranger », [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_lyamlahy.html [Site consulté le DATE].
1 Philippe Vercaemer, « L’instant d’écrire : le haïku selon Barthes », Modernités, n°10 (Poétiques de l’instant), Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, p. 131.
2 Nadine Monier-Bérenguier, « Roland Barthes et le roman », The French Review, Vol. 59, N°5 (April 1986), pp. 730-742, disponible sur http://www.jstor.org/stable/394282, p. 732.
3 Roland Barthes, « Vingt mots clés pour Roland Barthes », Entretien avec Jean-Jacques Brochier paru dans Le Magazine Littéraire, Février 1975, repris dans Le Grain de la Voix, Editions du Seuil, 1981, p. 227.
4 Antoine Compagnon, « Lequel est le bon ? », Barthes, au lieu du roman, sous la direction de M. Macé et A. Gefen, Editions Desjonquères, Paris, 2002, p. 19.
5 Nadine Monier-Bérenguier, op. cit. (Note 2), p. 730.
6 Jean-Pierre Richard, Roland Barthes, dernier paysage, Éditions Verdier, Lagrasse, 2006, p.7.
7 Ridha Boulaâbi, « Barthes et le haïku : une écriture de l’impossible », Le Haïku en France. Poésie et musique, sous la direction de J. Thélot et L. Verdier, Paris, Éditions Kimé, 2011, p.129.
8 Jean-Pierre Richard, op.cit., p.52.
9 Philippe Forest, « Haïku et épiphanie : avec Barthes, du poème au roman » (15 février 2005). In : Ebisu, N. 35, 2006, disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ebisu_1340-3656_2006_num_35_1_1443, p.161.
10 Ibid., p. 163.
11 Ibid., p.160.
12 Nadine Monier-Bérenguier, op. cit. (Note 2), p.742.