Revue

Roland

Barthes





n°3 - Barthes en revues (1942-1980) > mars 2017




Fanny Lorent et Thomas Franck

Le projet sémiologique de Barthes dans la revue Communications




Introduction


Choisir d’étudier Barthes « en revue » offre la possibilité de saisir sa pensée en mouvement – c’est-à-dire, comme il le disait lui-même, prise entre la précarité de la parole et le figement du livre – et « cela donne à lire autrement le temps », les articles apparaissant comme autant de « moments de conjonction, de recherche, de tentatives ou d’essais, définitivement provisoire comme dirait Queneau, toujours en travail[1] » . La revue, « sorte de mémoire immédiate[2] » d’une époque, est aussi un espace dépositaire d’une réflexion en cours d’élaboration – une réflexion au carré, pourrait-on dire : à la fois celle d’un auteur en particulier, et celle d’une « microsociété », rassemblée autour de « valeurs communes et d’un projet collectif[3] » . Nous tâcherons donc ici, dans le cadre de cet article consacré à Barthes et à la revue Communications, de suivre les réflexions de celui-ci telles qu’elles s’inscrivent, ou ne s’inscrivent pas, dans le programme de celle-là, et d’estimer – c’est-à-dire à la fois, d’accorder de la valeur, et de déterminer celle-ci – ces accointances et ces éloignements.

La revue étant avant tout un espace de l’inachèvement, une « étape transitoire », un « banc d’essai », qui n’a pas le « caractère d’éternité[4] » du livre, elle apparaît comme le lieu idéal pour considérer une pensée dans son déploiement et dans ses retournements ainsi que dans son étroite relation avec la matérialité discursive et éditoriale qui la détermine. L’itinéraire de Barthes dans Communications, revue qu’il crée, pour laquelle il donna dix-neuf articles de 1961 à 1979, et dans laquelle il fut très actif pendant sa période structuraliste, permettra alors de revenir sur l’un des aspects importants de sa carrière, qui est pourtant aujourd’hui l’un des plus rejetés : celui qui est marqué par ce que Barthes a nommé lui-même la sémiologie – discipline dont il s’empare, on le sait, en inversant le programme saussurien : « la sémiologie doit être une branche de la linguistique et le signe linguistique doit être le modèle épistémologique permettant de saisir n’importe quel message[5] » , résume bien Éric Marty.

Ce programme sémiologique, à la fois « aventure intellectuelle, aventure institutionnelle, aventure personnelle[6] » , c’est notamment dans la revue Communications qu’il le fonde et le défend. Il sera ainsi question de considérer la revue comme un espace singulier d’expression et d’exposition d’un savoir, dans ce qu’elle dit d’une certaine matérialité de la pensée, fondée sur un format bien précis, celui de l’article, tantôt programmatique, tantôt synthétique, sur des stratégies argumentatives et rhétoriques, sur la reprise et le déplacement d’un état donné de différents discours, scientifiques, doxiques, idéologiques, pédagogiques, etc. Il faudra pour ce faire dégager une série de particularités discursives témoignant du caractère programmatique et dynamique de la pensée sémiologique barthésienne, pensée qui doit être comprise et resituée dans sa situation historique et sociale[7] ainsi qu’à partir du double statut d’enseignant et de scientifique de son principal artisan. Cet article sera donc l’occasion d’aborder, avec toutes les nuances que permet de saisir la forme revue, ce parcours qui, de nos jours, pris rétrospectivement, et dans une unité excessive, « entraîn[e] le plus de résistance, le plus de hargne de l’opinion », et à propos duquel l’on n’a cessé de reprocher à Barthes « sa froideur, son jargon, son intellectualisme excessif et son culturalisme démocratique[8] ».



Création et projet


Avant tout, pour saisir dans tous ses aspects cet itinéraire revuistique, qui relève à la fois d’une intention scientifique et d’une pratique sociale, il nous faut revenir sur les conditions de création de la revue Communications et sur le projet institutionnel qui la porte. Communications, créée en automne 1961 par Barthes, Georges Friedmann et Edgar Morin[9] , et publiée aux Éditions du Seuil[10] , se pense, dès le départ, comme l’organe de publication du Centre d’Études des Communications de masse (C.E.C.MAS), qui est lui-même une émanation de la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) – que Barthes a intégrée, en 1960, en qualité de chef de travaux, et, au sein de laquelle, deux ans plus tard, il devient directeur d’étude. Ce centre, fondé et dirigé par G. Friedmann, entend, selon les mots de Barthes dans les Annales, occuper « une place restée vide jusqu’à présent (du moins en France), et qu’il était nécessaire d’occuper […] ». Il poursuit :

La recherche sociologique ne peut rester indifférente à ces phénomènes massifs de notre société contemporaine que sont la Presse, la Radio, la Télévision, le Cinéma, la Publicité, toutes ces voies (media) par lesquelles l’information et le rêve, indissolublement mêlés, sont quotidiennement communiqués à des millions de consommateurs : ce sont là des phénomènes considérables, que l’on devra fatalement étudier dans toutes leurs dimensions : économique, sociologique, idéologique, anthropologique même[11]

.

L’objectif principal de Barthes, dans ce court texte de présentation du Centre, semble être la légitimation de ces nouveaux objets d’étude, qu’il a déjà œuvré à faire connaître en France depuis ses mythologies, publiées en volume en 1957, et qui se trouvent désormais rassemblées sous une désignation scientifique grâce aux termes de « culture de masse » ou « communications de masse ». Si l’intérêt de Barthes pour celles-ci n’est pas neuf, le C.E.C.MAS représente pour lui l’occasion de travailler à la construction d’une méthode d’analyse, qui prendrait en compte non plus seulement le contenu de ces objets, mais aussi leur forme : « […] c’est alors toute une nouvelle sémantique qu’il […] faut édifier, et l’on est fort loin ici de l’analyse classique de contenu[12] » – on remarquera ici que Barthes n’emploie pas le terme sémiologie, qui n’apparaît en fait ni dans ce texte de présentation du Centre ni dans l’éditorial de la revue.

Cet intérêt nouveau pour les cultures dites de masse doit notamment être compris conjointement à la réception française de l’École de Francfort, de la Théorie critique et plus précisément de l’œuvre d’Adorno[13] . Si celui-ci est invité en 1958 à la Sorbonne puis en 1961 au Collège de France et que Communications publie en 1964 son texte « L’industrie culturelle », il ne faudrait toutefois pas mésestimer, comme l’ont montré Miguel Abensour[14] et Olivier Voirol[15] , les réelles divergences existant entre la théorie critique francfortoise et les premiers représentants français des études sur la culture de masse. Un des principaux acteurs de cette réception critique, par ailleurs membre du comité de direction de Communications, est Edgar Morin qui mobilise le concept de « Kulturindustrie » dans un article au titre évocateur « L’Industrie culturelle » (paru dans le premier numéro de Communications). Il nous faut dès lors comprendre les positions disciplinaires et théoriques de Barthes dans leur relation avec ce contexte philosophico-politique particulier, l’usage des termes massifs, rêves ou consommateur dans l’article des Annales s’inscrivant dans une production discursive historiquement située, celle de la critique de la théorie critique (par ailleurs menée par Adorno lui-même au sein de Communications).

Avec le Centre, et sa revue Communications, qui entend notamment être un relais des recherches qui y sont menées, Barthes trouve enfin un ancrage institutionnel qui, comme l’écrit Samoyault, « favorise son affirmation scientifique ; une plus grande aisance matérielle lui procur [ant] des refuges favorables à l’écriture[16] » . La création de la revue, si elle prend acte de la précarité dans laquelle se trouve encore le projet collectif qui la sous-tend[17] , offrira à Barthes toute la latitude dont il a besoin pour épanouir un projet théorique, déjà esquissé ailleurs, notamment dans les Mythologies et plus précisément dans « Le mythe aujourd’hui », mais qu’il espère faire gagner en fermeté et en « scientificité ». En effet, avec l’intégration de l’EPHE, Barthes voit son statut d’essayiste – Marty n’hésite pas à qualifier le Barthes d’avant 1960 d’« intellectuel marginal et critique[18] » – se transmuer en celui de chercheur « occupé par des recherches lentes mûries dans la réflexion et destinées à la transmission[19] » , et sa pratique revuistique semble refléter ce changement : si, avant 1960, Barthes publie principalement dans des revues dites littéraires – c’est notamment dans Les Lettres Nouvelles qu’il publie ses « Mythologies » –, il se dirige peu à peu vers des revues plus scientifiques telles que Informations sur les sciences sociales, Les Cahiers de la publicité, les Annales, L’Année sociologique, etc. Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’avant la création de Communications Barthes écrivait déjà des articles qui auraient trouvé parfaitement leur place dans la revue : pour ne prendre que l’exemple de l’objet « vêtement », qui on le sait occupera longtemps Barthes, l’on peut citer « Histoire et sociologie du vêtement, quelques observations méthodologiques » (Annales, n° 3, juillet-septembre 1957) ; « Pour une sociologie du vêtement » (Annales, mars-avril 1960) et « Le bleu est à la mode cet été. Notes sur la recherche des unités signifiantes dans le vêtement de mode » (Revue française de sociologie, n° 1, 1960)[20] . Le travail sémiologique barthésien relatif à la culture de masse ne débute pas ainsi avec la revue, mais trouve avec elle une opportunité de se consolider théoriquement – et c’est ce phénomène qui caractérise la première période que nous étudierons.

Ce qui se joue ainsi, avec la création de la revue Communications qui ambitionne, tout comme le C.E.C.MAS, de « soumettre à l’analyse sociologique l’ensemble des phénomènes que l’on est convenu de grouper, faute de mieux, sous le nom de communications de masse […][21] » , c’est ainsi un bouleversement disciplinaire, qui a le mérite « d’ouvrir l’éventail des objets d’étude possibles […] et d’écarter a priori l’idée qu’il existe de “mauvais objets”[22] » , en s’éloignant de la sorte à la fois d’une perspective esthétique de plus en plus dominante en France à cette époque, sous l’impulsion de Genette, Todorov, Meschonnic et d’autres, à savoir celle de la poétique, qui resserre son champ d’études à la littérature, et d’une attitude strictement condamnatrice et critique héritée de l’École de Francfort[23] . En ce qui concerne Barthes, l’on assiste à un déplacement du statut de ces nouveaux objets, Éric Marty décrivant ce glissement en ces termes :

D’une certaine manière alors, ce qui était, au temps de l’aventure théâtrale, honni et méprisé – la petite bourgeoisie – devient, par la seule vertu de ce mot nouveau, ce mot technique, vidé de ses connotations politiques et populistes, ce mot devenu lisse et neutre – les masses, la massification, la société de masse – et par la vertu de la nouvelle science qui peut l’appréhender, l’objet d’un enthousiasme intellectuel[24].

Si, plus tard, Barthes déclarera s’être laissé, en délaissant la conscience démystificatrice qui animait les Mythologies, « empoiss [é] par l’information et la culture de masse[25] » , les années qui suivent la création de Communications sont bercées par un « rêve (euphorique) de scientificité (dont Système de la mode et les Éléments de sémiologie sont les résidus)[26] » qui contraste avec les premiers travaux, davantage critiques et démystificateurs, sur la culture de masse. La perspective des Mythologies qui s’appliquait à mettre en lumière les fondements culturels de ce qu’un ordre social-symbolique tente de présenter comme naturel correspondait davantage à un projet démystificateur, placé sous le signe du marxisme, dont les ambitions sont d’historiciser les rapports de sens – lieux d’expression des rapports de force socio-historiques – qu’une classe tente d’essentialiser. Cet héritage idéologique, ayant également structuré les travaux francfortois, est nettement moins prégnant et explicite, dans le cas de Barthes, dans les textes qu’il publie en 1960 dans Communications que dans ses œuvres précédentes (notamment dans Le Degré zéro de l’écriture ou dans les Mythologies). Ce déplacement idéologique est notamment corrélé à une volonté de revaloriser, du moins de soumettre à une analyse scientifique, les objets culturels étudiés, ceux-ci n’étant pas appréhendés comme essentiellement mystificateurs et aliénants (tels que les conçoit majoritairement la théorie critique francfortoise), mais comme des productions culturelles historiquement situées, sous-tendues par des contradictions idéologiques et structurées selon des logiques sémiologiques propres. Ainsi, avant d’aborder les textes qui constituent les principales traces – pour le dire moins négativement que Barthes – de ce fantasme scientiste et de ce relatif relâchement critique, tâchons d’en saisir le déploiement, au rythme de ses contributions à la revue Communications, en prenant soin de les faire résonner, lorsque cela nous apparaîtra nécessaire, avec, à la fois, les textes de Barthes donnés à la même époque à d’autres revues et ceux d’autres auteurs de la revue du C.E.C.MAS.



1961-1966 : Vers une sémiologie générale


Les premières années de Communications sont marquées par une intense volonté de formalisation d’une méthode et de légitimation de ces nouveaux objets d’étude qui appartiennent aux communications de masse. L’on voit donc paraître, dans les premiers numéros, de nombreux articles consacrés à la défense de cette approche alors encore très peu répandue en France, dont les titres sont évocateurs d’une perspective fondamentalement ancrée dans une socio-historicité intellectuelle, celle de l’héritage et de la réception des théories allemandes de la culture de masse et de l’industrie culturelle[27] : l’on peut citer, en vrac, les articles « Enseignement et culture de masse » de Georges Friedmann (n° 1, 1961), « Tendance de la recherche dans le domaine des communications de masse » de Moris Jonawitz et Robert Schulze (n° 1, 1961) ; l’ensemble du dossier « Débat : Enseignement et culture de masse » pour lequel Barthes donne « Œuvre de masse et explication de texte » (n° 2, 1963), le numéro thématique « Culture supérieure et culture de masse » (n° 5, 1965) ainsi que les nombreux comptes-rendus d’ouvrages, dans lesquels les auteurs ne manquent pas de rappeler les fondements théoriques de la revue – c’est ce que fait Barthes, notamment, dans « Civilisation de l’image » (n° 1, 1961). À côté de ces articles à la volonté programmatique, les premiers numéros sont l’occasion d’offrir une vision élargie sur tout le panel de ces nouveaux objets. Ainsi, les trois premiers numéros témoignent d’une grande diversité : se trouvent traités, en priorité, le cinéma (notamment dans la première livraison avec « Films et héros de films en Inde » de R.N Saksena, ainsi que « Conditions d’apparition de la Nouvelle Vague » d’Edgar Morin et « Les héros des films dits “de la Nouvelle Vague” » de Claude Brémond, Évelyne Sullerot et Simone Berton[28] ) ; la presse (avec, entre autres, dans le n° 1, « Une analyse de presse : Le voyage de Khrouchtchev en France » de Violette Morin et, dans le même numéro, « Les couvertures de Paris-Match » de Claude Frère, qui donnera également, à propos du même magazine, « Un programme chargé », dans le numéro suivant) ; la télévision (ne citons que « La télévision vécue » écrit par Friedmann pour le troisième numéro), etc.

Barthes participe alors avec bonheur à ces efforts pour circonscrire et réguler un nouveau champ d’études – et, de facto, à définir une ligne éditoriale cohérente pour la revue Communications. Ses premières contributions à la revue portent alors non pas sur la littérature, ni même sur un autre système linguistique, mais sur l’image. « Le message photographique[29] » , son premier article dans Communications, écrit en 1961, alors qu’il ne dirige pas encore de séminaire au C.E.C.MAS, n’est ainsi pas dépourvu d’une forte charge militante. D’emblée, les premières lignes ancrent très fortement sa réflexion dans le projet théorique de la revue : « La photographie de presse est un message. L’ensemble de ce message est constitué par une source émettrice, un canal de transmission et un milieu récepteur[30] » , écrit-il. Barthes précise alors très rapidement qu’il laisse le soin à la sociologie de prendre en charge les versants de l’émission et de la réception, alors que « pour le message lui-même, la méthode ne peut être que différente […] ». Il poursuit :

[…] quelles que soient l’origine et la destination du message, la photographie n’est pas seulement un produit ou une voie, c’est aussi un objet, doué d’une autonomie structurelle ; sans prétendre nullement couper cet objet de son usage, il faut bien prévoir ici une méthode particulière, antérieure à l’analyse sociologique elle-même, et qui ne peut être que l’analyse immanente de cette structure originale, qu’est une photographie[31].

S’il présente bel et bien la perspective sociologique comme complémentaire à celle qu’il va adopter, Barthes s’en éloigne ici pour donner les premières lignes d’une méthode sémiologique[32], qui ne porte pas encore son nom. Il fonde alors son analyse du message photographique en partant d’un « paradoxe structurel et éthique » : « Le paradoxe photographique, ce serait alors la coexistence de deux messages, l’un sans code (ce sera l’analogue photographique), et l’autre à code (ce serait l’“art”, ou le traitement ou l’“écriture”, ou la rhétorique de la photographie)[33] » . Barthes, en effet, renouant avec d’anciennes préoccupations, qui émaillent notamment Le Degré zéro de l’écriture, fait de la photographie une entreprise de pure dénotation, à laquelle viennent se greffer des connotations – dont il tente d’établir un catalogue des procédés dans cet article. Ces procédés, au sein desquels la légende ainsi que tout texte accompagnant la photographie occupent la place la plus importante, ont alors, à ses yeux, pour « fonction d’intégrer l’homme, c’est-à-dire de le rassurer », en faisant d’un « objet inerte un langage » et en transformant « l’inculture d’un art “mécanique” dans la plus sociale des institutions[34] » . En jouant sur ce paradoxe, l’on voit donc Barthes tenté de conjuguer une ancienne fascination pour un réel littéral, dénoté, avec les présupposés épistémologiques et idéologiques de la revue, qui reposent sur l’analyse de systèmes signifiants, socialement institués et constitutifs d’idéologie : « Le Centre d’Études des Communications de Masse […] souhaite que son travail serve à définir des choses, et non des mots ; et c’est précisément à cet effort d’élucidation réelle qu’il consacrera la publication annuelle dont il présente aujourd’hui le premier numéro[35] » . Cette remarque de l’éditorial de la revue coïncide remarquablement avec l’attitude première de Barthes qui consiste en un projet de saisie littérale du réel couplé à un « effort d’élucidation », c’est-à-dire à une analyse des significations culturelles-symboliques que rend possible l’approche sémiologique : « c’est parce que la visibilité s’accompagne d’une lisibilité, que ces signes sont lus et traduits en mots, qu’ils font l’objet de l’étude sémiologique[36] » , résume bien Samoyault.

Barthes revient alors, dans le n° 3 de Communications, sur la coexistence des deux structures, l’une visuelle, l’autre linguistique, qui cohabitent dans l’image pour la rendre signifiante. Dans le compte-rendu qu’il donne, en 1964, de La Civiltà dell’immagine, on peut lire :

Le sentiment très vif que nous avons actuellement d’une « montée » des images nous fait oublier que dans cette civilisation de l’image, l’image, précisément, n’est pour ainsi dire jamais privée de parole (photographie légendée, publicité annoncée, cinéma parlant, fumetti) ; on en vient à penser que l’étude de cet univers moderne de l’image – qui n’a pas encore été réellement entreprise – risque d’être à l’avance faussée, si l’on ne travaille pas immédiatement sur un objet original, qui n’est ni l’image ni le langage, mais cette image doublée de langage, que l’on pourrait appeler la communication logo-iconique[37].

Ce qui importe surtout à Barthes, à cette époque, est d’imposer une méthode d’analyse, ici propre à la structure interne du système signifiant iconique, mais dont on sent déjà la portée générale et le potentiel d’exportation à d’autres systèmes de signes. L’on peut citer ici un autre compte-rendu de Barthes, donné par le n° 1 de la revue, concernant un recueil lui aussi nommé Civilisation de l’image :

Or toute « signification » (à plus forte raison, tout « langage ») implique une structure très précise ; on ne peut se contenter de dire qu’une chose « signifie », sans entrer dans une technique du sens, c’est-à-dire dans une sémantique, qui est peut-être, comme on l’a dit ailleurs, beaucoup plus typique que les signifiés eux-mêmes (au reste, l’on parle volontiers de signification, mais jamais de signifiants et signifiés, ce qui est un tour de force). Bref, recourir au signe sans pousser le recours jusqu’à la structure qui le constitue, c’est aller trop loin ou pas assez[38] .

De telles déclarations nous assurent ainsi que nous sommes bien dans un premier temps de ses réflexions sémiologiques, tournées avant tout vers la justification et l’affirmation de la méthode plus que vers l’exploration des applications de celle-ci[39] . Bien sûr, Barthes poursuit tout de même son travail sur l’image, en prenant pour objet privilégié l’image publicitaire qui, doublant toujours « visible » et « lisible », informations iconique et textuelle, représente, aux yeux de Barthes, un corpus de choix – travail qui aboutira au célèbre article « Rhétorique de l’image », publié en 1964, dans le quatrième numéro de la revue.

Ce texte, qui développe en les précisant les propos de l’article « Le message publicitaire » paru en 1963 dans Les Cahiers de la publicité, est publié dans le n° 4 de la revue Communications, consacré aux « Recherches sémiologiques » et rassemblant les textes de Brémond, Todorov, Metz, et Barthes. Ce numéro, dont on connaît la fortune, est précédé d’une présentation, signée par Barthes, qui constitue, à la fois, un premier bilan à propos des recherches sémiologiques initiées depuis le début des années 1960, et la première mise au point épistémologique sur les fondements de cette science, qui, comme l’écrit Barthes, « n’est pas encore constituée », qui a été postulée avant d’être illustrée, et dont le nom est « proposé ici dans un esprit de confiance, mais aussi de retenue [40]» . D’emblée, Barthes met l’accent sur l’étendue du champ d’investigation qui s’offre à l’analyse sémiologique – « la sémiologie a donc pour objet tout système de signes, quelle qu’en soit la substance, quelles qu’en soient les limites […] » – en prenant soin de lier cette ouverture aux domaines couverts par la revue Communications – « Il est certain que le développement des communications de masse donne aujourd’hui une très grande actualité à ce champ immense de la signification […][41] » – mais tout en appelant déjà à des perspectives qui la dépassent : « nous espérons élargir peu à peu l’étude des communications de masse, rejoindre d’autres recherches, contribuer avec elles à développer une analyse générale de l’intelligible humain [42]» .

Dans ce texte fondateur, Barthes énonce alors le principe méthodologique qui sous-tend son programme sémiologique : « Il faut admettre dès maintenant la possibilité de renverser un jour la proposition de Saussure : la linguistique n’est pas une partie, même privilégiée, de la science générale des signes, c’est la sémiologie qui est une partie de la linguistique […][43] » . Ce renversement, Barthes le justifie grâce au constat que tout système de signes se trouve, d’une façon ou d’une autre, lié au langage humain : « […] il n’y a de sens que nommé, et le monde des signifiés n’est autre que celui du langage [44]» . Cette idée, Barthes la développait déjà dans ces premiers textes à propos de l’image[45] en revendiquant, on l’a vu, l’étude d’un type de message « logo-iconique » et elle se trouve ici, détachée de l’objet photographique, élevée en principe général pour fonder une nouvelle sémiologie subordonnée à la linguistique.

C’est d’ailleurs à nouveau de cette hypothèse qu’il repart pour établir les grands axes de son article « La Rhétorique de l’image » qui se déploie selon l’idée que « nous savons qu’un système qui prend en charge les signes d’un autre système pour en faire ses signifiants est un système de connotation ». Il poursuit : « On dira donc tout de suite que l’image littérale est dénotée et l’image symbolique connotée. On étudiera donc successivement le message linguistique, l’image dénotée et l’image connotée[46] » . Fondateur pour l’analyse de l’image – publicitaire en particulier, puisque se concentrant sur une publicité Panzani – ce texte est aussi l’occasion pour Barthes de jeter des ponts vers d’autres systèmes de signes, en affirmant l’homologie des procédés de signification :

À l’idéologie générale, correspondent en effet des signifiants de connotation qui se spécifient selon la substance choisie. On appellera ces signifiants des connotateurs et l’ensemble des connotateurs une rhétorique : la rhétorique apparaît ainsi comme la face signifiante de l’idéologie. Les rhétoriques varient fatalement par leur substance (ici le son articulé, là l’image, le geste, etc.), mais non forcément par leur forme ; il est même probable qu’il existe une seule forme rhétorique, commune par exemple au rêve, à la littérature et à l’image[47] .

L’on voit donc Barthes, au fil de ses contributions à Communications, se distancier de plus en plus de son premier objet d’étude, l’image, pour s’engager sur la voie d’une sémiologie généralisée, moment nécessaire dans un projet d’institutionnalisation disciplinaire. C’est en ce sens qu’il faut lire le deuxième article que Barthes écrit pour ce numéro sémiologique, « Éléments de sémiologie », qui entend « dégager de la linguistique des concepts analytiques dont on pense a priori qu’ils sont suffisamment généraux pour permettre d’amorcer la recherche sémiologique[48] » . Cet article de synthèse, qui est le fruit des recherches menées par Barthes dans son séminaire, se conçoit ainsi comme une « boîte à outils » à l’usage de ceux qui voudraient se lancer dans l’étude des systèmes signifiants, linguistiques et non-linguistiques. Ainsi, les exemples choisis par Barthes, pour illustrer les applications sémiologiques des concepts de Saussure et de Hjelmslev, notamment dans la première partie consacrée à la distinction langue/parole, portent sur le vêtement, la nourriture, et, à nouveau, sur les « systèmes complexes » (cinéma, publicité, télévision), qui, mêlant différentes substances signifiantes, iconiques et textuelles, brouillent cette dichotomie, mais s’avèrent être « les plus intéressants[49] » . Les autres articles présents dans le numéro témoignent également de la diversité des systèmes pris en charge par cette nouvelle science. Anticipant sur le numéro consacré à l’analyse du récit en 1966, Brémond se confronte aux propositions de Propp et aboutit à la double conclusion qu’il faudrait, d’une part, prendre « pour objet l’étude comparée des structures du récit à travers tous les messages qui comportent une couche de narrativité : formes littéraires et artistiques, technique se servant du mot, de l’image ou du geste », et d’autre part, « mettre en relation, non les formes du récit entre elles, mais la couche narrative d’un message avec les autres couches de signification[50] » , tandis que, de son côté, Todorov se consacre à l’analyse sémiologique d’un poème bulgare et Metz à une étude des spécificités du langage cinématographique.

Les propositions de Barthes, à cette époque, font donc école et l’on voit, dans la revue Communications, s’imposer une perspective sémiologique, qui vient s’ajouter aux approches initiales, et qui se pense dans un rapport de complicité avec celles-ci. Barthes conclut alors ses « Éléments de sémiologie » en fixant les relations que doit entretenir la sémiologie avec d’autres disciplines : s’il rappelle que l’analyse sémiologique n’est viable qu’en respectant un principe d’immanence, qui met naturellement de côté les autres dimensions (économique, sociologique, etc.) de l’objet étudié, il convient que celles-ci « relèvent chacun[e] d’une autre pertinence » – qu’il faut alors traiter « en termes sémiologiques, c’est-à-dire situer leur place et leur fonction dans le système de sens » :

[…] la Mode, par exemple, a, de toute évidence, des implications économiques et sociologiques : mais le sémiologue ne traitera ni de l’économie ni de la sociologie de la Mode : il dira seulement à quel niveau du système sémantique de la Mode, l’économie et la sociologie rejoignent la pertinence sémiologique […][51].

L’on voit donc Barthes, en 1964, se doter d’un « habitus disciplinaire » (Bourdieu) fort, qui lui permet de fédérer autour de lui, et de la revue dont il est responsable, une communauté de spécialistes partageant des schèmes partagés de perception et œuvrant de la sorte à la consolidation du paradigme disciplinaire et garantissant, à la fois, son renouvellement. Ce mouvement, qui ne va pas, certes, comme on vient de le voir, sans mouvement de distinction par rapport à d’autres secteurs du savoir, s’accompagne alors surtout d’une volonté de se maintenir dans un projet commun, tel qu’il est porté par la revue Communications.

Pour preuve, l’on peut citer un court texte exemplaire de cet esprit conciliateur : celui que Barthes donna, en 1965, pour le dossier, dans le n° 5 de la revue, consacré à la problématique des « Intellectuels et la culture de masse ». Dans cette « Intervention », Barthes se livre à une analyse sémiologique, à partir de quatre types de documents, de l’opposition entre culture de masse et culture savante et termine sa réflexion en insistant sur le fait que « l’antithèse dissymétrique, telle précisément qu’elle est représentée dans le jeu éternel de la majorité et de la minotiré, constitue, nous commençons à l’entrevoir, le dynamisme élémentaire de la signification […][52] » . Ainsi, par ce tour de passe-passe métaréflexif, Barthes à la fois réaffirme sa fidélité à la revue, et notamment à ces objets, et démontre l’étendue de l’efficacité de la méthode sémiologique qu’il s’attache à promouvoir.

La succession des publications de Barthes dans la revue Communications met ainsi en lumière les processus de tâtonnement, de retournement, de déplacement propres à une pensée sémiologique en train de se construire et de se développer. Privilégiant dans ses premiers comptes rendus une forme d’affirmation et de justification méthodologiques, illustrant ensuite son approche sémiologique dans « Rhétorique de l’image » puis la généralisant et la synthétisant dans ses « Éléments de sémiologie », Barthes trouve dans Communications un espace discursif et éditorial propice au développement critique et réflexif d’une discipline scientifique nouvelle. La rhétorique qu’il privilégie dans ces premiers articles traduit en quelque sorte cette dynamique de pensée, allant directement au cœur des problèmes théoriques, se formulant par explicitations méthodiques et se structurant clairement, grâce à des questions oratoires, introduites puis déplacées, par des reformulations des thèses précédemment défendues, par des annonces, etc. Ces particularités rhétoriques et argumentatives traduisent, plus encore qu’un projet scientifique naissant et tâtonnant, une posture discursive en quête de reconnaissance, un ethos d’enseignant, de séminariste, fondant ce que nous avons appelé plus haut avec Bourdieu un « habitus disciplinaire » : en attestent les questions introductives dans « Le message photographique[53] » et dans « Œuvre de masse et explication de texte[54] » , les rappels introductifs et les relances conclusives dans le même « Œuvre de masse et explication de texte[55] » ou encore les annonces et les reprises dans « Rhétorique de l’image[56] » . À l’appui de ces stratégies argumentatives de reprise, d’annonce et de relance, l’on peut relever, de manière plus explicite, les notes de bas de page présentes dans « Rhétorique de l’image » qui renvoient tantôt à l’article précédent « Le Message photographique », tantôt au suivant « Éléments de sémiologie générale », positionnant ainsi chaque article au sein d’une œuvre en cours d’élaboration. Par ces publications et par l’adoption d’un style autoréflexif et d’une dynamique de recherche, Barthes assume en quelque sorte la transition de son statut d’intellectuel d’intervention à celui de chercheur-professeur en cours de reconnaissance et de légitimation.

Loin de vouloir nier la véritable systématicité théorique et méthodologique que Barthes entend mettre en œuvre dans chacun de ses textes, systématicité par ailleurs fort bien illustrée par les quarante-deux pages de « Éléments de sémiologie » précédées d’un plan et suivies d’un index, nous remarquerons que les développements successifs que l’auteur propose dans Communications trouvent dans cette matérialité singulière qu’est l’article de revue un format et un lieu éditoriaux propices à leur expression critique et autoréflexive. Privilégiant une fragmentation d’un savoir non établi, permettant un retour réflexif et suscitant des débats au sein d’une collectivité intellectuelle, le format de la revue, par sa périodicité, sa brièveté et son caractère programmatique, a foncièrement participé à la construction théorique de la sémiologie structurale. Si Barthes apporte à la revue une certaine cohérence théorique et méthodologique ainsi qu’une assise institutionnelle, celle-ci rend possible, en retour, la formalisation d’une connaissance scientifique qu’elle légitime et qui n’aurait probablement pas pu naître dans un contexte discursif étranger aux travaux d’Adorno, de Morin et de Friedmann – ceux-ci participant en effet d’une communauté intellectuelle constitutive d’une certaine histoire des idées collectives que la revue matérialise.

La période que nous venons d’aborder rend ainsi compte d’un rêve œcuménique de Barthes, qui « croyait alors que la théorie sémiologique une fois posée, il fallait construire des sémiotiques particulières, des sémiotiques appliquées à des ensembles préexistants d’objets culturels : la nourriture, le vêtement, le récit, la ville, etc[57]. » . À la suite du parcours délimitant ce premier moment programmatique, il est temps de nous pencher sur la deuxième période des publications de Barthes dans la revue Communications, celle qui voit un resserrement de ses préoccupations vers des objets littéraires – qu’il avait laissés de côté quand il s’agissait d’institutionnaliser la pensée sémiologique et d’en démontrer l’amplitude du champ d’action. Sans doute aussi, on peut aisément l’imaginer, les œuvres littéraires ne représentaient pas, pour Barthes, un réservoir de messages dont la socio-sémiologie pouvait s’emparer : revenir à la littérature ne pouvait dès lors qu’impliquer un changement de perspective – c’est ce que nous allons maintenant voir.



1966-1967 : retour à la littérature


Les années 1966 et 1967 constituent une période charnière dans les rapports de Barthes à la revue Communications, et au paradigme structuraliste dans son ensemble. En effet, ces années voient à la fois advenir le point culminant de l’aventure théorique initiée précédemment, et sa remise en question, son ébranlement, sa fragilisation : les deux articles publiés par Barthes dans la revue – « Introduction à l’analyse structurale des récits » (n° 8, 1966) et « L’Effet de réel » (n° 11, 1968) – sont alors exemplaires de ce renversement, bien que celui-ci soit, bien sûr, également perceptible ailleurs.

Ce qui unit ces deux articles, au-delà des différences fondamentales sur lesquelles on s’attardera, tient dans le retour de Barthes à la littérature dont ils témoignent tous deux. Après deux années consacrées à l’image et à d’autres systèmes de signes, Barthes revient à des objets littéraires. Son intérêt pour la littérature, bien qu’il n’ait jamais cessé, s’était en effet amoindri entre 1961 et 1966, et on le voit ainsi renaître, à cette époque, dans Communications – la revue dans laquelle il s’en était pourtant le plus éloigné – ainsi que dans d’autres lieux de publication. Barthes renoue ainsi avec des revues dans lesquelles il avait été très actif dans les années 1950 et qu’il avait délaissées à partir du début de la décennie suivante : il en va ainsi de la revue Esprit, pour laquelle Barthes donne neuf articles jusqu’en 1959, et dans laquelle il publie, après six ans de silence, « Témoignage sur le théâtre », en 1965, ainsi que de la revue Critique, où il donne huit textes jusqu’en 1963, pour revenir, en 1965, avec « Drame, Poème, roman » – revues auxquelles vient s’ajouter en priorité, en 1965 et 1966, La Quinzaine littéraire, dans laquelle il publiera, jusqu’en 1975, pas moins de douze articles.

Dans la ligne éditoriale de Communications, on ne constate pas pareil infléchissement vers la littérature : la revue continue d’explorer le vaste champ des communications de masse, en ne privilégiant nullement les objets de nature linguistique. Ainsi, le n° 6, en 1965, est consacré aux « Chansons et disques » tandis que le n° 7, l’année suivante, prend pour titre « Radio-télévision : réflexion et recherche ». Ce dernier numéro est remarquable dans l’histoire de la revue, et pour l’angle d’approche qui est le nôtre, car il est le premier à faire figurer dans ses pages des « Chroniques sémiologiques », auxquelles participent ici certains des plus proches disciples de Barthes : Todorov, Brémond, Metz, auxquels il faut ajouter Friedmann, qui s’attache, dans « Une rhétorique des symboles », à démontrer, via une réflexion sur les travaux de W. Lloyd Warner, l’existence d’une communauté de pensée entre sociologie et sémiologie. Citons ici les conclusions de ce texte, qui nous assure de la véritable légitimité acquise, en très peu de temps, par la sémiologie au sein du projet intellectuel de la revue Communications :

Malgré d’évidentes faiblesses, Warner a le grand mérite de nous orienter vers un domaine d’étude et de réflexion trop négligé par les sociologues et qu’il appartiendrait naturellement à une « sémiologie sociale » de prospecter. La vie de l’homme en société est, pour une grande part, faite d’un constant échange de signes. […]. Les réseaux de signe qui, à toute heure, sollicitent chacun de nous s’entremêlent et contribuent largement à former la trame de l’existence collective[58] .

Le temps de la conquête est donc déjà révolu, et le programme sémiologique de Barthes semble entièrement intégré à la revue[59] – et par le C.E.C.MAS, qui, d’ailleurs, en 1973, sera rebaptisé « Centre d’études transdisciplinaire. Sociologie. Anthropologie. Sémiologie ». Barthes peut, dès lors, poursuivre son périple dans les différents systèmes signifiants et ouvrir de nouveaux chantiers : la sémiologie barthésienne, qui, jusqu’ici, consistait essentiellement à analyser comme des langages des objets de grande consommation, va devenir, dans les années 1966 et 1967, une façon de lire autrement la littérature.

Avec « Introduction à l’analyse structurale des récits », publié dans un numéro thématique intitulé « Recherches sémiologiques : l’analyse structurale du récit », Barthes, on le sait, part du postulat selon lequel l’œuvre se conforme nécessairement à un modèle intemporel par rapport auquel elle se définit. Ainsi, partant de cette idée, il s’attache à établir une structure immuable qui serait une sorte de signifiant universel des récits. Avec cet article, climax de la pensée scientiste de Barthes, on voit celui-ci se diriger d’une sémiologie sociologique, qu’il s’était attachée à défendre en l’appliquant à une grande diversité d’objets, vers un structuralisme littéraire – qui, puise, bien sûr, son inspiration dans l’épistémè d’une sémiologie générale, bien que les références à cette discipline diminuent sensiblement. « Introduction à l’analyse structurale des récits », dont la perspective est strictement formaliste et structuraliste, aurait, en fait, trouvé parfaitement sa place dans une revue qui sera fondée, en 1970, notamment par Genette et Todorov, deux théoriciens qui écrivent ici aux côtés de Barthes, à savoir la revue Poétique. Le point d’attache qui lie encore fermement l’article de Barthes à la revue Communications tient dans la diversité des exemples choisis pour rendre compte de sa théorie. Proust voisine alors avec James Bond et Flaubert, car, « avec l’émergence de la modernité petite-bourgeoise, une approche de la littérature exclusivement fondée sur la valeur esthétique n’a plus de sens[60] » , écrit Éric Marty. Cette idée correspond à la posture qui était celle de Barthes dans Communications, voulant « examiner [la société] sans dédain, ni élitisme », preuve d’une réelle divergence avec une certaine critique francfortoise. Et c’est cette idée qui lui a permis de « suspendre en lui l’éternelle conscience malheureuse qui en fait un spectateur tragique et maladroit de l’histoire pour l’amener à participer à l’intelligible historique[61] » .

Sans nous attarder davantage sur cet article qui demanderait pourtant plus d’attention – notamment en vertu du bilan qu’il dresse des différentes perspectives en études du récit (Todorov, Brémond, Greimas, etc.) – penchons-nous maintenant sur un article qui, à peine deux ans plus tard, entame, pour la première fois, la confiance en la structure dont « L’analyse structurale… » portait la trace : « L’effet de réel », publié dans le numéro thématique « Recherches sémiologiques : le vraisemblable ». Dans ce dossier, dont le but est, comme l’écrit Todorov, de « montrer que les discours ne sont pas régis par une correspondance avec leur référent mais par leurs propres lois, et de dénoncer la phraséologie qui, à l’intérieur de ses discours, veut nous faire croire le contraire[62] », Barthes s’attache à l’étude des détails superflus, inutiles, qui excèdent la structure du récit, et qui ont en commun de prétendre « dénoter ce qu’on appelle couramment le “réel concret” (menus gestes, attitudes transitoires, objets insignifiants, paroles redondantes)[63] » . Ces « notations scandaleuses (du point de vue de la structure)[64] » , qui appartiennent au discours descriptif, Barthes s’évertue alors à les réintégrer à la structure et à les faire signifier : ces indications apparemment insignifiantes prennent sens grâce à la notion d’illusion référentielle, « car, dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel […][65] » , et, dans cet effet de réel, tient alors le vraisemblable moderne.

Cet article est remarquable au moins à deux titres, dont l’un se situe au niveau du parcours de Barthes dans Communications et l’autre, plus fondamental, au niveau d’une évolution générale de son rapport au structuralisme. On constate ainsi que, contrairement à ce que l’on observait dans « Introduction à l’analyse structurale », les exemples choisis par Barthes sont extraits, en ce qui concerne la littérature, de l’œuvre de Flaubert. S’il avait, en 1966, restreint son analyse sémiologique à l’étude de la littérature, il l’étendait tout de même, à l’époque, à un corpus relevant aussi de la culture de masse, alors que désormais, on le voit se concentrer sur un auteur on ne peut plus légitime. Il nous semble que l’on peut voir, dans ce simple déplacement, une prise de distance avec le dessein initiale de la revue – alors que, dans ce même numéro, Violette Morin s’intéresse aux récits de vol dans la presse et que Jules Gritti applique une démarche semblable à la casuistique et au courrier du cœur du magazine Elle.

Parallèlement à ce déplacement des objets analysés, il faut noter que la légitimité acquise par l’approche sémiologique initiée par Barthes dans les années 1961 à 1966 se constate dans l’usage différencié que celui-ci fait des références intellectuelles durant ces années et au cours de l’année 1968. Si ses premiers articles programmatiques sont saturés de renvois aux théories linguistiques (les « Éléments de sémiologie » et l’« Introduction à l’analyse structurale des récits » citent à de très nombreuses reprises Saussure, Hjelmslev, Jakobson, Levi-Strauss et, dans une moindre mesure, Merleau-Ponty, Martinet, Tarde, Jung, Durkheim, Humboldt, etc.), les articles de 1968 renvoient nettement moins, du moins explicitement, à des figures d’autorité (on relèvera deux renvois dans « L’écriture de l’événement », l’un à Glucksmann, l’autre à Derrida, et trois brèves allusions dans « L’effet de réel » à Curtius, à Valéry et à Platon). Cet effacement des références théoriques au fondement de l’approche sémiologique peut se lire comme une stratégie d’auto-affirmation et d’auto-légitimation qui entend se poser hors des références explicites qui ont dans un premier temps positionné la sémiologie par rapport à un héritage qui la légitime. Ainsi, le déplacement d’intérêt quant à l’objet se double d’un déplacement discursif, la rhétorique barthésienne prenant beaucoup plus de liberté méthodique et théorique, preuve d’une certaine légitimité acquise.

Dans le même ordre d’idée, le séminaire que tient Barthes à l’EPHE à cette époque, consacré à « L’analyse structurale d’un texte narratif : “Sarrasine” de Balzac », manifeste également son désintérêt progressif pour les communications de masse. Ce cours, dont S/Z, est, on le sait, la trace publiée, témoigne alors du processus de refonte du structuralisme, dont « l’effet de réel » est, en quelque sorte, l’étape transitoire. Alors même qu’en 1966 Barthes parlait encore de « structuralisme naissant[66] » , deux ans plus tard[67] , il s’en dégage pour s’aventurer sur la voie de la « textualité » : la notion de texte, « traversée productive de codes », va permettre à Barthes de se dépêtrer de la fixité, de l’immobilisme des structures. À partir de 1970, le littéraire, à ses yeux, ne réside plus dans la conformité à un modèle, mais dans le dynamisme textuel de production qui génère toute œuvre.

Ces nouvelles conceptions vont alors, à partir de 1968, percoler dans la revue Communications, c’est-à-dire dans le lieu même au sein duquel Barthes avait réussi à imposer la perspective structuraliste qu’il récuse désormais, et c’est ce phénomène qui retiendra notre attention dans le dernier temps du parcours réflexif que nous tâchons de dessiner ici.



L’après 1968 : les débuts de la textualité et la fin d’un projet structuraliste


Le bouleversement théorique de Barthes, qui le fait passer, sous l’influence de Kristeva et de Bakhtine, de la structure à la « structuration », de la signification à la « signifiance », est perceptible tout au long de cette troisième et dernière période, à laquelle on aurait sans doute pu déjà annexer « L’effet de réel », même si l’article n’en porte que les germes.

L’article qui ouvre ce dernier temps critique est intitulé « L’écriture de l’événement » et prend place dans un dossier consacré à l’analyse sociologique et sémiologique de la crise qui vient alors d’avoir lieu : Mai 68. Barthes se saisit de l’événement en s’attardant sur les formes d’écriture qu’il a suscitées : celle de la parole (sauvage, missionnaire, fonctionnaliste, etc.), celle du symbole (drapeau, barricade, monuments, etc.), et celle de la violence (la parole désenchaînée). Ces éléments de description, nous dit Barthes, doivent alors, pour sortir de leur inertie, non pas être interprétés – « c’est-à-dire l’opération par laquelle on assigne, à un jeu d’apparences confuses ou même contradictoires, une structure unitaire, un sens profond, une explication “véritable” » – mais doivent être pris en charge par « un discours nouveau, qui ait pour fin, non le dévoilement d’une structure unique et “vraie”, mais l’établissement d’un jeu de structures multiples[68] » . Ainsi, l’on voit Barthes condamner, avec une rhétorique qui rappelle celle de Critique et vérité, ses anciens postulats structuralistes, et faire l’apologie d’une nouvelle approche dynamique du texte.

Avec ce texte, Barthes se tourne vers des nouveaux objets, qui sont ceux dont s’empare également la « sociologie du présent », qui est, dès le début, l’un des axes les plus importants de la revue Communications, sous l’impulsion d’Edgar Morin[69] . Les événements de Mai 68 apparaissent alors comme des matériaux de choix pour cette approche, et le bouleversement qui s’en suit dans la société française pousse Barthes à donner à ses recherches de nouvelles inflexions. Si Sade, Fourier, Loyola sera, comme le dit Samoyault, « Le livre de Mai », on observe, dans Communications, une ébauche de ces nouveaux questionnements à propos de la possibilité d’établir une critique véritablement politique de la culture. Dans son article « Un cas de critique culturelle », publié en 1969, dans le n° 14, Barthes mène une analyse de la culture hippie et conclut en s’interrogeant :

Peut-on imaginer un art de vivre, sinon révolutionnaire, du moins dégagé ? Nul, depuis Fourier, n’a produit cette image ; aucune figure, pour les conjoindre, ne se substitue au militant et au hippy : le militant continue de vivre comme un petit-bourgeois, le hippy vit comme un bourgeois retourné : entre les deux, rien : critique politique et critique culturelle ne parviennent pas à coïncider[70].

Mais ce n’est pas dans Communications que Barthes répondra à ces questionnements. Si la revue, grâce aux divers angles d’approche qu’elle fait s’entrecroiser, lui a permis d’amorcer une réflexion sur les formes de vie, ce n’est pas dans les pages de celle-ci qu’il poursuivra celle-là.

D’ailleurs, Barthes se désengage progressivement de la revue, qui, elle-même, bien que s’orientant peu à peu vers l’étude de la transdisciplinarité et l’épistémologie de la complexité, reste fidèle à ses objets de départ[71] – que Barthes ne semble plus alors vouloir investir : ainsi, il n’écrira rien, en 1970, pour le n° 15, consacré à « L’analyse des images » – dans lequel on trouve notamment « Sémiologie des messages visuels » d’Umberto Eco et « Rhétorique et image publicitaire » de Jacques Durand, pour lequel les travaux de Barthes sont fondateurs –, ni pour le n° 27, dirigé, en 1977, par Pierre Boudon, sur la « Sémiotique de l’espace ». Barthes, en ces années, est effectivement ailleurs : comme on l’a déjà dit, il se concentre désormais sur une nouvelle approche de la forme littéraire, qui l’entraîne très loin de toute idée de communication. Avec l’émergence de la notion de « texte », dont la littérature est l’espace privilégié, Barthes s’oriente très fermement vers l’idée que l’œuvre véritable, c’est-à-dire pleinement textuelle, se réalise en exploitant au maximum les virtualités langagières et les « ressources du langage habituellement neutralisées par la fonction communicative de la langue[72] » . Dès lors, Barthes, dans Communications, ne se consacre plus à l’analyse sémiologique des messages linguistiques ou non-linguistiques, mais à la défense de cette nouvelle conception du littéraire, qu’il tâche d’inscrire et de distiller dans chacune de ses contributions. À la fin de « L’ancienne rhétorique [aide-mémoire] », texte publié en 1970, mais qui est la transcription du séminaire de 1964-1965 à l’EPHE, Barthes insère une conclusion qui appelle « [à] faire tomber la Rhétorique au rang d’un objet pleinement et simplement historique, [à] revendiquer, sous le nom de texte, d’écriture, une nouvelle pratique du langage, et [à] ne jamais se séparer de la science révolutionnaire […][73] ». La rhétorique, si elle s’est avérée être un outil puissant pour le décodage des messages dans une perspective structurale de la sémiologie des premières heures, doit désormais être dépassée et Barthes incite alors à se « confronter à une nouvelle sémiotique de l’écriture[74] » .

Si la littérature est, aux yeux de Barthes, le lieu préférentiel de la textualité, le Texte peut néanmoins être présent partout, et notamment dans le discours théorique. Dans son introduction au n° 19 de Communications, où sont publiés des textes de « Jeunes chercheurs », on peut lire que « le travail sémiotique accompli en France depuis une quinzaine d’années a en effet mis au premier plan une notion nouvelle qu’il faut peu à peu substituer à la notion d’œuvre : c’est le Texte[75] ». Fruit d’une sémiologie qui a suivi « le cheminement de la linguistique », passant d’un « saussurisme qui se consacrait principalement au classement et à l’analyse des signes[76] » et, sous l’influence conjointe de Chomsky et Benveniste, à « une étude des mécanismes de production qui génèrent le texte », la notion de Texte trouve alors à s’exprimer partout, même dans le discours scientifique. On peut dès lors clôturer ce parcours des textes barthésiens donnés pour Communications – revue dans laquelle, on n’a cessé de le voir, il poussa à son paroxysme son désir de scientificité – par ces mots, qu’il adresse aux chercheurs, et qui conservent toute leur actualité :

L’important, c’est qu’à un niveau ou à un autre de son travail (savoir, méthode, énonciation), le chercheur décide de ne pas s’en laisser accroire par la Loi du discours scientifique. (Le discours de la science n’est pas forcément la science : en contestant le discours du savant, l’écriture ne dispense en rien des règles du travail scientifique[77].)



Retour réflexif autour du parcours sémiologique barthésien


Nous reviendrons pour finir sur un ensemble de considérations théoriques suscitées par cette étude des articles produits par Barthes pour la revue Communications. Il est en effet apparu que ceux-ci mettent en lumière des mécanismes relatifs aux rapports entre la constitution de savoirs scientifiques, leurs fondements rhétoriques, leur ancrage collectif et le format même de la revue. L’on peut dans un premier temps revenir sur une donnée centrale dans notre analyse, celle de la détermination d’une pensée par la matérialité inhérente à la revue, dont la fragmentation, la périodicité, la brièveté des articles et la polyphonie des voix participent, on l’a vu, à la mise en œuvre de stratégies rhétoriques propres (reformulations, renvois, effacement des références, annonces, questions oratoires). Celles-ci traduisent discursivement ce que rend possible la forme de la revue, c’est-à-dire, une mise en débat et une dynamique de la pensée à l’œuvre, un retour critique et réflexif sur les objets et les méthodes, ainsi qu’une volonté de légitimation et d’institutionnalisation de la sémiologie. À ce propos, nous avons pu observer avec Samoyault que Barthes assumait de la sorte un changement de statut, passant en quelque sorte de l’intellectuel critique au professeur-chercheur, cette légitimation étant rendue possible par un ensemble de structures institutionnelles, dont l’EPHE, le C.E.C.MAS et la revue Communications.

Ces structures ont donné à Barthes les moyens matériels, financiers, éditoriaux et discursifs lui permettant d’asseoir progressivement une discipline nouvelle. Bien entendu, l’acquisition d’une légitimité et d’un statut institutionnel a contribué en retour au développement collectif de la revue, l’œuvre des intellectuels y collaborant résultant fondamentalement d’une logique d’échange, de confrontation, fruit d’une même communauté discursive, idéologique et théorique. S’il est nécessaire de resituer l’œuvre sémiologique de Barthes dans un contexte éditorial qui l’a déterminée, il ne faut par ailleurs pas mésestimer l’apport réel de celle-ci au groupe et à la revue dans lesquels elle s’insère.

Parallèlement à la mise en lumière d’une forme de savoir collectif matérialisé par Communications, notre article a dans le même temps exposé la trajectoire d’un auteur singulier, de la sémiologie structurale à une sémiologie textualiste, en en considérant les dissensions internes, les propres moments de retournement et de rupture. On l’a évoqué à propos de la diversité des approches, tantôt fascinées et scientistes, soumises à un « être-là », tantôt critiques et démystificatrices ainsi qu’à propos des objets analysés (la culture de masse, l’image, la littérature instituée, etc.). Un dernier point de rupture dans le parcours barthésien dans Communications est d’ailleurs repérable dans le dernier article qu’il donne à la revue, en 1975, pour le numéro 23, « Psychanalyse et cinéma » : « En sortant du cinéma » s’empare d’un objet qui a beaucoup été discuté, notamment par Christian Metz, dans les premiers temps de la revue, dans une perspective sémiologique, et l’on voit désormais Barthes adopter vis-à-vis de celui-ci une approche tout autre. En effet, il choisit, dans ce célèbre article, de se placer, face au cinéma, moins en herméneute qu’en sensualiste, qui, comme le dit Philippe Watts, « cherche à décrire la surface des films, les effets qu’ils produisent sur les spectateurs et sa propre réaction émotionnelle aux sons et aux images[78] » . La résistance de Barthes au cinéma est bien connue, et nous n’y reviendrons pas ici ; retenons simplement la singularité d’un point de vue, qui, au contraire de ce qui a été proposé et réalisé précédemment dans la revue, s’attache à considérer le cinéma en pensant plus « salle » que « film » et en se penchant sur les usages et effets suscités par le dispositif social qu’est le cinéma.

Enfin, nous avons pu voir en quoi un événement politique et culturel – dans ce cas Mai 1968 – influe sur un savoir et sur ses objets d’étude. Il serait à ce propos utile d’analyser, dans la continuité de travaux davantage thématiques, l’influence rhétorique et théorique d’autres moments de rupture idéologico-politique sur l’œuvre de Barthes et, plus généralement, sur des communautés intellectuelles structurées autour de revues (que l’on pense sommairement, dans les années 1950 et 1960, à l’insurrection de Budapest, à la Guerre d’Algérie ou à la révolution culturelle). Tous ces éléments participent d’une volonté commune de comprendre, par l’historicisation d’une connaissance en train de se faire, les diverses logiques matérielles, éditoriales, sociales et politiques à l’œuvre dans la naissance, le développement et les réorientations d’une discipline scientifique.

Plan



Résumé

L’étude des productions de Roland Barthes dans la revue Communications, de leurs évolutions et de leur diversité formelle et rhétorique, permet de saisir la dynamique par laquelle s’est progressivement constituée la sémiologie structurale. Accordant une attention toute particulière aux réseaux et sociabilités intellectuels (C.E.C.MAS, EPHE, institutions et intellectuels ayant favorisé une réception française de l’École de Francfort) ainsi qu’aux modes de mise en débat d’un savoir (cours, séminaires, conférences, prises de position) constitutifs du projet de Communications, cet article entend mettre en lumière le rôle joué par l’hétérogénéité formelle et éditoriale de la revue, représentative d’une hétérogénéité des pratiques discursives, dans la construction de la pensée barthésienne.


Bibliographie

[1]Tiphaine Samoyault, Roland Barthes. Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2015, p. 415.

[2]Bruno Curatolo et Jacques Poirier dir., Les Revues littéraires au XXe siècle, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Le texte et l’édition », 2002, p. 3.

[3]Jacqueline Pluet-Despatin, Michel Leymarie et Jean-Yves Mollier dir., La Belle époque des revues (1880-1914).Paris, Éditions de l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine, 2002, p. 14.

[4]Ibid.., p. 11.

[5]Éric Marty, « Préface », in Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome II. Paris, Seuil, 2002, p. 9.


[6]Ibid.

[7]En resituant l’approche mise en œuvre par Barthes dans Communications dans un contexte singulier de théorie et de critique des cultures de masse, il sera utile de dégager quelques éléments traduisant l'insertion de ses productions revuistiques dans une sociodiscursivité plus large, celle de la progressive réception de l’École de Francfort et plus précisément des travaux d'Adorno, qui sont de plus en plus diffusés à la fin des années 1950 et au début des années 1960. La proximité rhétorique et conceptuelle entre les deux intellectuels est véritablement frappante : « Ce que Barthes construit lentement dans le projet des Mythologies, Theodor Adorno le théorise au même moment dans une approche à mon avis indépassée de “L'essai comme forme” (paru en 1958), dans des termes spectaculairement comparables. On y retrouve la même phraséologie d’attaque de la pensée bourgeoise, qui témoigne de l’âge de ces textes, et le même espoir mis dans l’essai pour “liquider l'opinion” (p.23), qui les projette bien au-delà de leur époque » (« Inactualités des Mythologies », sur Fabula). Bien plus qu’une simple ressemblance « accidentelle » entre les Mythologies (1957) et l’Essai comme forme (1958), il semble que la sémiologie barthésienne développée durant les années 1960 doit être resituée et comprise dans son rapport à la théorie critique adornienne, dont la réception française sert de soubassement rhétorique-conceptuel aux développements de la revue du Centre d’Études des Communications de masse. Voir à ce sujet Alain-Patrick Olivier, « La réception d’Adorno dans les institutions françaises d’enseignement : musicologie, sociologie, métaphysique », dans Illusio, n°12/13, 2014, pp. 367-377.

[8]Éric Marty, « Préface », in Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome II, op.cit., p. 10.

[9]Barthes, en 1961, est déjà proche d’Edgar Morin, et surtout de sa femme, Violette Morin, qu’il rencontre tous deux à la fin des années 1940. En 1956, Barthes avait déjà suivi de très près la création de la revue « post-marxiste » Arguments, fondée par Morin et publiée par les Éditions de Minuit.

[10]Le Seuil est, à cette époque, avait déjà publié, dans la collection « Pierres Vives », les deux premiers livres de Barthes ainsi que L’Homme et la mort (1951), Les Stars (1957), Autocritique (1959) d’Edgar Morin – seul Friedmann publiait alors dans une autre maison, à savoir chez Gallimard. De plus, depuis 1957 et l’arrivée de François Wahl dans la maison, le Seuil est en train de s’imposer dans le champ de l’édition scientifique, et en particulier, dans le secteur des sciences humaines. Dans les années 1960 et 1970, l’on voit la création de nombreuses revues et collections occupant ce créneau : « L’ordre philosophique », collection fondée en 1964 par Paul Ricoeur et François Wahl, « Poétique » et Poétique, collection et revue créées par Hélène Cixous, Gérard Genette et Tzvetan Todorov, etc.

[11]Roland Barthes, « Le centre d'études des communications de masse : Le C.E.C.MAS. » in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 16e année, N. 5, 1961, p. 991.

[12]Ibid., p. 992.

[13]Cette réception française de l’École de Francfort mériterait par ailleurs un réel travail de recherche, ne pouvant être ici mené, en regard d’une série d’intellectuels majeurs tels que Barthes, Morin ou Bourdieu.

[14]Miguel Abensour, « Malheureux comme Adorno en France ? », dans Variations, n°6 (La Théorie critique. Héritages hérétiques), Lyon, Parangon/Vs, 2005.

[15]Olivier Voirol, « La Théorie critique des médias de Francfort : une relecture », dans Mouvements, n°61 (Critiquer les médias ?), Paris, La Découverte, 2010.

[16]Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 327.

[17]On peut lire dans l’éditorial, non signé, de la revue : « Notre revue ne peut ni ne veut prétendre à une théorie immédiate de son objet ; la contingence même de cet objet l’oblige à n’être en somme que le journal de bord d’une recherche qui devra tout son matériau à l’actualité ; c’est peut-être ce qui marquera le plus fortement les limites, mais aussi l’originalité de la tâche » (« Éditorial », dans Communications, n°1, Paris, Seuil, 1961, p. 2).

[18]Éric Marty, « Préface », in Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome II, op.cit., p. 11.

[19]Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 336.

[20]Il faut tout de même noter que, même concernant ces objets, Barthes continue d’investir d’anciens lieux de publication. Pour reprendre notre exemple, nous pouvons citer « Langage et vêtement » (Critique, n°142, mars 1959), et, même bien après la création de Communications, « Sur Système de la mode et analyse structurale des récits » (Les Lettres françaises, mars 1967). S’il est clair que l’essentiel du travail, surtout méthodologique, n’a pas lieu dans ces revues littéraires, il est néanmoins remarquable d’observer que, peu à peu, Barthes « occupe discrètement mais sûrement la totalité du champ » (Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 345) et commence à jouir, à cette époque, d’une double reconnaissance, scientifique et publique.

[21]« Éditorial », op. cit., p. 1.

[22]François Jost, « Ruptures et retournements de la sémiologie des médias à l’ère de la communication », inSémiotique et communication, Semen, n°23, avril 2007, p. 94.

[23]Loin de vouloir ici reproduire un débat récurrent autour du pessimisme d’Adorno et Horkheimer et de réduire la première École de Francfort à une seule critique radicale de la culture industrielle, nous entendons plutôt mettre en lumière la volonté des intellectuels français de rompre avec une certaine attitude élitiste en revalorisant un ensemble d’objets d’étude, non sans les soumettre à un examen critique.

[24]Éric Marty, « Préface », Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome III, op.cit., p. 10.

[25]Roland Barthes, Le Lexique de l’auteur suivi de Fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes. Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 2010, p. 309.

[26]Roland Barthes, « Réponses », in Œuvres complètes, Tome III, op.cit., p. 1032.

[27]Le choix de cette formule n’est pas anodin et, dès les années 1950-1960, il connote un véritable positionnement idéologique. Adorno revient d’ailleurs dans son article pour Communications sur ces termes qu’il délaisse au profit de ceux d’« industrie culturelle ». Notons que cette discussion terminologique est déjà présente dans l’éditorial de la revue.

[28]Ces articles sont les fruits d’une enquête internationale menée sur le héros de film français, dirigée par l’Association internationale de sociologie, et menée, pour sa section française, par Brémond, Sullerot et Berton, sous l’autorité d’Edgar Morin.

[29]Son investigation de l’image ne débute pas ici et avait déjà été initiée avec des mythologies telles que « Photo-Choc » et « La photogénie électorale ».

[30]Roland Barthes, « Le message photographique », in Communications, n°1, Paris, Seuil, 1961, p. 127.

[31]Ibid.

[32]Les termes « autonomie structurelle », « connotation/dénotation », « toute signification bien structurée » utilisés dans « Le message photographique » traduisent une réelle volonté de positionnement et d’affirmation théoriques, préfigurant les fondements d’une sémiologie structurale. Conjointement à cette rhétorique, nous pouvons également dégager les formules « mouvement dialectique », « historique », « contradiction », « l’homme culturel et l’homme naturel », « naturalisation du culturel » qui situent le discours barthésien dans une tradition idéologique encore influencée par un certain marxisme critique et démystificateur. Samoyault a relevé l’influence encore réelle de ce marxisme sur la pensée barthésienne au début des années 1960, qui « se reconnaît […] dans [le] marxisme résolument anticommuniste [de Lefebvre] à partir de 1958 » (Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 334), tout en mettant en lumière une forme de réformisme propre à un scepticisme critique. Samoyault analyse la position de Barthes par rapport à la question algérienne comme une « conviction profonde selon laquelle le militantisme révolutionnaire n’a plus de sens dans la société contemporaine » (Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 339).

[33]Roland Barthes, « Le message photographique », op. cit., p. 130.


[34]Ibid., p. 138


[35]« Éditorial », op. cit., p. 1 (nous soulignons).


[36]Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 422.

[37]Roland Barthes, « La Civilità dell’immagine », in Communications, n°3, Paris, Seuil, 1964, pp. 104-105.

[38]Roland Barthes, « Civilisation de l’image », in Communications, n°1, op. cit., p. 222.

[39]Barthes réitère ainsi les invitations à s’intéresser aux structures internes des systèmes signifiants, quels qu’ils soient. Par exemple, dans le n°2 de Communications, l’on peut lire, en conclusion d’une enquête d’audience menée à propos du phénomène de vedettariat : « Si l'on décide de considérer les "histoires" de vedettes comme autant de fragments d'un mythe général (et on n'aura aucune peine à y déceler des cycles et des "gestes"), c'est le récit du journal qui constitue le document essentiel : l'interview ne servira à l'analyste que dans deux cas : s'il veut apprécier comment un thème du journal reçoit une variation stylistique lorsqu'il est "parlé" par le sujet ; s'il veut étudier, au delà du système de la vedette, la structure de systèmes connotés. C'est dire que l'analyse de presse (de type structural) reste infiniment plus urgente que les interviews d'audience » (C’est nous qui soulignons. p.216).

[40]Roland Barthes, « Présentation », in Communications, n°4, Paris, Seuil, 1964, p.1.


[41]Ibid.


[42]Ibid., p. 2.


[43]Ibid.


[44]Ibid.


[45]Barthes, de cette présentation du numéro 4 de Communications, reprend lui-même l’exemple du message visuel : « La substance visuelle, par exemple, confirme ses significations en se faisant doubler un message linguistique (c’est le cas du cinéma, de la publicité, des comics, de la photographie de presse, etc.), en sorte qu’au moins une partie du message iconique est dans un rapport structural de redondance ou de relève avec le système de la langue […] » (Ibid.).

[46]Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », op. cit., p.43.


[47]Ibid., p.50.


[48]Roland Barthes, « Éléments de sémiologie », op. cit., p.92.


[49]Ibid., p. 101.


[50]Claude Brémond, « Le message narratif » in Communications, n°4, op.cit., p. 31.

[51]Roland Barthes, « Éléments de sémiologie », op.cit., p. 133.

[52]Roland Barthes, « Intervention », dans Communications, n°5, Paris, Seuil, 1965, p. 36.

[53]« Quel est le contenu du message photographique ? Qu’est-ce que la photographie transmet ? » (Roland Barthes, « Le Message photographique », op.cit., p. 128).

[54]« Qu’est-ce qu’une œuvre de masse ? » (Roland Barthes, « Œuvre de masse et explication de texte », dans Communications, n°2, Paris, Seuil, 1963, p. 170).

[55]« Il faut d’abord rappeler ce qu’est l’explication de texte » (Ibid.) ; « la nouvelle explication de texte doit permettre de se servir de l’œuvre de masse pour expliquer à l’élève » (Ibid., p. 172).

[56]« Comme on le verra mieux à l’instant […] » (Barthes, « Rhétorique de l’image », op.cit., p. 44) ; « On a vu que dans l’image proprement dite […] » (Ibid., p. 45) ; « On a vu que les signes du troisième message […] » (Ibid., p. 48).

[57]Roland Barthes, « Réponses », in Œuvres complètes, Tome III, op.cit., p. 1032.

[58]Georges Friedmann, « Une rhétorique des symboles », in Communications, n°6, Paris, Seuil, 1966, p. 126.

[59]Jules Gritti, dans les Annales, en 1967, dresse un bilan des trois premières années de publications de Communications et identifie « trois voies de pénétration » de la revue : la sociologie, la sociologie du présent, et la sémiologie. À propos de cette dernière, il cite les mots de Barthes : « La sémiologie doit donc comprendre non seulement les sémiotiques autres que le langage articulé (image, geste, musique), comme elle en a eu le projet à l'origine, mais aussi les systèmes de sens secondaires, élaborés à partir du langage même que l'on trouve dans les œuvres de la culture écrite » (Jules Gritti, « Le Centre d'études des communications de masse. Bilan triennal et perspective » dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 22e année, n°5, 1967. p. 1124).

[60]Éric Marty, « Préface », in Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome II, op.cit., p. 13.

[61]Ibid., pp. 14-15.

[62]Tzvetan Todorov, « Introduction », dans Communications, n°11, Paris, Seuil, 1968, pp. 1-2.


[63]Roland Barthes, « L’effet de réel », dans Ibid., p.87.


[64]Ibid., p. 84.


[65]Ibid., p.88.


[66]Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », dans Communications, n°8, Paris, Seuil, 1966, p.1.

[67]Rappelons ici qu’en 1967, Barthes disait dans la préface de son Système de la mode, que son projet était déjà daté et dépassé par les recherches actuelles.

[68]Roland Barthes, « L’écriture de l’événement », dans Communications, n°12, Paris, Seuil, 1968, p. 112.

[69]Voir à ce propos le bilan qui est en fait par Bernard Paillard, dans « La sociologie du présent », dans le n°82 de Communications, en 2008, consacré à Edgar Morin.

[70]Roland Barthes, « Un cas de critique culturelle », dans Communications, n°14, Paris, Seuil, 1969, p. 99.

[71]Pour preuve, on peut citer rapidement les numéros thématiques : « Mythe de la publicité » (n° 17, 1971), « La télévision par câble : une révolution dans les communications sociales ? » (n°21, 1974) et « La bande-dessinée et son discours » (n°24, 1976).

[72]Vincent Jouve, La Littérature selon Roland Barthes, Paris, Minuit, 1986, p. 37.

[73]Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique [Aide-mémoire] », Communications, n°16, Paris, Seuil, 1970, p. 223.

[74]Ibid., p. 172.

[75]Roland Barthes, « Jeunes chercheurs », dans Communications, n°19, Paris, Seuil, 1972, p. 3.

[76]Vincent Jouve, op.cit., p. 36.


[77]Barthes, « Jeunes chercheurs », op. cit., p. 2.


[78]Philippe Watts, Le Cinéma de Roland Barthes. Saint-Vincent de Mercuze, De l’incidence éditeur, 2015, pp. 49-50.


Auteur

Fanny Lorent est aspirante au Fonds National de la Recherche Scientifique à l’Université de Liège. Elle mène actuellement des recherches, sous la direction de Laurent Demoulin, sur la revue et la collection « Poétique ». Aux Impressions Nouvelles, elle a fait paraître, en 2015, Barthes et Robbe-Grillet. Un dialogue critique.


Thomas Franck est doctorant à l’Université de Liège en analyse du discours et en philosophie politique dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « Genèse et actualités des Humanités critiques » (GENACH). Par ailleurs membre du Groupe de Recherches Matérialistes, il va faire paraître en 2017 Pour une analyse du discours romanesque. Corps et émotions dans le roman existentialiste et le Nouveau Roman aux Éditions Lambert-Lucas.

Pour citer cet article

Fanny Lorent et Thomas Franck, « Le projet sémiologique de Barthes dans la revue Communications. » in Jacqueline Guittard & Magali Nachtergael (dir.), Revue Roland Barthes, nº 3, mars 2017 [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_lorent_franck.html [Site consulté le DATE].


1Tiphaine Samoyault, Roland Barthes. Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2015, p. 415.

2Bruno Curatolo et Jacques Poirier dir., Les Revues littéraires au XXe siècle, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Le texte et l’édition », 2002, p. 3.

3Jacqueline Pluet-Despatin, Michel Leymarie et Jean-Yves Mollier dir., La Belle époque des revues (1880-1914).Paris, Éditions de l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine, 2002, p. 14.

4Ibid.., p. 11.

5Éric Marty, « Préface », in Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome II. Paris, Seuil, 2002, p. 9.

6Ibid.

7En resituant l’approche mise en œuvre par Barthes dans Communications dans un contexte singulier de théorie et de critique des cultures de masse, il sera utile de dégager quelques éléments traduisant l'insertion de ses productions revuistiques dans une sociodiscursivité plus large, celle de la progressive réception de l’École de Francfort et plus précisément des travaux d'Adorno, qui sont de plus en plus diffusés à la fin des années 1950 et au début des années 1960. La proximité rhétorique et conceptuelle entre les deux intellectuels est véritablement frappante : « Ce que Barthes construit lentement dans le projet des Mythologies, Theodor Adorno le théorise au même moment dans une approche à mon avis indépassée de “L'essai comme forme” (paru en 1958), dans des termes spectaculairement comparables. On y retrouve la même phraséologie d’attaque de la pensée bourgeoise, qui témoigne de l’âge de ces textes, et le même espoir mis dans l’essai pour “liquider l'opinion” (p.23), qui les projette bien au-delà de leur époque » (« Inactualités des Mythologies », sur Fabula). Bien plus qu’une simple ressemblance « accidentelle » entre les Mythologies (1957) et l’Essai comme forme (1958), il semble que la sémiologie barthésienne développée durant les années 1960 doit être resituée et comprise dans son rapport à la théorie critique adornienne, dont la réception française sert de soubassement rhétorique-conceptuel aux développements de la revue du Centre d’Études des Communications de masse. Voir à ce sujet Alain-Patrick Olivier, « La réception d’Adorno dans les institutions françaises d’enseignement : musicologie, sociologie, métaphysique », dans Illusio, n°12/13, 2014, pp. 367-377.

8Éric Marty, « Préface », in Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome II, op.cit., p. 10.

9Barthes, en 1961, est déjà proche d’Edgar Morin, et surtout de sa femme, Violette Morin, qu’il rencontre tous deux à la fin des années 1940. En 1956, Barthes avait déjà suivi de très près la création de la revue « post-marxiste » Arguments, fondée par Morin et publiée par les Éditions de Minuit.

10Le Seuil est, à cette époque, avait déjà publié, dans la collection « Pierres Vives », les deux premiers livres de Barthes ainsi que L’Homme et la mort (1951), Les Stars (1957), Autocritique (1959) d’Edgar Morin – seul Friedmann publiait alors dans une autre maison, à savoir chez Gallimard. De plus, depuis 1957 et l’arrivée de François Wahl dans la maison, le Seuil est en train de s’imposer dans le champ de l’édition scientifique, et en particulier, dans le secteur des sciences humaines. Dans les années 1960 et 1970, l’on voit la création de nombreuses revues et collections occupant ce créneau : « L’ordre philosophique », collection fondée en 1964 par Paul Ricoeur et François Wahl, « Poétique » et Poétique, collection et revue créées par Hélène Cixous, Gérard Genette et Tzvetan Todorov, etc.

11Roland Barthes, « Le centre d'études des communications de masse : Le C.E.C.MAS. » in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 16e année, N. 5, 1961, p. 991.

12Ibid., p. 992.

13Cette réception française de l’École de Francfort mériterait par ailleurs un réel travail de recherche, ne pouvant être ici mené, en regard d’une série d’intellectuels majeurs tels que Barthes, Morin ou Bourdieu.

14Miguel Abensour, « Malheureux comme Adorno en France ? », dans Variations, n°6 (La Théorie critique. Héritages hérétiques), Lyon, Parangon/Vs, 2005.

15Olivier Voirol, « La Théorie critique des médias de Francfort : une relecture », dans Mouvements, n°61 (Critiquer les médias ?), Paris, La Découverte, 2010.

16Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 327.

17On peut lire dans l’éditorial, non signé, de la revue : « Notre revue ne peut ni ne veut prétendre à une théorie immédiate de son objet ; la contingence même de cet objet l’oblige à n’être en somme que le journal de bord d’une recherche qui devra tout son matériau à l’actualité ; c’est peut-être ce qui marquera le plus fortement les limites, mais aussi l’originalité de la tâche » (« Éditorial », dans Communications, n°1, Paris, Seuil, 1961, p. 2).

18Éric Marty, « Préface », in Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome II, op.cit., p. 11.

19Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 336.

20Il faut tout de même noter que, même concernant ces objets, Barthes continue d’investir d’anciens lieux de publication. Pour reprendre notre exemple, nous pouvons citer « Langage et vêtement » (Critique, n°142, mars 1959), et, même bien après la création de Communications, « Sur Système de la mode et analyse structurale des récits » (Les Lettres françaises, mars 1967). S’il est clair que l’essentiel du travail, surtout méthodologique, n’a pas lieu dans ces revues littéraires, il est néanmoins remarquable d’observer que, peu à peu, Barthes « occupe discrètement mais sûrement la totalité du champ » (Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 345) et commence à jouir, à cette époque, d’une double reconnaissance, scientifique et publique.

21« Éditorial », op. cit., p. 1.

22François Jost, « Ruptures et retournements de la sémiologie des médias à l’ère de la communication », inSémiotique et communication, Semen, n°23, avril 2007, p. 94

23Loin de vouloir ici reproduire un débat récurrent autour du pessimisme d’Adorno et Horkheimer et de réduire la première École de Francfort à une seule critique radicale de la culture industrielle, nous entendons plutôt mettre en lumière la volonté des intellectuels français de rompre avec une certaine attitude élitiste en revalorisant un ensemble d’objets d’étude, non sans les soumettre à un examen critique.

24Éric Marty, « Préface », Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome III, op.cit., p. 10.

25Roland Barthes, Le Lexique de l’auteur suivi de Fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes. Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 2010, p. 309.

26Roland Barthes, « Réponses », in Œuvres complètes, Tome III, op.cit., p. 1032.

27Le choix de cette formule n’est pas anodin et, dès les années 1950-1960, il connote un véritable positionnement idéologique. Adorno revient d’ailleurs dans son article pour Communications sur ces termes qu’il délaisse au profit de ceux d’« industrie culturelle ». Notons que cette discussion terminologique est déjà présente dans l’éditorial de la revue.

28Ces articles sont les fruits d’une enquête internationale menée sur le héros de film français, dirigée par l’Association internationale de sociologie, et menée, pour sa section française, par Brémond, Sullerot et Berton, sous l’autorité d’Edgar Morin.

29Son investigation de l’image ne débute pas ici et avait déjà été initiée avec des mythologies telles que « Photo-Choc » et « La photogénie électorale ».

30Roland Barthes, « Le message photographique », in Communications, n°1, Paris, Seuil, 1961, p. 127.

31Ibid.

32Les termes « autonomie structurelle », « connotation/dénotation », « toute signification bien structurée » utilisés dans « Le message photographique » traduisent une réelle volonté de positionnement et d’affirmation théoriques, préfigurant les fondements d’une sémiologie structurale. Conjointement à cette rhétorique, nous pouvons également dégager les formules « mouvement dialectique », « historique », « contradiction », « l’homme culturel et l’homme naturel », « naturalisation du culturel » qui situent le discours barthésien dans une tradition idéologique encore influencée par un certain marxisme critique et démystificateur. Samoyault a relevé l’influence encore réelle de ce marxisme sur la pensée barthésienne au début des années 1960, qui « se reconnaît […] dans [le] marxisme résolument anticommuniste [de Lefebvre] à partir de 1958 » (Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 334), tout en mettant en lumière une forme de réformisme propre à un scepticisme critique. Samoyault analyse la position de Barthes par rapport à la question algérienne comme une « conviction profonde selon laquelle le militantisme révolutionnaire n’a plus de sens dans la société contemporaine » (Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 339).

33Roland Barthes, « Le message photographique », op. cit., p. 130.

34Ibid., p. 138

35« Éditorial », op. cit., p. 1 (nous soulignons).

36Tiphaine Samoyault, op.cit., p. 422.

37Roland Barthes, « La Civilità dell’immagine », in Communications, n°3, Paris, Seuil, 1964, pp. 104-105.

38Roland Barthes, « Civilisation de l’image », in Communications, n°1, op. cit., p. 222.

39Barthes réitère ainsi les invitations à s’intéresser aux structures internes des systèmes signifiants, quels qu’ils soient. Par exemple, dans le n°2 de Communications, l’on peut lire, en conclusion d’une enquête d’audience menée à propos du phénomène de vedettariat : « Si l'on décide de considérer les "histoires" de vedettes comme autant de fragments d'un mythe général (et on n'aura aucune peine à y déceler des cycles et des "gestes"), c'est le récit du journal qui constitue le document essentiel : l'interview ne servira à l'analyste que dans deux cas : s'il veut apprécier comment un thème du journal reçoit une variation stylistique lorsqu'il est "parlé" par le sujet ; s'il veut étudier, au delà du système de la vedette, la structure de systèmes connotés. C'est dire que l'analyse de presse (de type structural) reste infiniment plus urgente que les interviews d'audience » (C’est nous qui soulignons. p.216).

40Roland Barthes, « Présentation », in Communications, n°4, Paris, Seuil, 1964, p.1.

41Ibid.

42Ibid., p. 2.

43Ibid.

44Ibid.

45Barthes, de cette présentation du numéro 4 de Communications, reprend lui-même l’exemple du message visuel : « La substance visuelle, par exemple, confirme ses significations en se faisant doubler un message linguistique (c’est le cas du cinéma, de la publicité, des comics, de la photographie de presse, etc.), en sorte qu’au moins une partie du message iconique est dans un rapport structural de redondance ou de relève avec le système de la langue […] » (Ibid.).

46Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », op. cit., p.43.

47Ibid., p.50.

48Roland Barthes, « Éléments de sémiologie », op. cit., p.92.

49Ibid., p. 101.

50Claude Brémond, « Le message narratif » in Communications, n°4, op.cit., p. 31.

51Roland Barthes, « Éléments de sémiologie », op.cit., p. 133.

52Roland Barthes, « Intervention », dans Communications, n°5, Paris, Seuil, 1965, p. 36.

53« Quel est le contenu du message photographique ? Qu’est-ce que la photographie transmet ? » (Roland Barthes, « Le Message photographique », op.cit., p. 128).

54« Qu’est-ce qu’une œuvre de masse ? » (Roland Barthes, « Œuvre de masse et explication de texte », dans Communications, n°2, Paris, Seuil, 1963, p. 170).

55« Il faut d’abord rappeler ce qu’est l’explication de texte » (Ibid.) ; « la nouvelle explication de texte doit permettre de se servir de l’œuvre de masse pour expliquer à l’élève » (Ibid., p. 172).

56« Comme on le verra mieux à l’instant […] » (Barthes, « Rhétorique de l’image », op.cit., p. 44) ; « On a vu que dans l’image proprement dite […] » (Ibid., p. 45) ; « On a vu que les signes du troisième message […] » (Ibid., p. 48).

57Roland Barthes, « Réponses », in Œuvres complètes, Tome III, op.cit., p. 1032.

58Georges Friedmann, « Une rhétorique des symboles », in Communications, n°6, Paris, Seuil, 1966, p. 126.

59Jules Gritti, dans les Annales, en 1967, dresse un bilan des trois premières années de publications de Communications et identifie « trois voies de pénétration » de la revue : la sociologie, la sociologie du présent, et la sémiologie. À propos de cette dernière, il cite les mots de Barthes : « La sémiologie doit donc comprendre non seulement les sémiotiques autres que le langage articulé (image, geste, musique), comme elle en a eu le projet à l'origine, mais aussi les systèmes de sens secondaires, élaborés à partir du langage même que l'on trouve dans les œuvres de la culture écrite » (Jules Gritti, « Le Centre d'études des communications de masse. Bilan triennal et perspective » dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 22e année, n°5, 1967. p. 1124).

60Éric Marty, « Préface », in Roland Barthes, Œuvres complètes. Tome II, op.cit., p. 13.<

61Ibid., pp. 14-15.

62Tzvetan Todorov, « Introduction », dans Communications, n°11, Paris, Seuil, 1968, pp. 1-2.

63Roland Barthes, « L’effet de réel », dans Ibid., p.87.

64Ibid., p. 84.

65Ibid., p.88.

66Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », dans Communications, n°8, Paris, Seuil, 1966, p.1.

67Rappelons ici qu’en 1967, Barthes disait dans la préface de son Système de la mode, que son projet était déjà daté et dépassé par les recherches actuelles.

68Roland Barthes, « L’écriture de l’événement », dans Communications, n°12, Paris, Seuil, 1968, p. 112.

69Voir à ce propos le bilan qui est en fait par Bernard Paillard, dans « La sociologie du présent », dans le n°82 de Communications, en 2008, consacré à Edgar Morin.

70Roland Barthes, « Un cas de critique culturelle », dans Communications, n°14, Paris, Seuil, 1969, p. 99.

71Pour preuve, on peut citer rapidement les numéros thématiques : « Mythe de la publicité » (n° 17, 1971), « La télévision par câble : une révolution dans les communications sociales ? » (n°21, 1974) et « La bande-dessinée et son discours » (n°24, 1976).

72Vincent Jouve, La Littérature selon Roland Barthes, Paris, Minuit, 1986, p. 37.

73Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique [Aide-mémoire] », Communications, n°16, Paris, Seuil, 1970, p. 223.

74Ibid., p. 172.

75Roland Barthes, « Jeunes chercheurs », dans Communications, n°19, Paris, Seuil, 1972, p. 3.

76Vincent Jouve, op.cit., p. 36.

77Barthes, « Jeunes chercheurs », op. cit., p. 2.

78Philippe Watts, Le Cinéma de Roland Barthes. Saint-Vincent de Mercuze, De l’incidence éditeur, 2015, pp. 49-50.