Le lien singulier qui unissait Roland Barthes et Julia Kristeva n’a que rarement attiré l’attention des chercheurs et des commentateurs. Tout au plus apparaissent, à titre informatif, de sporadiques références, faisant mention d’une relation qui dura pourtant plus de vingt ans. Et cependant la rencontre entre Barthes et Kristeva, ancienne élève puis amie de Barthes, fut particulièrement fertile : inspirations croisées résultant d’une lecture approfondie et minutieuse des textes de l’autre, doublées d’une solide amitié.
Lisant certains des textes et entretiens de Barthes donnés entre 1970 et 1974, on y remarque de nombreuses références aux écrits de Kristeva, notamment lorsque sont abordés par le critique des notions et des concepts devenus très importants pour ses propres analyses. Durant cette période, le nom de Julia Kristeva apparaît à plusieurs reprises aux côtés de ceux de Philippe Sollers, de Jacques Derrida ou de Jacques Lacan. Le seul texte de Roland Barthes exclusivement consacré aux analyses de Kristeva, « L’étrangère », a été publié le 1er mai 1970 dans « La Quinzaine littéraire », six mois après la parution de Sèméiôtikè. Kristeva consacrera quant à elle plusieurs de ses textes à Roland Barthes. Ceux-ci constituent des analyses détaillées sur la qualité et la valeur du travail barthésien, mais également des considérations plus intimes sur sa personne, les spécificités de son attitude, vis-à-vis de lui-même et des autres, parmi lesquels Julia Kristeva elle-même.
Je me concentrerai précisément dans le présent article sur les analyses de Kristeva nous permettant d’esquisser le portrait de Barthes selon une perspective éthique. Mais j’évoquerai auparavant les concepts théoriques repris aux travaux de Kristeva et s’avérant être particulièrement précieux aux yeux de Roland Barthes. J’examinerai ensuite le texte « L’étrangère », à la fois discours principal de Barthes sur les apports de Kristeva et référence décisive pour la réflexion subséquente de celle-ci sur sa propre pratique.
Parmi les principaux concepts théoriques élaborés par Kristeva et auxquels Barthes fait maintes fois référence, se trouvent notamment les « pratiques signifiantes », la « productivité », la « signifiance », le « phéno-texte », le « géno-texte » et l’ « inter-textualité »[1]. Rendant hommage aux mérites de Kristeva, qui remania « profondément le paysage sémiologique », Barthes reconnaît aussi que c’est des réflexions de celle-ci que proviennent les nouveaux concepts de « paragrammatisme » et d’ « intertextualité »[2]. Concepts qui s’avèreront être particulièrement féconds pour sa pensée ultérieure.
Par ailleurs, dans son article « Texte (théorie du) », Barthes se réfère à la distinction proposée par Kristeva entre l’analyse du « texte » ou l’analyse textuelle (« sémanalyse ») et la sémiotique littéraire. Pour lui, la différence la plus visible entre la sémanalyse et la sémiotique littéraire porte sur la référence psychanalytique. Cette dernière, présente dans la sémanalyse, est absente de la sémiotique littéraire : tandis que la sémiotique littéraire s’occupe du classement des énoncés en décrivant leur fonctionnement structural, la sémanalyse ouvre une voie pour « se préoccuper du rapport entre le sujet, le signifiant et l’Autre »[3]. Cependant, Barthes ajoute aussitôt que le sujet de l’analyse n’existe qu’à l’intérieur du langage, étant ainsi compris dans « le triple nœud du sujet, du signifiant et de l’Autre »[4] ; or, selon Barthes, seule l’écriture (le texte) peut accomplir pleinement cette insertion. Ainsi, en même temps que Barthes perçoit dans les analyses de Kristeva un rejet du métalangage, il spécifie l'usage du discours psychanalytique qui, n'étant plus métalangage, devient une pratique textuelle. Car, comme le souligne Barthes, « la seule pratique qui fonde la théorie du texte est le texte lui-même. »[5]
L’analyse des notions théoriques développées par Kristeva a été complétée et enrichie dans le texte « L’étrangère ». Barthes y souligne la « force de travail » de Kristeva, précisant que « force veut dire ici déplacement » ; un déplacement rigoureusement lié à la destruction du « dernier préjugé, celui dont on croyait pouvoir se rassurer et s’enorgueillir ; ce qu’elle déplace, c’est le déjà-dit, c’est-à-dire la bêtise ; ce qu’elle subvertit, c’est l’autorité, celle de la science monologique, de la filiation. »[6] Sur ce point, notons que cette subversion de l’autorité se réalise, dans l’œuvre de Kristeva décrite par Barthes, comme un « avertissement » contenant un « petit supplément de liberté », s’avérant être de nature théorique[7]. Qualifiant Sèméiôtikè de « théorique », y voyant de la « Théorie », Barthes précise immédiatement sa compréhension toute spécifique de ces termes, qu’il associe à la « réflexivité »[8]. Ce qui est ici en jeu, c’est la volonté de Barthes de défendre Kristeva devant les critiques reprochant à l’ouvrage Sèméiôtikè d’être trop abstrait ou difficile. La ligne de défense barthésienne est la suivante : seule la juxtaposition des adjectifs « théorique » et « réflexif » permet de saisir la valeur du discours théorique de Kristeva ; la théorie comprise comme « réflexivité » n’est pas une abstraction, une généralisation ou une spéculation mais apparaît comme « le regard retourné d’un langage sur lui-même »[9] . D’où vient, selon Barthes, que dans le discours de Kristeva « le travail de la science sémiotique est tissé de retours destructeurs, de coexistences contrariées, de défigurations productives »[10]. Ce sont précisément ces retours, coexistences et défigurations qui rendent impossible la séparation entre un discours et la théorie qu’il énonce. Il est donc question d’un discours qui « agit moins parce qu’il “représente” une pensée que parce que, immédiatement, sans la médiation de la terne écrivance, il la produit et la destine. »[11] Roland Barthes attire ainsi l’attention sur le fait que ce discours, étant homogène à la théorie qu’il énonce, installe aussi un nouveau type de transmission du savoir. Car au lieu de représenter une pensée, ce discours participe activement à sa production, échappant dans le même temps à la possibilité de son enseignement selon les modèles propédeutiques traditionnels[12]. Qui plus est, cette production discursive de la pensée provoque également une transformation et un déplacement de nous-mêmes. Pour Barthes, il est important que le discours de Kristeva « nous donne des mots, des sens, des phrases qui nous permettent de travailler et déclencher en nous le mouvement créatif même : la permutation. »[13]
Pleinement conscient de la nouveauté du travail de Julia Kristeva, Barthes souligne les nombreuses difficultés d’ordre politique susceptibles d’entraver la réception de son œuvre. Il évoque en premier lieu « un petit nationalisme de l’intelligentsia française » ne portant pas sur les nationalités, mais sur le « refus opiniâtre de l’autre langue »[14]. Dans une importante déclaration, Barthes définit l’autre langue comme « celle que l’on parle d’un lieu politiquement et idéologiquement inhabitable : le lieu de l’interstice, du bord, de l’écharpe, du boitement : lieu cavalier puisqu’il traverse, chevauche, panoramise et offense »[15]. Qui plus est, l’autre langue de Kristeva n’est pas seulement novatrice : elle contient aussi « un savoir nouveau » qui non seulement fournit « des instruments nouveaux d’analyse et d’engagement », mais balafre également la sémiotique « d’un trait étranger »[16].
Lorsque Julia Kristeva se remémore sa réaction à la lecture du texte « L’étrangère » (au cours d’un voyage en avion), elle dit l’avoir reçu comme une rencontre, « au sens où l’impossible qui auréole une idée lorsqu’elle vous habite, inconsciente, ne se révèle que par la justesse d’une autre parole qui vous re-connaît et qui ainsi vous attend en avant de vous, loin de vous. »[17] Kristeva s’explique, et souligne que
« personne, depuis, n’a esquissé de mon travail un portrait plus juste : Roland Barthes a su insister sur mes défauts pour les retourner en autant de promesses d’analyse impitoyable de moi-même, du langage et des autres... »[18]
En réfléchissant sur l’emploi par Roland Barthes des termes « étranger » et « trait étranger », Kristeva admet : « en décelant dans mes précipitations juvéniles une “étrangeté” fertile, il me faisait cadeau d’une originalité que je n’ambitionnais nullement. »[19] De surcroît :
« mon étrangeté, au sens de Roland Barthes, était certainement en moi, mais c’est son écriture qui a cristallisé l’idée de mon exclusion en même temps que cette félicité que comportait la pensée détachée, renvoyée, témoignante, que je tentais de construire dans ma chambre d’étudiante. »[20]
Kristeva voit dans le choix barthésien de ces termes “étranger” et étrangeté” « une trouvaille lexicale », également attrayante pour Barthes lui-même. Elle remarque que ces termes ont pris dans les écrits de Barthes une importance de plus en plus grande jusqu'à devenir, dans Le Plaisir du texte et Roland Barthes par Roland Barthes, « un moyen privilégié de se désigner lui-même »[21] . Il me semble que cette activité de se désigner soi-même, ouvre la voie au questionnement éthique concernant l’attitude de Barthes envers lui-même et vis-à-vis des autres. Dans cette perspective, rappelons que Kristeva voit en « L’étrangère » la manifestation d’une « éthique d’ami » ou d’une « éthique de sur-vivant » : Barthes, en tant qu’ami et sur-vivant, réaliserait dans ses textes et dans sa vie « une morale non engagée et a-temporelle des grands »[22]. Pour comprendre la spécificité de l’éthique barthésienne aux yeux de Kristeva, lisons d’abord ce passage crucial où elle souligne que :
« Roland était un des ces êtres rares, peut-être le seul qu’il m’ait été donné de connaître, qui ne cultivait aucune foi, sans pour autant s’empêcher de croire à l’existence de ce qui est au fondement de tous les cultes, à savoir l’amour. »[23]
Dans La révolte intime, Kristeva décrit Barthes comme « lucide, athée, élégant, proustien conséquent », ajoutant que cependant il « aimait rire de tous ceux qui voulaient “en être” »[24].C’est que Barthes était très critique à l’encontre de ceux qui « voulaient se définir par telle identité, appartenir à quelque obédience que ce soit »[25]. De manière complémentaire, on peut aussi relever que dans La haine et le pardon Kristeva rappelle que Barthes trouvait ridicule de se prendre pour un de « ces hommes que les autres hommes appellent grands »[26] .
Il me semble que ces remarques entrent en écho avec les passages où Julia Kristeva évoque la spécificité de l’enseignement dispensé par Roland Barthes et les rapports qu’il entretenait avec ses élèves. Lorsqu’elle s’interroge sur cet enseignement, Kristeva s’appuie naturellement sur sa propre expérience d’élève au cours des séminaires de l’École pratique des hautes études, en soulignant l’importance particulière de la personne même de Barthes : « c’est lui que je retiens d’abord, de ce qu’on appelle son “enseignement” »[27]. Elle ajoute également que Barthes, en tant que professeur, n’était « ni savant austère ni écrivain vénéré, ni maître à penser ni ignorant »[28]. En effet, comme le souligne Kristeva, Roland Barthes élevait l’élève « à la dignité d’une coprésence dans la pensée du maître, lequel, de ce fait, n’en était plus un, ou, au contraire, était beaucoup plus que cela »[29] . Mais tout en refusant d’être « un homme à message », il avait en même temps la conscience amère que
« certains ont du être déçus de le voir délivrer, du haut des institutions les plus prestigieuses, un enseignement si pleinement vocal, si peu initiatique, si peu platonicien en somme, si peu pater-familialiste »[30].
Kristeva nous propose ainsi de percevoir l’enseignement de Barthes comme « un questionnement ouvert »[31]. C’est pourquoi, au fond, il n’impose pas une interprétation « enseignable » du texte, considéré dans l’enseignement traditionnel comme un message à déchiffrer. Inversement, Barthes établit dans le texte « une complicité sonore, intemporelle, inconsciente, radicalement a-didactique »[32]. Lorsqu’il travaille sur des textes littéraires (Balzac, Sade, Loyola, Proust), il en restitue la saveur et les transforme « pour simplement les apprivoiser dans sa modernité à lui : dans sa modestie de moderne cheminant sur ces chemins qui ne mènent nulle part, et dans laquelle nous reconnaissons la nôtre »[33].
Cette « modestie de moderne », partagée par Barthes, ses élèves et ses lecteurs, s’avère être cruciale dans son enseignement. Kristeva déclare aussi : « Roland Barthes fut – et il est toujours, à ma connaissance – le seul professeur et écrivain qui lisait ses élèves et ses lecteurs »[34]. L’importance de cet acte de lecture vient du désir de « découvrir l’élève ou le lecteur dans son irréductible étrangeté »[35]. Il me semble que nous pouvons voir dans cette valorisation de l'« irréductible étrangeté » une préfiguration de l’intérêt que Barthes portera plus tard à l’expression et l’idée proustiennes de « cime du particulier » : dans le texte de sa conférence « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » (1978), ainsi que dans son cours au Collège de France sur La Préparation du roman. I. De la vie à l’œuvre (1978-1979) notamment, il évoque cette phrase de Proust (dans le Contre Sainte-Beuve) : « C'est à la cime du particulier qu'éclot le général ».
Dans le contexte de l’enseignement barthésien, soulignons avec Kristeva qu’un élève découvrant sa propre étrangeté va nécessairement au-delà du rôle traditionnel d’« élève » fidèle poursuivant le travail de son maître à partir de la connaissance acquise. Kristeva a ainsi pu dire qu’« il n’y a pas d’ “élèves” de Barthes, si ce n’est des épigones »[36] . Qui plus est, dans le monde barthésien, « sans dieu ni maître », les relations de pouvoir, les hiérarchies sociales qui les accompagnent, et l’interprétation traditionnelle des rôles de « maître » et d’ « élève » ainsi que l’implication de chacun dans les relations au pouvoir – et de fait : les relations de pouvoir –, ont ainsi connu une contestation radicale.
On touche ici à la principale caractéristique de l’enseignement de Barthes : au lieu d’imposer des contenus « enseignables » aux élèves, celui-ci a préféré éveiller chez eux des mécanismes de résistance contre les généralisations ambiantes (et pas uniquement pédagogiques), en suscitant chez l’élève un sentiment de liberté. Kristeva précise qu’il ne s’agit cependant pas d’une « liberté tapageuse », revendiquant des « droits pour on ne sait quelle identité et communautés idéologique ou sexuelle, méconnue ou opprimée »[37]. Pour Barthes, au moins au temps des Mythologies, le terrain privilégié sur lequel la liberté peut se réaliser est la sémiologie, comprise comme sémioclastie visant à déchiffrer la « défaillance des idoles, des mythes, des récits, des signes, du langage même »[38].
L’importance des Mythologies est d’autant plus perceptible si, avec Kristeva, on conçoit ce livre comme ce qui « préfigure le discours technique de l’aventure sémiologique »[39]. Lorsque Julia Kristeva évoque l’activité sémiologique de Roland Barthes, elle le fait en partie pour réfuter les critiques qui le méprisent, le stigmatisant pour son attitude apparemment apolitique. Comme l’a fait Barthes évoquant les voix critiques à l’encontre de Sèméiôtikè (basées sur une interprétation erronée de son statut « théorique ») pour les réfuter immédiatement, Kristeva défend pour sa part les écrits de Barthes en mettant l’accent sur leur potentiel politique : évoquant « l’analyse spécifiquement barthésienne » contenue dans Mythologies, elle y perçoit « une incision politique »[40].
Pour saisir le caractère politique de ces analyses, il ne faut surtout pas les comprendre « comme des rejets purs et simples des rituels nationaux ou sociaux »[41] ; « Barthes nous invite plutôt à penser que toute l’intimité moderne s’est réfugiée dans ces clichés qu’on ne saurait négliger et encore moins abolir... car, à les détruire, on porterait atteinte à cette intimité même.»[42] Nous comprenons ainsi que Barthes, politiquement engagé, n’est pas un révélateur de vérité, mais « un détracteur de la censure »[43]. Kristeva souligne également que, déjà dans Le Degré zéro de l'écriture publié en 1953, cette démystification est partiellement présente en tant que « création de nouveaux objets de sens et de déchiffrement, parmi lesquels et au premier plan, l’écriture »[44].
C’est uniquement grâce à la démystification ainsi comprise que l’expérience de révolte « contre l’identité : identité du sexe et du sens, de l’idée et de la politique, de l’être et de l’autre »[45] devient possible. L’identité est ici à prendre comme un facteur homogénéisant et uniformisant le langage et la pensée en y introduisant de fausses unités essentielles et a-temporelles. Qui plus est, aux yeux de Kristeva, cette « révolte contre l’Un » est étroitement liée à la question « d’une autre structuration de la subjectivité »[46]. Cette révolte était présente dans « l’aventure sémiologique », appelée aussi « aventure interprétative », ou « aventure de samouraïs »[47], constituant « une véritable guerre contre l’opacité de l’identique, de la norme sociale, de la norme bourgeoise, de la norme individuelle, du sens pris comme un et indivisible que nul n’aurait le droit de questionner »[48]. « Guerre contre l’opacité de l’identité » : cette dernière se manifestant non seulement au travail, dans les discussions, dans les comportements et la vie sociale, mais aussi au sein de l’existence personnelle, dans des domaines touchant à la santé, la sexualité, la vie, le risque de la mort[49]. Il apparaît ainsi que la position de Roland Barthes, sans dogmatisme ni militantisme, témoigne pourtant d’une attitude très engagée. Il faut cependant comprendre qu’il s’agit bien d’un « engagement, fluide, léger, ironique, qui décape la bêtise, ne tue personne, mais invite à penser avec son corps, sensiblement, en souriant »[50].
Cette invitation à penser en souriant est liée à la solide conviction barthésienne que l’on peut associer l’activité intellectuelle à la jouissance. Rien n’illustre mieux ce propos que le fragment de Roland Barthes par Roland Barthes intitulé « L’idée comme jouissance » dans lequel Barthes, s’écrivant à la troisième personne, rappelle que : « Même dans sa phase structuraliste, où la tâche essentielle était de décrire l’intelligible humain, il a toujours associé l’activité intellectuelle à une jouissance »[51]. Dans son commentaire de ce texte, Kristeva pose une question particulièrement importante :
« Qui sait si, en ces sombres temps qui sont les nôtres, cet apparent minimalisme du plaisir de penser n’est pas, au contraire, la seule visibilité éclairée (aux antipodes des hallucinations spectaculaires) et la jouissance la plus sereine (en contrepoint des transgressions bruyantes) qui nous restent à partager ? »[52].
La langue de Roland Barthes, emplie de jouissance, devient aux yeux de Julia Kristeva, l’ « autre langue »[53] ; rappelons que Barthes a perçu l’ autre langue dans les productions textuelles comme « celle que l’on parle d’un lieu politiquement et idéologiquement inhabitable ». Pour Kristeva, l’autre langue barthésienne « consiste a créer un espace mobile ou le lecteur, l’autre, n’est pas trivialement séduit (...) mais invité à une possibilité d’improvisation ». Ainsi, il faut que le lecteur entre « dans le jeu, qu’il fasse son jeu à lui, que le jeu existe à plusieurs »[54]. Percevoir le jeu à l’œuvre dans l’autre langue, c’est aussi problématiser radicalement l’identification du langage avec la communication.
Dans « L’étrangère », Barthes révèle dans l’œuvre de Julia Kristeva une critique de la communication comprise comme marchandise[55], fonctionnant selon des règles d’échange et de comptabilité. Il décèle dans cette critique une dimension politique, grâce au fait que Kristeva « intègre » la communication « comme un simple niveau fluctuant à la signifiance, au Texte, appareil hors sens, affirmation victorieuse de la Dépense sur l’Échange, des Nombres sur la Comptabilité »[56]. Barthes, avec Kristeva, met l’accent sur l’aspect textuel de la communication, où la dépense et les nombres outrepassent la logique d’une valeur mesurable qui en régirait la marche. Julia Kristeva, pour sa part, note astucieusement que, même plus de quarante ans après la parution du Degré zéro de l'écriture, « il est encore difficile de faire comprendre que l’écriture n’est pas une communication »[57].
Un tel changement dans la conception de l’écriture est à rattacher à la mise en crise des structures traditionnelles du sens. Ce bouleversement apparaît pour Kristeva comme un athéisme particulier, propre à Roland Barthes, ne pouvant se réaliser que « dans cette pratique qui déstabilise jusqu’au support élémentaire de la signification que sont les unités et les règles du langage »[58]. Telle est « la portée a-théiste » de l’expérience de Barthes en tant qu’interprète et sémioticien essayant constamment de dissoudre « l’une après l’autre les couches apparentes des significations »[59]. Il apparaît ainsi clairement, autant pour Kristeva que pour Barthes, que la question fondamentale de l'athéisme durant la seconde moitié du XXème siècle ne relève pas d’un bouleversement des croyances en Dieu ou en quelque autre valeur, mais concerne « la possibilité même qu’il y eut un sens »[60]. Et plus précisément, selon Kristeva, cette « mise en abîme de la possibilité de signifier », ainsi que l’impossibilité de sens unitaire, préfigurent en même temps « la germination du sens, sa relance et son renouvellement »[61]. Cependant, cette impossibilité de sens unitaire n’est pas vécue par l’écrivain comme une expérience purement négative car, comme le fait remarquer Kristeva, « Barthes redonne à son a-théisme la plénitude savoureuse d’une jouissance dans l’immanence, qui est tout simplement la langue »[62]. Dès lors, cet a-théisme évite les pièges du nihilisme et ouvre sur « la plénitude attachée à toute langue fermée », sur « l’infini plaisir des textes »[63].
Mon but était de montrer l’existence de thématiques communes, et croisées, abordées par Roland Barthes et Julia Kristeva lorsqu’ils écrivent sur la pensée de l’autre. Outre la reconnaissance de l’importance des notions introduites par l’autre, la défense de l’autre contre les critiques, on distingue parmi les thèmes partagés la problématique de la communication et de l’ « autre langue », ainsi que l’importance de « l’aventure sémiologique ». Toutefois, ces nombreuses affinités ne doivent en aucun cas nous faire oublier l’existence de très importantes différences. Si Roland Barthes semble se concentrer principalement sur les qualités de l'œuvre de Kristeva, les analyses de celle-ci, elles, s’aventurent dans des régions plus personnelles, évoquant différents aspects des qualités humaines de Barthes, son attitude envers lui-même et les autres, sa morale, son art de vie.
Cependant, esquissée par Julia Kristeva, l’image de Roland Barthes (il s’agit plutôt d’une multiplicité d’images) ne relève pas d’un portrait réaliste, mais plutôt d’un croquis laissant une large place à notre imagination. Car elle note, énigmatique, que le présent est la seule dimension dans laquelle elle puisse « penser, lire, entendre Barthes »[64]. Pour elle, l’importance du présent est due au fait que Barthes « nous donne d’abord et essentiellement une voix »[65]. De fait, elle évoque le souvenir de ces moments où la voix de Barthes, avec son « timbre d’une ferme fragilité » fut présente et entendue : ses premiers cours, ses entretiens, ses timides appels téléphoniques, ainsi que ses aveux d’« ennuis »[66]. Kristeva avoue que « tout cela résonne toujours encore au présent, car c’est inscrit dans l’étoffe du son et dans les inflexions de la mélodie qui vous atteignent avant la signification et au-delà d’elle, pour se faire style »[67]. Sans doute l’importance du contenu « avant et au-delà » de la signification est-elle associée par Kristeva à l’idée du « non-vouloir-saisir » apparaissant à la fin des Fragments d'un discours amoureux.
Or, après la lecture des textes de Julia Kristeva consacrés à la pensée et à la personne de Roland Barthes, nous comprenons que le « non-vouloir-saisir » devient nécessairement, et heureusement, le « non-pouvoir-saisir » : un non-pouvoir non pas lié à la faiblesse ou à l’épuisement, mais entendu comme seule réponse adéquate au désir barthésien : « je veux vivre selon la nuance »[68].
- Barthes dans le paysage conceptuel de Kristeva
- La théorie comme réflexivité
- L’étrangeté de l’étrangère
- Lecture d’un portrait
- Une trouvaille lexicale, une trouvaille éthique...
- L’enseignement barthésien
- L’impossible « élève »
- De l’aventure sémiologique à l’engagement politique
- Plaisir de penser
- Repenser la communication
- L’athéisme barthésien
- Non-vouloir-saisir...
Dans ce texte, mon but est de montrer l’existence de thématiques, communes et croisées, abordées par Roland Barthes et Julia Kristeva lorsqu’ils écrivent sur la pensée de l’autre. Si Barthes semble se concentrer principalement sur les qualités de l'œuvre de Kristeva, les analyses de Kristeva s’aventurent dans des régions plus personnelles, différentes qualités humaines de Barthes, son attitude envers lui-même et envers les autres, sa morale, son art de vie.
[1]Roland Barthes, « Texte (théorie du) » in Œuvres complètes (O. C.), tome IV, éd. Éric Marty, Éditions du Seuil, Paris, 2002, p. 447.
[2]Roland Barthes, L’aventure sémiologique, O.C., tome IV, p. 524.
[3]Roland Barthes, « Texte (théorie du) », op. cit., p. 457.
[4]Ibidem.
[5]Ibidem.
[6]Roland Barthes, “L’Étrangère”, O. C., tome III, p. 477
[7]Ibidem.
[8]Sur ce point, rappelons que dans le cadre de l’interview aussi – avec Stephen Heath en 1971 –, Barthes définit l’œuvre de Kristeva comme étant « théorique » au sens de « réflexif », ce qui montre combien cette idée a été incorporée. Voir: Roland Barthes et Stephen Heath, « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » in O.C., tome III, p. 1018.
[9]Roland Barthes, « L’étrangère », op. cit., pp. 477- 478.
[10]Ibidem.,p. 478.
[11]Ibidem.,p. 478-479.
[12]Ibidem.
[13]Ibidem., p. 479.
[14]Ibidem.
[15]Ibidem.
[16]Ibidem.
[17]Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance » in La haine et le pardon, Paris, Fayard, 2005, p. 512.
[18]Ibidem., p. 511.
[19]Ibidem.
[20]Ibidem., p. 512
[21]Ibidem.
[22]Communication de Julia Kristeva, « La voix de Barthes », lors d’une soirée d’hommage à Roland Barthes organisée par le Centre Roland Barthes le 18 novembre 2008. Le texte de cette conférence se trouve sous le lien : http://www.kristeva.fr/barthes.html. Il reprend et prolonge l'article de Julia Kristeva, « La voix de Barthes », paru dans le numéro spécial Roland Barthes de Communications, n°36, 1982, pp. 119-123.
[23]Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance », op. cit., p. 509.
[24]Julia Kristeva, La révolte intime, Paris, Fayard, 1997, p. 178.
[25]Ibidem.
[26]Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance », op. cit., p. 510. [Kristeva cite ici Colette]
[27]Ibidem.
[28]Ibidem.
[29]Ibidem., p. 511.
[30]Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
[31]Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance », op. cit., p. 510.
[32]Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
[33]Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance », op. cit., p. 510-511.
[34]Ibidem. p. 511
[35]Ibidem.
[36]Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
[37]Ibidem.
[38]Ibidem.
[39]Julia Kristeva, La révolte intime, op. cit., p. 128.
[40]Ibidem., p. 131.
[41]Ibidem., p.136.
[42]Ibidem.
[43]Julia Kristeva, « Roland Barthes et l'écriture comme démystification » in Sens et non-sens de la révolte, Paris, Fayard, 1996, p. 390.
[44]Ibidem.
[45]Julia Kristeva, « Quelle révolte aujourd’hui ? » in Sens et non-sens de la révolte, op. cit., p. 43.
[46]Ibidem.
[47]Julia Kristeva, « Roland Barthes et l'écriture comme démystification », op. cit., p. 394.puis p. 397.
[48]Ibidem.
[49]Ibidem.
[50]Julia Kristeva, La révolte intime, op. cit., p. 132.
[51]Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes in O.C., tome IV, p. 680.
[52] Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté... », op. cit., p. 517.
[53]Ibidem., p. 515.
[54]Ibidem.
[55]Roland Barthes, « L’étrangère », op. cit., p. 479.
[56]Ibidem.
[57]Julia Kristeva, « Roland Barthes et l'écriture comme démystification », op. cit., p. 417.
[58]Ibidem., p. 444.
[59]Ibidem.
[60]Ibidem. p. 392.
[61]Ibidem.
[62]Ibidem., p. 445.
[63]Ibidem.
[64]Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
[65]Ibidem.
[66]Ennuis « qui lui étaient inlassablement infligés par les inévitables “casse-pieds” dont il se plaignait d’être entouré – dont il ne détestait pas s’entourer. » dans : Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
[67]Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
[68]Roland Barthes, Le Neutre, Cours et séminaires au Collège de France (1977-1978), éd. de Thomas Clerc, Paris, Éditions du Seuil/IMEC, 2002, p. 36-37.
D'origine polonaise, Magdalena Marciniak (née en 1983) est titulaire d'un Doctorat en philosophie à l'Université Jagellonne de Cracovie. Elle possède également deux titres de Master : en Philosophie et en Etudes Théâtrales, obtenus dans le même établissement. Depuis septempre 2014, elle suit la formation de Master 2 - parcours « Psychanalyse » à l’Université Paul Valery de Montpellier. Entre 2013 et 2015 elle a realisé un post-doctorat (sous la direction de Monsieur Philippe Roger) à l’EHESS. Ses recherches portent essentiellement sur les relations entre le théâtre et la philosophie, l'éthique et la philosophie morale, la philosophie française contemporaine. Son livre Le sens et la sensualité. La pensée théâtrale de Jacques Derrida, Roland Barthes et Jean-François Lyotard, basé sur sa thèse de doctorat, a été publié en avril 2014 aux éditions Księgarnia Akademicka (Pologne). Depuis septembre 2015, elle poursuit son éducation à l’École Pratique des Hautes Études en Psychopathologies.
Magdalena Marciniak, «Roland Barthes et l'étrangère», Revue Roland Barthes, in Claude Coste & Mathieu Messager (dir.), Revue Roland Barthes, nº 2, octobre 2015, « Barthes à l'étranger », [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_marciniak.html [Site consulté le DATE].
1Roland Barthes, « Texte (théorie du) » in Œuvres complètes (O. C.), tome IV, éd. Éric Marty, Éditions du Seuil, Paris, 2002, p. 447.
2Roland Barthes, L’aventure sémiologique, O.C., tome IV, p. 524.
3Roland Barthes, « Texte (théorie du) », op. cit., p. 457.
4Ibidem.
5Ibidem.
6Roland Barthes, “L’Étrangère”, O. C., tome III, p. 477
7Ibidem.
8Sur ce point, rappelons que dans le cadre de l’interview aussi – avec Stephen Heath en 1971 –, Barthes définit l’œuvre de Kristeva comme étant « théorique » au sens de « réflexif », ce qui montre combien cette idée a été incorporée. Voir: Roland Barthes et Stephen Heath, « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » in O.C., tome III, p. 1018.
9Roland Barthes, « L’étrangère », op. cit., pp. 477- 478.
10Ibidem.,p. 478.
11Ibidem.,p. 478-479.
12Ibidem.
13Ibidem., p. 479.
14Ibidem.
15Ibidem.
16Ibidem.
17Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance » in La haine et le pardon, Paris, Fayard, 2005, p. 512.
18Ibidem., p. 511.
19Ibidem.
20Ibidem., p. 512
21Ibidem.
22Communication de Julia Kristeva, « La voix de Barthes », lors d’une soirée d’hommage à Roland Barthes organisée par le Centre Roland Barthes le 18 novembre 2008. Le texte de cette conférence se trouve sous le lien : http://www.kristeva.fr/barthes.html. Il reprend et prolonge l'article de Julia Kristeva, « La voix de Barthes », paru dans le numéro spécial Roland Barthes de Communications, n°36, 1982, pp. 119-123
23Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance », op. cit., p. 509.
24Julia Kristeva, La révolte intime, Paris, Fayard, 1997, p. 178.
25Ibidem.
26Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance », op. cit., p. 510. [Kristeva cite ici Colette]
27Ibidem.
28Ibidem.
29Ibidem., p. 511.
30Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
31Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance », op. cit., p. 510.
32Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
33Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté et comme jouissance », op. cit., p. 510-511.
34Ibidem. p. 511
35Ibidem.
36Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
37Ibidem.
38Ibidem.
39Julia Kristeva, La révolte intime, op. cit., p. 128.
40Ibidem., p. 131.
41Ibidem., p.136.
42Ibidem.
43Julia Kristeva, « Roland Barthes et l'écriture comme démystification » in Sens et non-sens de la révolte, Paris, Fayard, 1996, p. 390.
44Ibidem.
45Julia Kristeva, « Quelle révolte aujourd’hui ? » in Sens et non-sens de la révolte, op. cit., p. 43.
46Ibidem.
47Julia Kristeva, « Roland Barthes et l'écriture comme démystification », op. cit., p. 394.puis p. 397.
48Ibidem.
49Ibidem.
50Julia Kristeva, La révolte intime, op. cit., p. 132.
51Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes in O.C., tome IV, p. 680.
52Julia Kristeva, « De l'écriture comme étrangeté... », op. cit., p. 517.
53Ibidem., p. 515.
54Ibidem.
55Roland Barthes, « L’étrangère », op. cit., p. 479.
56Ibidem.
57Julia Kristeva, « Roland Barthes et l'écriture comme démystification », op. cit., p. 417.
58Ibidem., p. 444.
59Ibidem.
60Ibidem. p. 392.
61Ibidem.
62Ibidem., p. 445.
63Ibidem.
64Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
65Ibidem.
66Ennuis « qui lui étaient inlassablement infligés par les inévitables “casse-pieds” dont il se plaignait d’être entouré – dont il ne détestait pas s’entourer. » dans : Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
67Julia Kristeva, « La voix de Barthes », op. cit.
68Roland Barthes, Le Neutre, Cours et séminaires au Collège de France (1977-1978), éd. de Thomas Clerc, Paris, Éditions du Seuil/IMEC, 2002, p. 36-37.