En 1998, avec l’édition des Œuvres complètes par Eric Marty au Seuil, les lecteurs de Roland Barthes découvrent tout un pan de son œuvre jusque-là resté invisible : ses publications périodiques.
En effet, en France comme à l’étranger, ce sont près de 330 articles qui ont été livrés aux revues, aux magazines et aux quotidiens entre 1942 et 1980. Et il n’y eut pas moins de 118 titres différents pour les accueillir depuis Existences, la revue des étudiants en sanatorium, jusqu’au Nouvel Observateur pour lequel Roland Barthes s’est essayé à ce qui a été considéré comme de nouvelles mythologies. Au-delà de l’apparente hétérogénéité des médias d’accueil, la publication des articles suit pourtant une ligne claire. On observe en premier lieu des contributions régulières et engagées, inscrites sous les tutelles successives – et parfois simultanées – de la démystification, du théâtre et de la sémiologie. Combat, Lettres nouvelles, Esprit, Théâtre populaire et Communications ont été à cet égard des supports privilégiés. On note en second lieu un changement de régime approximativement situé au début des années soixante ; il est marqué par « l’abandon » de la régularité au profit d’une diversité plus large qui admet à la fois les revues de critique littéraire comme Manteia (Marseille, 1968), les revues sociologiques (Annales), les revues avant-gardistes (Artpress, L’Humidité, Wunderblock) ainsi que des magazines populaires tels que Playboy ou Vogue Hommes. C’est également à partir de ce moment que les articles cèdent le pas devant une autre forme d’expression, celle des entretiens publiés. Dès lors, ce sont surtout les grands quotidiens et les magazines d’information générale qui accueillent la parole de Barthes, ou encore la légende de son œuvre proférée par lui-même. Le Monde, Le Figaro littéraire, L’Humanité, Libération, L’Express, Le Nouvel observateur en furent les principaux vecteurs.
À passer Barthes en revues, nous nous sommes donné comme projet de restituer une parole dans son actualité, qu’il s’agisse du contexte de sa production comme des modalités de sa réception. On cherchera à mesurer l’effet de sérialité dans le progrès d’une pensée et d’une écriture, de mettre au jour la façon dont les articles, les critiques et les chroniques peuvent donner naissance à un ouvrage (Mythologies et Essais critiques, par exemple). S’il est arrivé que Barthes publie dans des magazines, il en lisait aussi et y puisait un matériau abondant : Match et Elle ont alimenté de façon notoire les Mythologies tandis que Rolling Stone, Photo et les hors-séries du Nouvel Observateur ont fourni les photographies autour desquelles La Chambre claire a été élaborée. Le présent volume « Roland Barthes en revues » s’attaque donc en forme de clin d’œil tautologique à la production de Barthes dans les revues qui ont constitué les soubassements de sa pensée critique. Plusieurs contributions sont le fait de jeunes chercheurs, d’autres celles de chercheurs confirmés, chacun apportant un point de vue sur la figure d’un intellectuel au parcours en apparence morcelé et qui pourtant trace de puissants sillons théoriques rendus visibles et cohérents par la chronologie des parutions. Ces lignes de force ont plusieurs assises, le théâtre d’abord, la littérature et le discours de la presse ensuite, jusqu’à s’élargir à une sociologie du quotidien et l’esthétique.
Les débuts de Barthes en revue se déroulent au sanatorium de St Hilaire du Touvet, où il séjourne trois années, comme le rappelle Khalyd Lyamlahy. Des cures de silence et de la bibliothèque du sanatorium, il retire une culture éclectique qui par glissements et rencontres vont former son écriture à la brièveté, à la notion de plaisir et à une fabrique du style qu’il poursuivra toute sa vie. Il fourbit aussi ses armes de critique, ce qu’il deviendra officiellement pour le théâtre avec la création de la revue Théâtre populaire, qu’il co-dirige avec Bernard Dort. Critique de théâtre, certes, mais critique engagé surtout : Andy Stafford revient sur les accointances et amitiés qui ont façonné le marxisme de Barthes dans ses premières années d’activité en revue, pendant lesquelles il était nettement identifié comme un « journaliste de gauche ». C’est à cette époque charnière que la vie de Barthes prend un autre tournant, alors qu’il devient un critique en vue, il tente parallèlement de poursuivre une carrière universitaire et s’inscrit en thèse de lexicologie avec Georges Matoré et Charles Bruneau. Dans son article sur Barthes « lecteur de la presse populaire », Jacqueline Guittard dévoile les premières recherches officielles de Barthes au CNRS et la manière dont ses collectes de l’époque ont fourni le matériau de réflexion à Mythologies, à la croisée des pratiques, recherche et critique, jusqu’à Système de la mode. Cette période, qui va de 1952 à 1960, est particulièrement intense pour un Barthes qui ne cesse de se dédoubler, jusqu’à trouver son point d’ancrage à l’EPHE grâce à Georges Friedmann. Commence alors une phase de stabilité professionnelle qui permet à Barthes d’investir pleinement le champ de la recherche. Il s’agit également à cette époque de se constituer un profil intellectuel. Hessam Noghrehchi montre le rôle inattendu de l’école et de la revue des Annales dans la formation d’un Barthes que l’on a connu pendant une dizaine d’années virevoltant d’un comité de rédaction à l’autre. Plus qu’un compagnonnage de circonstances, l’école des Annales a contribué à ouvrir la focale de Barthes à une pratique sensible de l’histoire, et réciproquement, à faire connaître la sémiologie aux historiens.
Ces échanges témoignent du maillage institutionnel et philosophique que Barthes tisse autour de lui, avant de trouver une chambre d’écho à sa mesure dans Communications, la revue du CECMAS, dans laquelle Barthes contribue abondamment dans ses années structuralistes. Fanny Lorent et Thomas Franck reviennent ainsi sur son rôle dans la construction et la légitimation d’une nouvelle discipline, la sémiologie. Leur article rappelle comment Barthes, progressivement, a tenté de faire valider par la communauté scientifique cette discipline nouvelle, tandis que dans un second temps, après Mai 68, il s’en éloigne pour expérimenter d’autres approches plus sensibles et expérimentales liées à l’écriture.
Les années 1970 marquent en effet, on l’a souvent rapporté, un moment de rupture pour Barthes. Ce qui est connu comme un revirement barthésien n’est en fait, comme le montre l’article de Magali Nachtergael sur Barthes et les petites revues, que la mise en lumière d’une activité commencée depuis Existences , à savoir, la recherche d’une modalité de pensée plus plastique, loin de la rigidité académique, et en phase avec les expérimentations de son temps. La contribution plastique inédite de Louise Hervé et Chloé Maillet autour d’Existences est un hommage à ces excursions barthésiennes dans des marges qui se révèlent parfois aussi signifiantes, voire plus, que ses interventions dans l’establishment critique.
C’est aussi, comme le montre les articles de Suk Hee Joo et Guido Mattia Gallerani, la période où Barthes s’intéresse à la constitution de son ethos d’auteur (ou son anti-ethos), en marge de son projet autobiographique Roland Barthes par Roland Barthes, initié en 1971 et publié quatre ans plus tard. A travers ses entretiens dans la presse masculine (Vogue Hommes et Playboy), Suk Hee Joo montre comment Barthes reprend et déconstruit des figures mythologiques, tout en mettant en scène une parole subjective et intime, liée au corps et à l’amour, qui prend le dessus sur la dimension autrefois engagée et critique de ses interventions en revue et témoigne d’un déplacement de la focale barthésienne sur les phénomènes de société. Guido Mattia Gallerani, en recensant ses nombreuses interventions dans les médias, montre quant à lui à quel point la figure de Barthes est liée à une production de discours parallèle à ses écrits à travers la presse, et notamment des entretiens dont il suivait de très près la rédaction. L’ensemble des contributions montre donc, à travers la lorgnette de la publication périodique, les multiples facettes d’un Barthes aux prises avec son temps, lecteur de la presse, commentateur de l’actualité, critique littéraire et artistique et aussi, homme de média, un véritable individu contemporain en somme.
Avant-propos au numéro 3 de la Revue Roland Barthes.
Jacqueline Guittard, Université Picardie Jules Verne, CERCLL, EA 4283 ; Magali Nachtergael, Université Paris 13, Pléiade EA 7338
Jacqueline Guittard & Magali Nachtergael, « Avant-propos », in Jacqueline Guittard & Magali Nachtergael (dir.), Revue Roland Barthes, nº 3, mars 2017 [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/intro_revue_3.html [Site consulté le DATE]