Revue

Roland

Barthes





n°2 - Barthes à l'étranger > octobre 2015




Ridha Boulaâbi & Claude Coste

Barthes et le monde arabe : un malentendu ?


Quelle relation Roland Barthes a-t-il entretenue avec le monde et la langue arabes ? Il ne s’agit pas, dans un cadre postcolonial, de s’intéresser au bilinguisme des locuteurs maghrébins, mais d’envisager la situation sur l’autre rive en quelque sorte, c’est-à-dire du côté d’un Français, célèbre critique, théoricien, essayiste qui a découvert la cohabitation de plusieurs langues dans un même espace géographique et culturel. En Égypte, dans les années 50 (à une époque où la langue française jouissait encore d’une position privilégiée), au Maroc ou en Tunisie dans les années 60 et 70, Barthes a découvert des pays façonnés par les violences de l’histoire, où l’ancienne langue coloniale jouit à côté de l’arabe ou de l’amazigh d’un statut indécis et complexe, tantôt langue étrangère, tantôt langue seconde, voire langue maternelle ou quasi maternelle pour une partie de la population. Et au-delà de la langue, c’est naturellement à d’autres cultures que se trouve immédiatement confronté l’intellectuel qui voyage ou réside dans les pays de la Méditerranée.

Or, comme le laisse entendre le titre de cet article, la quête pourrait bien se montrer très décevante. Par « malentendu », il faut imaginer des relations difficiles ou marquées par l’incompréhension ; mais il faut également redonner au verbe « entendre » sa dimension orale. Le mot renverrait ainsi à la langue qu’on entend mal, qu’on ne veut pas entendre, que l’on relègue loin des conversations ou de la simple écoute bienveillante… Il serait, bien sûr, tentant de considérer Barthes comme un symbole : du Français, d’abord, avec tout ce que cela implique d’héritage historique (la colonisation, la décolonisation, la situation postcoloniale) ; de l’écrivain, ensuite, pour qui la question des langues revêt une importance particulière. Mais s’il est un Français inscrit dans une histoire, un écrivain soucieux d'un usage esthétique de la langue, Barthes est avant tout un individu qui ne se laisse réduire à aucune catégorie générale (tous les Français, tous les écrivains n’agissent pas de la même manière). Et si « malentendu » il y a dans son attitude à l’égard du monde arabe, Barthes demande à être envisagé dans son intraitable singularité.



Touriste ou résident


Un rappel biographique s’impose pour commencer. Chassé de Roumanie par la dictature communiste, Barthes trouve en 1949 un poste de vacataire à l’université d’Alexandrie en Egypte, un pays qui manifestement le laisse indifférent. Ni le présent arabo-musulman, ni le passé pharaonique ne semblent le retenir ; et le jeune professeur, baigné dans un milieu cosmopolite, ne fait aucun effort pour apprendre un peu d’arabe. Au bout d’une simple année, lassé par le petit milieu des Occidentaux d’Alexandrie, il quitte l’Égypte pour revenir en France. Sur le plan intellectuel, ce premier séjour loin de Paris a été pourtant l’occasion de grandes rencontres. En effet, c’est en Égypte que Barthes a fait la connaissance de Julien Greimas qui lui fera lire Saussure. Mais, qu’il s’agisse de linguistique ou de sémiologie, le gain est lié à la culture occidentale.

Après ce début décevant, les combats de la décolonisation ouvrent un chapitre nouveau. Barthes se range clairement dans le camp anticolonialiste, même si son engagement a parfois suscité incompréhension et critique. En effet, quand de nombreux intellectuels ont multiplié les pétitions ou se sont directement impliqués dans l’action politique (les « porteurs de valises », par exemple), il ne se comportera jamais comme un militant. Assumant pleinement sa fonction d’intellectuel, c’est-à-dire travaillant sur ce qui relève de ses compétences, il s’intéresse à la rhétorique coloniale, à la phraséologie française. La célèbre mythologie « Grammaire africaine[1] » témoigne clairement de la manière dont il s’est impliqué dans le conflit, en sémiologue engagé ou en « sémioclaste », pour reprendre le néologisme que l’on trouve dans les célèbres Mythologies. Prudence ? Lâcheté ? Les accusations n’ont pas manqué surtout après son refus de signer l’« Appel des 121 », par lequel de nombreux artistes et intellectuels défendaient le droit à l’insoumission des appelés du contingent. Barthes ne s’est jamais expliqué sur ce refus ; mais une telle attitude rejoint sans doute celle de son ami Edgar Morin qui a revendiqué la même abstention pour des raisons politiques. En effet, même si aucun parti n’est jamais cité, l’appel des 121 a été reçu comme un soutien implicite au FLN, dont les méthodes heurtaient une bonne partie des partisans français de l’indépendance algérienne[2]. Sans entrer dans le débat de fond qui n’est pas pertinent ici, l’attitude de Barthes a sans doute été dictée par la volonté d’échapper à une alternative qui opposerait, d’un côté, les tenants de l’Algérie française et, de l’autre, le FLN comme seul mouvement de libération légitime. Pour preuve, Barthes, loin de s’enfermer dans le confort de l’écrivain, n’a pas hésité à signer une autre pétition, réclamant l’indépendance et publiée dans Enseignement public, organe de la Fédération de l'Éducation Nationale (FEN), un syndicat enseignant de gauche.

Après l’indifférence du séjour en Égypte, après l’engagement strictement politique de la guerre d’Algérie, c’est au cours des années 60 que Barthes entretient enfin un rapport culturel plus étroit avec le monde arabo-musulman en général et avec le Maroc en particulier. Barthes a d’abord beaucoup fréquenté le Maroc comme touriste. Puis, de touriste, il va devenir résident à la suite des événements de mai 68. Lassé par les grèves et par l’agitation qui bouleverse l’université française, mais très inquiet aussi des réformes proposées par le nouveau ministre, Edgar Faure, il accepte volontiers une invitation de l’université de Rabat. Prévu pour trois ans, ce séjour sera pourtant interrompu après une année ; faut-il parler d’un nouvel échec et d’un nouveau malentendu avec le monde arabe ? Dans « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », son dernier article, consacré à Stendhal et publié de façon posthume, Barthes revient sur la déception de son séjour marocain :

L’Italie est le pays où Stendhal, n’étant ni tout à fait voyageur (touriste) ni tout à fait indigène, se retrouve voluptueusement retiré de la responsabilité du citoyen ; si Stendhal était citoyen italien, il mourrait « empoisonné de mélancolie » : tandis que Milanais de cœur, mais non d’état civil, il n’a qu’à récolter les effets brillants d’une civilisation dont il n’est pas responsable. J’ai pu moi-même éprouvé la commodité de cette dialectique retorse : j’ai beaucoup aimé le Maroc. J’y suis allé souvent comme touriste, y faisant même d’assez longs séjours d’oisiveté ; j’eux alors l’idée d’y passer une année comme professeur : la féerie disparut ; affronté à des problèmes administratifs et professionnels, plongé dans le monde ingrat des causes, des déterminations, je quittais la Fête pour retrouver le Devoir[3]

Très allusif, Barthes se contente de mentionner « problèmes administratifs et professionnels », « monde des causes, des déterminations », renvoyant en fait à la situation du Maroc et de son université à la fin des années 60. Quittant une France en pleine ébullition, il se voit ironiquement confronté à une agitation politique plus grande encore. À en croire les dates qui apparaissent dans ses notes de cours manuscrites, de nombreuses grèves ont perturbé le déroulement de l’année et réduit très sensiblement le nombre des séances[4]. Comme on le voit, le poids de la réalité, politique, institutionnelle, s’est chargé de mettre fin au rêve d’un Orient paradisiaque ; pressé de rentrer à Paris, Barthes ne renoncera pourtant pas au Maroc, poursuivant jusqu’à sa mort des voyage de tourisme, mais abandonnant à jamais le statut si ambigu – et finalement si décevant – du résident.

Mais on aurait tord de conclure à un échec. Même écourté, le séjour de Barthes lui a permis de multiplier les rencontres, intellectuelles en particulier, de se lier avec des écrivains comme Morsy ou Khatibi, de multiplier les expériences liées à diverses formes de plaisir. Le Maroc lui a donné également l’occasion d’écrire, qu’il s’agisse de la rédaction de S/Z ou de L’Empire des signes ou d’un texte plus controversé comme Incidents[5]. Ce dernier texte qui pourrait passer pour scandaleux ou déroutant a été mis au point par l’auteur lui-même, dactylographié pour une publication et rangé dans un tiroir. Dans une série de brefs instantanés, Barthes accumule les notations liées à son séjour et donne une grande place aux aventures sexuelles, avec une liberté de ton et de vocabulaire qui a surpris un lectorat plus habitué au style universitaire et policé de l’œuvre antérieure. L’évocation du Maroc est à lire aussi, de manière indirecte, dans le bel article sur « Pierre Loti : Aziyadé », repris dans les Nouveaux Essais critiques, qui rend hommage à la fois au roman d’un passionné de l’Orient et, indirectement, au Maroc, par l’évocation d’Istanbul. « Où est l’Orient ? » se demande Barthes :

Comme elle apparaît lointaine cette époque où la langue de l’Islam était le turc, et non l’arabe ! […] Cent ans plus tard, c’est-à-dire de nos jours, quel eût été le fantasme oriental du lieutenant Loti ? Sans doute quelque pays arabe, Égypte ou Maroc ; le lieutenant – peut-être quelque jeune professeur – y eût pris parti contre Israël, comme Loti prit fait et cause pour sa chère Turquie, contre les Russes : tout cela à cause d’Aziyadé – ou de la pâle débauche[6].

C’est sur le plan générique que la relation entre les deux pays est la plus claire. En effet, le terme d’ « incident » qui donne son titre au journal est explicité dans un développement (« Qu’est-ce qui se passe ? ») consacré à l’intrigue et à l’action :

Ce qui est raconté, ce n’est pas une aventure, ce sont des incidents : il faut prendre le mot dans un sens aussi mince, aussi pudique que possible. L’incident, déjà beaucoup moins fort que l’accident (mais peut-être plus inquiétant) est simplement ce qui tombe doucement, comme une feuille, sur le tapis de la vie ; c’est ce qui peut être à peine noté : une sorte de degré zéro de la notation, juste ce qu’il faut pour pouvoir écrire quelque chose[7].

Après l’indifférence en Égypte, l’engagement pour l’Algérie, le séjour au Maroc, malgré ses aléas politiques, donne enfin à Barthes l’occasion de se plonger dans un univers étranger et d’en faire un objet d’écriture, même si le résultat demeure controversé[8].

Que dire des relations de Barthes et du monde arabe ? Ne s’est-il pas comporté en « orientaliste », c’est-à-dire en occidental cultivant une image essentialiste et stéréotypée de l’Orient ? De l’Orient, réel et fantasmé, Barthes retient un spectacle et un art de vivre (il aimait porter une djellaba chez lui) et, comme on le sait, manifeste peu d’intérêt pour la langue et la culture, en cela très conforme aux voyageurs du XIXe siècle qui préféraient le passé au présent, leurs rêves à la réalité, les plaisir à l’esprit critique. À l’instar de tant d’autres, Barthes regarde beaucoup et son rapport au monde oriental est d’abord visuel. Les « incidents » sont comme autant de petits croquis qui tentent de capturer des traits prélevés dans le tableau de la vie quotidienne. Les couleurs y jouent un rôle essentiel, ces couleurs que l’auteur associe la plupart du temps au désir et à la pulsion. En voici deux exemples représentatifs :

Un jeune moricaud, chemise crème-de-menthe, pantalon vert amande, chaussettes orange, et des chaussures rouges, visiblement très souples. (29)

Un jeune nègre comme poudré de blanc (presque blanc de noir) avec un anorak rutilant. » (30)[9]

Alors, Barthes au spectacle ? Barthes en orientaliste ? Sans doute… Mais tout n’est pas aussi simple et les « malentendus » ne sont jamais aussi grands que l’on croit.



La langue arabe


Indifférent à l’arabe quand il était en Égypte, Barthes aurait-il changé d’attitude vingt ans plus tard au Maghreb ? Une fois encore, la réponse demande à être nuancée. On ne trouvera, certes, jamais sous sa plume des développements comme ceux que l’on lit dans Marrakch Medine de Claude Ollier ou Le Fou d’Elsa d’Aragon. Peu au courant des considérations sémantiques, méfiant ou indifférent à l’égard des signifiés, Barthes se rattrape en revanche en accumulant les noms propres et en jouant ainsi avec les sonorités de signifiants inconnus. Tous les « incidents » sont traversés par une énumération de prénoms masculins qui assurent comme un lien arabophone entre les différents fragments du texte et les différents moments du spectacle. Sensible à la signification symbolique des noms arabes, Barthes se plaît parfois à traduire le prénom. Il en va ainsi pour « Driouch (le petit derviche) » (39) ou pour Amal :

Amal paraît enchanté de son prénom : il me le dit tout de suite, m’en énonce complaisamment la traduction (« Je m’appelle Espoir », dit-il), le repère avec satisfaction quand le mot passe dans une chanson. (42)

À d’autres moments, le nom n’est plus traduit, mais doué d’une série d’attributs qui constitue autour de lui un caractère, social et psychologique, témoignant à la fois d’un état et d’une identité : « un Mohamed aux mains douces », « Abdessalam, interne à Tétouan », « Selam, vétéran de Tanger », « Un certain Ahmed », « Abdellatif  – si voluptueux », « Driss A » et « Mohamed Gymnastique », « Mustapha (charmant, rayonnant, ardent, honnête) », « Moulay, le gardien de l’immeuble », « Aïcha, sa jeune femme » , le « jeune Moha », « Un gosse (Abdelkader) »… Mais le plus souvent, on ne découvre que le nom, livré à lui-même, proposé à la jouissance complice de l’auteur et de son lecteur : « Siri », « Mustapha », « Farid », « Lahoucine », « Abdellatif », « Najib », « Mohammed L. », « Naciri », « Mustapha, dit Musta », « Abdellatif », « Abdelkhaïm », « Azemmour », « Ahmed Midace ».

Le nom arabe devient ainsi un objet de dérive poétique. Par exemple, le prénom d’Amidou donne lieu à une belle rêverie à partir de la lettre du signifiant :

Amidou » (Amidou : je préfère supprimer le H, car : doux comme l’amidon, inflammable comme l’amadou.) (44)

Cette rêverie à partir du signifiant se retrouve dans de nombreux autres textes de Barthes où le nom devient le prétexte d’une promenade créatrice qui trouve dans l’Orient un terrain d’action propice. C’est, en particulier, le cas dans l’article sur Aziyadé dont le beau début correspond à une méditation toute proustienne (le rapprochement est explicite) sur le prénom de l’héroïne :

Dans le nom d’Aziyadé, je lis et j’entends ceci : tout d’abord la dispersion progressive (on dirait le bouquet d’un feu d’artifice) des trois voyelles les plus claires de notre alphabet (l’ouverture des voyelles : celle des lèvres, celle des sens) ; la caresse du Z, le mouillement sensuel, grassouillet du yod, tout ce train sonore glissant et s’étalant, subtil et plantureux : puis une constellation d’îles, d’étoiles, de peuples ; l’Asie, la Géorgie, la Grèce ; puis encore, toute une littérature : Hugo qui dans ses Orientales mit le nom d’Albaydé, et derrière Hugo tout le romantisme philhellène [...][10]

C’est vers un autre monde que conduisent cette rêverie et ce jeu, c’est vers une véritable utopie que tendent les références orientales qui tombent sous la plume de Barthes. « Utopie », le mot revient implicitement dans Le Plaisir du texte quand il s’agit d’évoquer une salle de café mise en relation avec Tanger :

Un soir, à moitié endormi sur une banquette de bar, j’essayais par jeu de dénombrer tous les langages qui entraient dans mon écoute : musique, conversations, bruits de chaises, de verres, toute une stéréophonie dont une place de Tanger (décrite par Severo Sarduy) est le lieu exemplaire. En moi aussi cela parlait (c’est bien connu), et cette parole dite « intérieure » ressemblait beaucoup au bruit de la place, à cet échelonnement de petites voix qui me venaient de l’extérieur : j’étais moi-même un lieu public, un souk ; en moi passaient les mots, les menus syntagmes, les bouts de formules, et aucune phrase ne se formait, comme si c’eût été la loi de ce langage-là. Cette parole à la fois très culturelle et très sauvage était surtout lexicale, sporadique ; elle constituait en moi, à travers son flux apparent, un discontinu définitif : cette non-phrase n’était pas du tout quelque chose qui n’aurait pas eu la puissance d’accéder à la phrase, qui aurait été avant la phrase ; c’était : ce qui est éternellement, superbement, hors de la phrase. Alors, virtuellement, toute la linguistique tombait, elle qui ne croit qu’à la phrase et a toujours attribué une dignité exorbitante à la syntaxe prédicative (comme forme d’une logique, d’une rationalité) ; je me rappelais ce scandale scientifique : il n’existe aucune grammaire locutive (grammaire de ce qui parle, et non ce qui s’écrit ; et pour commencer : grammaire du français parlé). Nous sommes livrés à la phrase (et de là : à la phraséologie)[11].

Sans employer explicitement le mot, Barthes construit une sorte d’utopie langagière dont le bar parisien ou la place de Tanger seraient le révélateur ou la métaphore. Présentée comme un ordre ou un carcan, la phrase corsète les mots, impose une linéarité, une direction et un sens. Il suffira donc de lever la phrase pour libérer les possibilités poétiques du mot et créer une communication euphorique qui n’impose la tyrannie d’aucun sens. Si l’Occident se caractérise comme le monde du discours et du sens unique, l’Orient apparaît en contrepoint comme l’espace où les signes se combinent librement loin de toute volonté de pouvoir et d’aliénation.

En même temps, Barthes manifeste un intérêt moins poétique et plus philologique pour la langue arabe. Et par là même peut-être plus respectueux… Dans son séminaire donné à Rabat sur « La polysémie[12] », le professeur cherche à toucher son auditoire marocain en jouant sur deux tableaux à la fois : une approche anthropologique qui s’adresse à tous les publics et une approche plus culturelle grâce aux exemples analysés. Transcendant les différences, les notes de cours analysent avec beaucoup de clarté les conditions de fonctionnement du sens, la multiplication ou la dérive des significations, au gré des langues et des cultures. Puis, à partir de ce fondement que constituent les propriétés universelles du langage, Barthes a beau jeu de passer en revue telle ou telle manifestation culturelle, d’analyser les variations historiques qui viennent actualiser la structure des invariants. La polysémie est ainsi successivement envisagée dans son contexte français et dans son contexte arabe, Barthes s’intéressant à des réalités aussi différentes que la nourriture ou les énantiosèmes.

En particulier, le séminaire s’arrête longuement sur les ad’dâd pour montrer l’extension sémiologique de ces phénomènes linguistiques. Grâce à une utilisation, toujours très pédagogique, de l’ouvrage de Jacques Berque et Jean-Paul Charnay, L’Ambivalence dans la culture arabe, Barthes manifeste une réelle fascination pour ces mots qui peuvent recevoir deux sens contraires (comme « hôte », en français)[13] ; il se montre ainsi très sensible à la multiplication des possibles, à la négation des grands principes d’identification et de causalité. Puis, à partir de la grammaire, Barthes généralise le processus polysémique pour s’intéresser à différents domaines culturels, comme la mystique, la géographie, la communication ou la sexualité. Les notes de cours multiplient à plaisir les exemples concrets : ainsi, Damas est désigné à la fois comme la ville de la « neige » et des « fruits » ; le silence, si on en croit un proverbe arabe, reçoit des significations différentes selon le sexe de l’énonciateur (« L’homme qui se tait refuse, la femme qui se tait consent ») ; l’hermaphrodite suscite des réactions ambivalentes puisqu’il appelle à « la fois réduction violente à la norme (chirurgie) et reconnaissance minutieuse de l’ambiguïté[14]. »

La lecture à la fois d’Incidents et des notes de cours pour le Maroc vient ainsi nettement nuancer, voire contrebalancer, l’indifférence supposée à l’égard de la langue arabe. Même marquée par un orientalisme de pacotille, l’énumération des prénoms et des signifiants laisse clairement entendre que Barthes a bien entendu le monde sonore qui l’entourait et que chaque rencontre est individualisée par la nomination des personnes devenues personnages. Quant à l’enseignement stimulé par la lecture d’un grand arabisant comme Jacques Berque, il témoigne indubitablement d’une véritable attention à la culture de ses étudiants. Si Barthes choisit de faire cours en « Lettres françaises », de travailler sur Proust, Verne ou Poe (traduit par Baudelaire), il refuse de s’enfermer dans le splendide isolement de sa propre culture. Nulle surdité donc au pays qui l'entoure, et si le malentendu n'est pas exclu, le professeur ou l'intellectuel ou le résident sait tendre l'oreille et entendre la partition qui se joue devant lui. Il n'en reste pas moins vrai que ces échappées vers la langue arabe ne pèsent pas vraiment face à la langue maternelle du résident, du professeur et de l’écrivain. C’est bien en français (dans une langue française souvent revisitée) et non en arabe, que Barthes entend parler les Marocains qui l’entourent.



Le français de Jilali


De nombreux « incidents », en effet, mettent en évidence les courts dialogues qui s’installent entre les personnages – et l’on sait combien ces dialogues relèvent d’un caractère sexuel. À plusieurs reprises dans son œuvre, Barthes oppose les religions de la faute à celles de la honte. Les premières (en particulier le christianisme) ne cessent de verbaliser la sexualité, le péché, la faute. On connaît en particulier le rôle fondamental que joue la confession dans l’Église catholique. À l’inverse, les religions de la honte se gardent bien, comme l’islam, de mettre des mots sur les actes. Tant que les choses ne sont pas nommées, tant qu’elles se manifestent d’une manière discrète et silencieuse, elles peuvent exister sans dommage. Or, contrairement à ce que l’on pouvait attendre en pays musulman, les Marocains de Barthes disent la sexualité, trouvent les mots pour nommer des pratiques et des faits qu’il aurait fallu au contraire garder sous silence ou évoquer par des métaphores. Bien sûr, cette intrusion de la parole dans le monde du spectacle se fait en français, la langue de l’autre, la langue étrangère qui permet d’éviter de compromettre la langue coranique dans des pratiques inavouables. Les jeunes Marocains s’expriment d’une manière imagée, inattendue et se montrent ainsi capables de faire entendre une autre langue dans la langue française qu’il s’approprie avec leurs maigres moyens.

Insérée dans Roland Barthes par Roland Barthes, la « lettre de Jilali » pose un tout autre problème. C’est encore le mot « utopie », cette fois-ci explicitement présent dans le texte, que l’on rencontre pour évoquer la lettre d’un ami marocain :

« Reçois mon bonjour, mon cher Roland. Votre lettre m’a fait un grand plaisir. Pourtant celle-ci donne l’image de notre amitié intime qui est d’une manière sans défauts. En revanche j’ai la grande joie de vous répondre à votre sérieuse lettre et de vous remercier infiniment et du profond de mon cœur à vos superbes mots. Cette fois-ci, cher Roland, je vais vous parler d’un sujet embêtant (à mon avis). Le sujet est le suivant : j’ai un frère moins âgé que moi, étudiant en Troisième AS, très mélomane (aimant la guitare) et amoureux ; mais la pauvreté le dissimule et le cache dans son monde terrible (il a mal au présent, "que dit votre poète") et je vous prie, cher Roland, de lui chercher un travail dans votre aimable pays dans les brefs délais puisqu’il mène une vie pleine d’inquiétude et de souci ; or vous savez la situation des jeunes Marocains et cela vraiment m’étonne et me refuse le sourire radieux. Et cela vous étonne même si vous avez un cœur dépourvu de xénophobie et de misanthropie. En attendant impatiemment votre réponse, je demande à Dieu de vous garder en parfaite santé. » (Délices de cette lettre : somptueuse, brillante, littérale et néanmoins immédiatement littéraire, littéraire sans culture, renchérissant à chaque phrase sur la jouissance langagière, en toutes ses inflexions, précise, impitoyable, au-delà de toute esthétique, mais sans jamais, et de loin, la censurer (comme l’auraient fait nos tristes compatriotes), la lettre dit en même temps la vérité et le désir : tout le désir de Jilali (la guitare, l’amour), toute la vérité politique du Maroc. Tel est exactement le discours utopique que l’on peut souhaiter)[15].

La conclusion de Barthes est très claire : l’Orient apparaît une fois encore comme le lieu où se construit un contre modèle dont le monde occidental gagnerait à s’inspirer. Inventive, cette lettre fait en quelque sorte appel à une troisième langue à mi-chemin entre le français et l’arabe. En somme, c’est ce mélange entre une langue canonique, une pratique libre du français et une rhétorique orientale qui donne à cette écriture une personnalité et un caractère propres. A sa manière, Jilali poursuit le travail de créativité qu’offraient les jeunes Marocains d’Incidents. Mais peut-on en rester à un simple exercice d’admiration, qu’il s’agisse de l’inventivité de Jilali ou de l’ouverture d’esprit d’un Barthes qui rend hommage à une forme, certes modeste, de renouvellement de la langue ? A propos de cette lettre, Diana Khnight, dans son livre Barthes and Utopia, propose une lecture beaucoup plus critique. En effet, l’universitaire britannique relève dans l’enthousiasme de Barthes pour l’écriture de Jalili l’attitude post-coloniale d’un Français qui a tendance à sous-estimer la situation économique du Maroc au profit de considérations essentiellement esthétiques :

Pour Barthes le bonheur de cette lettre (« somptueuse, brillante, littérale et néanmoins immédiatement littéraire, littéraire sans culture ») qui ne censure pas le plaisir sensuel de la langue – ce que les autres Français auraient certainement fait sans pitié dans la même situation – vient de ce qu’elle dit en même temps la « vérité » et le « désir » : « tout le désir de Jilali (la guitare, l’amour), toute la vérité politique du Maroc ». Voici donc, en dépit de la situation sociale défavorable (la pauvreté) du frère de Jilali, un langage qui, dans son entrelacs de besoin et de désir, correspond aux critères de l’idéal fouriériste de Barthes. Toutefois, si on lit ce passage à la lumière d’Incidents, il est impossible de ne pas voir la banalité de la relation qui pousse Jilali à se tourner vers un Barthes bienveillant au statut économiquement supérieur ; de même, le plaisir qu’éprouve celui-ci à l’égard du manque de « culture » de Jilali et de son français approximatif paraît pour le moins condescendant. C’est ce langage que Jilali est obligé d’adopter pour formuler une demande gênante et sans aucun doute humiliante. Bref, la vérité politique que lit Barthes dans la lettre de Jilali reste partiale si elle ne prend pas en compte le contexte postcolonial de leur relation[16].

A l’inverse, Éric Marty, dans un article récent[17], souligne combien l’attitude de Barthes échappe à des considérations moralisatrices, marquées par la culpabilité d’une approche postcoloniale. Plutôt que de voir une forme de condescendance dans la publication de cette lettre et son commentaire, Marty souligne combien Barthes respecte son interlocuteur en l’arrachant à un discours simplement victimaire et en le montrant capable de désir, de jouissance et d’inventivité. Personne ne nie la dureté de la situation économique, l’exploitation sexuelle à laquelle elle donne souvent lieu ; mais la condescendance, qui a plus d’une ruse dans son sac, n’est pas toujours là où l’on croit. Sans doute faut-il lire le texte de Barthes dans toute sa complexité : sans doute gênant quand il donne le sentiment de minimiser ou d’esthétiser les difficultés économiques et sociales ; mais d’une belle audace quand il rappelle que toute victimisation systématique, en privant le colonisé ou le sujet postcolonial de sa liberté comme de son désir, le réifie d’une manière tout aussi choquante que le discours colonial ou impérialiste.



Le français des écrivains


Plus qu’à Jilali, c’est finalement aux écrivains qu’il appartient de s’inscrire dans la durée en s’appropriant et en réinventant la langue. Après les tentatives plus ou moins heureuses des jeunes Marocains, on se tournera vers les articles que Barthes consacre à deux écrivains marocains francophones, « D'un soleil réticent » (1969) sur Zaghloul Morsy et « Ce que je dois à Abdelkader Khatibi » (1979). Avec ces deux hommages séparés par une dizaine d’années, Barthes établit une relation plus heureuse et plus facile avec la langue de l’autre, avec la langue parlée par l’autre, avec sa langue telle qu’on la redécouvre dans le discours de l’autre. Une remarque fondamentale s’impose : le texte sur Morsy met la langue au premier plan, le texte sur Khatibi met l’accent sur la culture. Cette distinction pose la question essentielle dont débattent les deux articles d’une manière souvent implicite : comment, précisément, articuler langue et culture ?

Barthes part d’une évidence, au Maroc et en France, le lecteur est confronté à la même langue. Mais qu’est-ce qu’une langue ? Le début du texte sur Morsy porte sur une langue française que le détour par l’Orient ramènerait à sa pureté essentielle (« le détour qui ramenait le peintre à la Grèce antique à travers une civilisation étrangère à notre tradition, c’est celui que Morsy nous oblige à prendre pour considérer notre langue française comme frappée d’extériorité dans son essence même[18]. » Comme on s’en souvient, dans Le Degré zéro de l’écriture, en 1953, Barthes distinguait la « langue » (le code), le « style » (l’expression singulière de l’auteur) et l’ « écriture » (le choix politique d’un mode d’expression). Curieusement, la langue s’appréhendait comme une réalité grammaticale commune à tous les usagers, loin de toutes significations spécifiques. Barthes reviendrait-il à cette indépendance et neutralité de la langue dans les deux articles qu’il consacre à Morsy et Khatibi ? Existerait-il une langue française, telle qu’en elle-même, reconnaissable ici ou là, en Europe ou en Afrique ? En fait, si le mot « essence » semble induire une lecture non historique des phénomènes linguistiques, les deux articles ne tardent pas à infirmer cette interprétation. L’ « essence » dont parle Barthes ne désigne, semble-t-il, que le code commun qui permet à des locuteurs d’échanger dans le même idiome. Il est ainsi indéniable qu’il existe une langue française, identifiable comme telle, quels qu’un soient les usages géographiques. Envisagée ainsi, l’essence ne correspond pas à une approche essentialiste ; le mot se contente tout simplement de désigner un état de fait historiquement daté : la francophonie (prise au sens linguistique et non politique).

Quant aux faits culturels, ils apparaissent immédiatement dans leurs diversités, dans leurs spécificités. À plusieurs reprises, Barthes affirme son relativisme, s’éloignant même d’une forme d’anthropologie qu’il analyse finalement comme une manifestation de la culture occidentale (« En interrogeant la structure des signes, je postulais innocemment que cette structure démontrait une généralité, confirmait une identité, qui, au fond, en raison du corpus sur lequel j’ai toujours travaillé, n’était que celle de l’homme culturel de mon propre pays[19] »). Et si les mêmes « choses » passionnent deux hommes comme Barthes ou Khatibi (les « images », les « signes », les « traces », les « lettres », les « marques »), le regard que chacun porte sur ces objets conduit immédiatement à une appropriation personnelle et collective. Ainsi, Barthes, qui ne cherche jamais à réduire les écarts, insiste longuement sur les grandes différences qui opposent le Maroc et l’Occident, en particulier sur ce qui concerne les cultures « populaires[20] »  ; ici vivantes, communes à toute une société ; là, réduite à une classe sociale, au passé et au folklore. Autrement dit, si la langue rapproche, la culture distingue voire éloigne les différents peuples et pays. Reste alors à ouvrir le dialogue, à œuvrer pour une forme de métissage, ce que le texte sur Khatibi montre avec ferveur et clarté.

Mais, au-delà de ces considérations dans l’air du temps, la question fondamentale reste encore sans réponse : comment penser les relations de la langue et de la culture ? Comment combiner la force centripète de la langue et les forces centrifuges des cultures ? C’est tout l’effort de Barthes dans ces deux textes consacrés à des écrivains francophones. En effet, pour expliquer l’effet d’étrangeté, le fait de voir « notre langue française comme frappée d’extériorité dans son essence même[21] », il faut introduire la culture comme appropriation d’un code commun. Mais où s’arrête la langue ? Où commence la culture ? Si les deux articles ne répondent pas de front, on peut se référer à d’autres textes de Barthes. Dans « Digression », un entretien avec Guy Scarpetta donné à la revue Promesse, en 1971, il revient lui-même, quoique indirectement, sur cette question et chacun comprendra que derrière les généralités sur l’enseignement, c’est bel et bien son expérience marocaine qui est évoquée : « il prévaut actuellement dans certains pays encore embarrassés par l’ancienne langue coloniale (le français) l’idée réactionnaire que l’on peut séparer la langue de la « littérature », enseigner l’un (comme langue étrangère) et refusée l’autre (réputée « bourgeoise[22] »).. Dans les deux articles sur Morsy et Khatibi, Barthes récuse implicitement les métaphores du « contenant » pour désigner la langue et du « contenu » pour désigner la culture. On se souvient de la fameuse Leçon inaugurale au Collège de France : en déclarant de façon intempestive que la langue est « fasciste », Barthes insiste sur son caractère prescriptif, sur son absence de neutralité et sur la manière dont chacune d’entre elles donne forme au monde. On trouve dans le texte sur Morsy un écho de cette assertion célèbre : « L’espace citationnel de Morsy (sans lequel il n’y pas d’écriture) exclut sans doute d’autres modèles : le surréalisme, par exemple : mais ces limites-là sont aussi à lire, comme les contraintes qui viennent d’une certaine culture (l’islamo-occidentale), inscrites dans toute langue, fût-elle poétique, comme ses rubriques obligatoires[23]. » Ainsi, la culture semble inscrite au cœur de la langue, pour le meilleur et pour le pire.

Mais ne suffit-il pas de retourner cette fatalité en liberté pour s’émanciper des contraintes ? Avec beaucoup d’habileté, Barthes joue sur les confusions du vocabulaire pour inventer et pour imposer une relation heureuse de la langue et des cultures. Pour écrire rhétoriquement la rencontre, Barthes compte, par exemple, sur la polysémie du mot « langue » dans son article sur Morsy :

En un mot, ici se rassemblent plusieurs langues : la langue française d’abord, dont on dirait qu’en peu de pages elle est parcourue dans tous ses recoins, reconnue dans ses mots rares, dans sa frappe spéciale, dans tous les détours les plus civilisés de sa syntaxe : la langue poétique ensuite, dépôt de toutes les poésies antérieures, image fantastique (ou fantasmatique) d’un patrimoine qui n’est pas celui de l’auteur et qu’il détourne pour mieux en suspecter la propriété : la langue culturelle enfin, qui réfère explicitement les poèmes à Héraclite, à Hölderlin, à Al-Hirrâli, et leurs lieux d’origine à Marrakech, Florence et Paris[24].

Selon un glissement habilement contrôlé, on passe de « langue française » (qui désigne l’idiome) à « langue poétique » (qui renvoie à une forme de langue littéraire) et à « langue culturelle » (qui ouvre sur l’ensemble des références intertextuelles). Un autre mot – « langage » – vient également contribuer à la fusion entre code et culture :

Le poème pluriel de Morsy est articulé par la double civilisation, le double langage, l’islamique et l’occidental, le maghrébin et le français, mais ce double, Morsy ne le représente pas : il ne l’intériorise pas, il ne le civilise pas ; il se contente continument de l’inscrire dans son langage[25].

Au commencement, Barthes pose la différence culturelle, majorée par le mot « civilisation » ; puis l’on passe immédiatement à l’expression « double langage » qui crée l’équilibre entre les différentes réalités, linguistiques et culturelles, et relève la présence du monde arabo-musulman au cœur des mots, c’est-à-dire dans le jeu des métaphores et les références au « soleil » ou au « vide ». Toute cette métamorphose conduit à « son langage », expression conclusive qui dit bien l’essentiel. En effet, une fois encore pour Barthes, tout est affaire de littérature. Au plus exactement, le conflit à la fois historique, politique et rhétorique entre langue et culture se dépasse dans et par la littérature, conçue comme un espace de liberté et de singularité.

Ce que retient Barthes, finalement, des écrivains francophones, c’est ce qu’il retient de toutes littératures : une pratique de la différence. L’écrivain se détache de tous les déterminismes en créant une langue dans la langue, une vision personnelle dans le monde de la culture. Dans son article sur Khatibi, Barthes tient incontestablement un discours d’ouverture sur les cultures étrangères et la lecture postcoloniale du passage suivant n’aurait rien d’un contresens :

certains d’entre nous cherchent quelque idée de la différence en interrogeant l’Autre absolu, l’Orient (Zen, Tao, Bouddhisme) ; mais ce qu’il nous faut apprendre, ce n’est pas à réciter un modèle (la langue nous en sépare absolument), mais à inventer pour nous une langue « hétérologique », un « ramassis » de différences, dont le brassage ébranlera un peu la compacité terrible (parce qu’historiquement) très ancienne de l’ego occidental[26].

L’éloge d’une forme de métissage est incontestable. Mais il ne faut pas s’y tromper : les analyses de Barthes, toujours obsédé par la relation insaisissable entre langue et culture, fait aussi le deuil de l’Autre, récuse les facilités d’un dialogue hédoniste. Parce que langue et cultures ne sont jamais complètement séparables, la connaissance de l’autre reste problématique. Mais parce que langue et culture ne se figent pas dans une identité essentielle et joue l’une par rapport à l‘autre, la langue français peut se renouveler de l’autre côté de la Méditerranée. Barthes a-t-il mal entendu le monde arabe ? Comme touriste ou comme résident, peut-être ; mais comme lecteur et comme écrivain, il mise une fois encore sur la littérature pour dépasser les conflits et défendre la différence infinie – en français, en arabe et dans toutes les langues du monde.

Plan



Résumé

Quelle relation Roland Barthes a-t-il entretenue avec le monde et la langue arabes ? Il ne s’agit pas, dans un cadre postcolonial, de s’intéresser au bilinguisme des locuteurs maghrébins, mais d’envisager la situation sur l’autre rive en quelque sorte, c’est-à-dire du côté d’un Français, célèbre critique, théoricien, essayiste qui a découvert la cohabitation de plusieurs langues dans un même espace géographique et culturel. En Égypte, dans les années 50 (à une époque où la langue française jouissait encore d’une position privilégiée), au Maroc ou en Tunisie dans les années 60 et 70, Barthes a découvert des pays façonnés par les violences de l’histoire, où l’ancienne langue coloniale jouit à côté de l’arabe ou de l’amazigh d’un statut indécis et complexe, tantôt langue étrangère, tantôt langue seconde, voire langue maternelle ou quasi maternelle pour une partie de la population. Et au-delà de la langue, c’est naturellement à d’autres cultures que se trouve immédiatement confronté l’intellectuel qui voyage ou réside dans les pays de la Méditerranée.


Notes

[1] « Le vocabulaire officiel des affaires africaines est, on s’en doute, purement axiomatique. C’est dire qu’il n’a aucune valeur de communication, mais seulement d’intimidation. Il constitue donc une écriture, c’est-à-dire un langage chargé d’opérer une coïncidence entre les normes et les faits, et de donner à un réel cynique la caution d’une morale noble. D’une manière générale, c’est un langage qui fonctionne essentiellement comme un code, c’est-à-dire que les mots y ont un rapport nul ou contraire à leur contenu. C’est une écriture que l’on pourrait appeler cosmétique parce qu’elle vise à recouvrir les faits d’un bruit de langage, ou si l’on préfère du signe suffisant du langage. », « Grammaire africaine », Mythologies, Œuvres complètes, cinq tomes, éd. par Éric Marty, tome I, p. 777 (désormais désigné par OC suivi du numéro de la tomaison en chiffre romain : OC I, 777). Les références de page seront données entre parenthèses après la citation.


[2] Edgar Morin refusa de signer pour protester contre le traitement que le FLN infligeait aux messalistes.


[3] OC V, 909


[4]Ces notes manuscrites sont conservées à la Bibliothèque Nationale de France. Nous remercions Michel Salzedo de nous avoir permis de les consulter. Voici en quels termes, Louis-Jean Calvet, dans sa biographie, rend compte de cette année mouvementée : « L’air du temps est, pour les professeurs coopérants, irrespirable : ils sont chahutés, confrontés à des revendications qu’ils jugent inacceptables. Certains collègues marocains prennent, en coulisse, le parti des étudiants, voyant dans ces secousses universitaires le prodrome de secousses importantes. D’autres collègues, français, prennent le parti de leurs collègues marocains qui prennent le parti des étudiants. Et Barthes, par penchant naturel, aimerait être de ceux-ci. Mais il a en même temps quelques idées-forces auxquelles, avec un évident courage, il s’accroche : la littérature d’une part, qu’il continue à enseigner contre vents et marées, et surtout le refus de l’assemblée générale dictatoriale, où tous les votes auraient la même valeur, où professeurs et étudiants décideraient en commun. Ainsi, face aux revendications de démocratie directe, il lui arrivera de réclamer le vote à bulletin secret, la séparation des collèges… Et chaque fois que, sollicité par les étudiants, il donne son avis sur la situation politique du Maroc, il exprime des positions qui se rapprochent plutôt de celles du parti de l’Istiqlal, alors que ses interlocuteurs se réclament, eux, du maoïsme. », Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Paris, Flammarion, 1990, p. 212-213.


[5] Roland Barthes, Incidents, Le Seuil, Paris, 1987. Les références de page seront données entre parenthèses après la citation. Il est difficile de dater avec précision la rédaction de ces incidents, sans doute écrits lors de plusieurs séjours au Maroc. Quant à S/Z ou L'Empire des signes, leur rédaction était vraisemblablement terminée avant le séjour au Maroc ; c'est tout aussi vraisemblablement à Rabat que Barthes a relu les épreuves de ces deux livres parus en 1970.


[6] OC IV, 116.


[7] OC IV, 109.


[8] Reste à évoquer un autre pays du Maghreb, cette Tunisie dans laquelle il retrouvera une nouvelle atmosphère heureuse voire hédoniste. Philippe Rebeyrol, son ami d’enfance, nommé ambassadeur de France à Tunis, l’invite à séjourner dans la magnifique résidence de La Marsa, au bord de la mer. C’est dans cette somptueuse demeure diplomatique que Barthes effectuera plusieurs séjours, profitant des plaisirs qu’offrent la compagnie des Rebeyrol, la côte tunisienne et ses habitants. De l’agrément de ces vacances méditerranéennes, un écho se fait entendre dans l’œuvre, en particulier dans Comment vivre ensemble (Claude Coste, éd., « Traces écrites », Paris, Le Seuil, 2002, p. 37) et dans La Chambre claire, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1980, p. 66-67.


[9] Nombreux sont les incidents structurés autour d’un contraste très fort : « Le barman, à une gare, est descendu cueillir une fleur de géranium rouge et l’a mise dans un verre d’eau, entre la machine à café et le débarras assez crasseux où il laisse traîner tasses et serviettes sales. » (23) ; « Un vénérable Hadj à courte barbe grise très soignée, mains idem, artistement arrangé dans une djellaba de très fin tissu extrêmement blanc, boit un lait tout blanc./Cependant, ceci : une tache, un léger frottis de merde, comme un besoin de pigeon, sur la capuche immaculée. » (25) ; « Aliwa (joli nom à répéter inlassablement) a le goût des pantalons blancs immaculés (tard dans la saison), mais, vu l’inconfort des lieux, sur ce blanc de lait s’est toujours posée une tache. (31)


[10] OC IV, 107.


[11] OC IV, 249-250.


[12] Ces notes de cours sont conservées à la Bibliothèque Nationale de France.


[13] Exemples donnés par Barthes : abad ‘a : se remuer, se remettre en repos ; azrun : force, faiblesse ; baht’nun : mer, terre ; jawnun : noir, blanc ; jarun : patron, client.


[14] Parmi tous ces exemples que Barthes détaille avec une incontestable gourmandise, c’est la cuisine qui occupe une place prépondérante ; c’est elle qui offre le plus riche ensemble de « bipolarités » : « Cuisine. Pôles : rôti (méchoui) → bouilli (couscous maghrébin et mouton oriental au riz) c’est-à-dire extérieur, nomadisme, faste guerrier → resserrement sur l’intérieur, chair qui reste soi (le mouton) → chair qui s’imprègne, s’échange de sucs, transforme son être. Pas de compromission dans le nomadisme (cuisine bédouine) → citadinité : multiples, et savantes combinaisons ambiguës (cf. cuisine chinoise et fin du moyen-âge, mais → cuisine européenne) : cuisine de Fez (citadinité) : bstalla, poulet au sucre ; mrouzia (plat de l’Aïd El Kebir), mouton au miel, le majun, narcotique et aphrodisiaque (Fez : pas de méchoui) : - et sur les tables princières : une même viande successivement rôtie, bouillie, frite. »


[15] OC IV, 688.


[16] Clarendon Press Oxford, 1997, pp. 136-137. L’original anglais est traduit par Ridha Boulaâbi.


[17] « Roland Barthes au Maroc », Barthes au Maroc, Ridha Boulaabi, Claude Coste, Mohamed Lehdahda, éd., Presses de l'université de Meknès, 2013.


[18] OC III, 102.


[19] OC V, 666.


[20] OC V, 667.


[21] OC III, 102.


[22] OC III, 998-999.


[23] OC III, 102-103.


[24] OCIII, 102.


[25] OC III, 102.


[26] OC V, 667.



Auteur

Claude Coste, professeur à l’université de Grenoble Alpes, consacre une grande partie de sa recherche à l'œuvre de Roland Barthes. Il va faire paraître à la fin de l'année 2015 Roland Barthes ou l’art du détour

Maître de conférences à l’université de Grenoble Alpes, Ridha Boulaabi travaille sur les littératures francophones du Maghreb. Il vient de faire paraître aux éditions Champion Nedjma de Kateb Yacine (2015)

Pour citer cet article

Ridha Boulaâbi & Claude Coste, « Barthes et le monde arabe : un malentendu ? », in Claude Coste & Mathieu Messager (dir.), Revue Roland Barthes, nº 2, octobre 2015, « Barthes à l'étranger », [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_coste_boulaâbi.html [Site consulté le DATE].


1 « Le vocabulaire officiel des affaires africaines est, on s’en doute, purement axiomatique. C’est dire qu’il n’a aucune valeur de communication, mais seulement d’intimidation. Il constitue donc une écriture, c’est-à-dire un langage chargé d’opérer une coïncidence entre les normes et les faits, et de donner à un réel cynique la caution d’une morale noble. D’une manière générale, c’est un langage qui fonctionne essentiellement comme un code, c’est-à-dire que les mots y ont un rapport nul ou contraire à leur contenu. C’est une écriture que l’on pourrait appeler cosmétique parce qu’elle vise à recouvrir les faits d’un bruit de langage, ou si l’on préfère du signe suffisant du langage. », « Grammaire africaine », Mythologies, Œuvres complètes, cinq tomes, éd. par Éric Marty, tome I, p. 777 (désormais désigné par OC suivi du numéro de la tomaison en chiffre romain : OC I, 777). Les références de page seront données entre parenthèses après la citation.

2 Edgar Morin refusa de signer pour protester contre le traitement que le FLN infligeait aux messalistes.

3 OC V, 909.

4 Ces notes manuscrites sont conservées à la Bibliothèque Nationale de France. Nous remercions Michel Salzedo de nous avoir permis de les consulter. Voici en quels termes, Louis-Jean Calvet, dans sa biographie, rend compte de cette année mouvementée : « L’air du temps est, pour les professeurs coopérants, irrespirable : ils sont chahutés, confrontés à des revendications qu’ils jugent inacceptables. Certains collègues marocains prennent, en coulisse, le parti des étudiants, voyant dans ces secousses universitaires le prodrome de secousses importantes. D’autres collègues, français, prennent le parti de leurs collègues marocains qui prennent le parti des étudiants. Et Barthes, par penchant naturel, aimerait être de ceux-ci. Mais il a en même temps quelques idées-forces auxquelles, avec un évident courage, il s’accroche : la littérature d’une part, qu’il continue à enseigner contre vents et marées, et surtout le refus de l’assemblée générale dictatoriale, où tous les votes auraient la même valeur, où professeurs et étudiants décideraient en commun. Ainsi, face aux revendications de démocratie directe, il lui arrivera de réclamer le vote à bulletin secret, la séparation des collèges… Et chaque fois que, sollicité par les étudiants, il donne son avis sur la situation politique du Maroc, il exprime des positions qui se rapprochent plutôt de celles du parti de l’Istiqlal, alors que ses interlocuteurs se réclament, eux, du maoïsme. », Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, Paris, Flammarion, 1990, p. 212-213.

5 Roland Barthes, Incidents, Le Seuil, Paris, 1987. Les références de page seront données entre parenthèses après la citation. Il est difficile de dater avec précision la rédaction de ces incidents, sans doute écrits lors de plusieurs séjours au Maroc. Quant à S/Z ou L'Empire des signes, leur rédaction était vraisemblablement terminée avant le séjour au Maroc ; c'est tout aussi vraisemblablement à Rabat que Barthes a relu les épreuves de ces deux livres parus en 1970.

6 OC IV, 116.

7 OC IV, 109.

8 Reste à évoquer un autre pays du Maghreb, cette Tunisie dans laquelle il retrouvera une nouvelle atmosphère heureuse voire hédoniste. Philippe Rebeyrol, son ami d’enfance, nommé ambassadeur de France à Tunis, l’invite à séjourner dans la magnifique résidence de La Marsa, au bord de la mer. C’est dans cette somptueuse demeure diplomatique que Barthes effectuera plusieurs séjours, profitant des plaisirs qu’offrent la compagnie des Rebeyrol, la côte tunisienne et ses habitants. De l’agrément de ces vacances méditerranéennes, un écho se fait entendre dans l’œuvre, en particulier dans Comment vivre ensemble (Claude Coste, éd., « Traces écrites », Paris, Le Seuil, 2002, p. 37) et dans La Chambre claire, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1980, p. 66-67.

9 Nombreux sont les incidents structurés autour d’un contraste très fort : « Le barman, à une gare, est descendu cueillir une fleur de géranium rouge et l’a mise dans un verre d’eau, entre la machine à café et le débarras assez crasseux où il laisse traîner tasses et serviettes sales. » (23) ; « Un vénérable Hadj à courte barbe grise très soignée, mains idem, artistement arrangé dans une djellaba de très fin tissu extrêmement blanc, boit un lait tout blanc./Cependant, ceci : une tache, un léger frottis de merde, comme un besoin de pigeon, sur la capuche immaculée. » (25) ; « Aliwa (joli nom à répéter inlassablement) a le goût des pantalons blancs immaculés (tard dans la saison), mais, vu l’inconfort des lieux, sur ce blanc de lait s’est toujours posée une tache. (31)

10 OC IV, 107.

11 OC IV, 249-250.

12 Ces notes de cours sont conservées à la Bibliothèque Nationale de France.

13 Exemples donnés par Barthes : abad ‘a : se remuer, se remettre en repos ; azrun : force, faiblesse ; baht’nun : mer, terre ; jawnun : noir, blanc ; jarun : patron, client.

14 Parmi tous ces exemples que Barthes détaille avec une incontestable gourmandise, c’est la cuisine qui occupe une place prépondérante ; c’est elle qui offre le plus riche ensemble de « bipolarités » : « Cuisine. Pôles : rôti (méchoui) → bouilli (couscous maghrébin et mouton oriental au riz) c’est-à-dire extérieur, nomadisme, faste guerrier → resserrement sur l’intérieur, chair qui reste soi (le mouton) → chair qui s’imprègne, s’échange de sucs, transforme son être. Pas de compromission dans le nomadisme (cuisine bédouine) → citadinité : multiples, et savantes combinaisons ambiguës (cf. cuisine chinoise et fin du moyen-âge, mais → cuisine européenne) : cuisine de Fez (citadinité) : bstalla, poulet au sucre ; mrouzia (plat de l’Aïd El Kebir), mouton au miel, le majun, narcotique et aphrodisiaque (Fez : pas de méchoui) : - et sur les tables princières : une même viande successivement rôtie, bouillie, frite. »

15 OC IV, 688.

16 Clarendon Press Oxford, 1997, pp. 136-137. L’original anglais est traduit par Ridha Boulaâbi.

17 « Roland Barthes au Maroc », Barthes au Maroc, Ridha Boulaabi, Claude Coste, Mohamed Lehdahda, éd., Presses de l'université de Meknès, 2013.

18 OC III, 102.

19 OC V, 666.

20 OC V, 667.

21 OC III, 102.

22 OC III, 998-999.

23 OC III, 102-103.

24 OCIII, 102.

25 OC III, 102.

26 OC V, 667.