Les grilles de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand, photographie Simon Boudvin, 2015
Roland Barthes devant la bibliothèque du sanatorium, dans R/B Roland Barthes, sous la direction de Marianne Alphant et Nathalie Léger, Centre Pompidou, Paris, 2002
Stèle commémorative dédiée à Paul Eychart, photographie Simon Boudvin, 2015
Plant d’hellébore, photographie Simon Boudvin, 2015
Quelques plantes mobiles, dans Francis Hallé, Eloge de la plante, pour une nouvelle biologie, Points, Paris, 2014
L’ancienne carrière de basalte de Durtol, photographie Simon Boudvin, 2015
391m. Ombre. Vous franchissez les grilles. Vous tournez le dos à la façade sombre du bâtiment. Comme pour compenser la faible exposition au soleil, les grilles sont ornées de cercles concentriques évoquant un soleil rayonnant.
402m. Calme. A gauche, vous empruntez un sentier pentu qui longe une vigne. Le vignoble sur les côtes de Chanturgue existait à l’époque gallo-romaine, Sidoine Apollinaire buvait mélancoliquement en pensant aux douceurs de la vie romaine. Le chemin escalade le puy de Chanturgue et vous observez maintenant le toit de l’école, son étrange profil mince est orienté au sud afin que ses occupants soient baignés de lumière du matin au soir, sans jamais pouvoir y échapper. Le bâtiment, malgré sa proximité avec la ville de Montferrand, apparaît relativement isolé dans la montagne. Vous appréciez le calme qui règne : vous êtes abrités des vents d’ouest, dominants dans la région. L’école d’architecture occupe le bâtiment d’un ancien hôpital-sanatorium, tel que l’on en en a construit des centaines dans les années 1920-30 pour soigner les tuberculeux, les enfermer dans l’air pur et les isoler en communauté.
480m. Wilderness. Vous escaladez une pente raide au milieu d’une forêt ; le sol glissant, rendu boueux par la moindre pluie, rend l’exercice difficile. Déjà à la fin du XIXe siècle aux Etats Unis, la wilderness cure, faite d’exercices physiques et d’exposition à la nature sauvage était préconisée comme une forme de cure salvatrice pour la tuberculose. L’idée arriva en France au début du XXe siècle, avec le concept de « sanatorium sous la tente », qui permettait de ramener les phtisiques à la vie pastorale. Pourtant le modèle pavillonnaire et son attrait sauvage laissèrent bientôt la place à la plus austère architecture germano-suisse, un habitat collectif et communautaire pour les malades, dont le sanatorium de Montferrand était caractéristique.
500m. Roland Barthes. Au sortir de la forêt, vous profitez des bienfaits de l’altitude et de la lumière. Peut-être vous dites-vous alors comme l’écrivain et sémiologue Roland Barthes, qu’on peut être heureux au « sana ». Le sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet, ou il était soigné, se situait à 1200 mètres d’altitude, orienté au sud-est, au milieu d’une forêt de pins. Pendant trois mois il y fut contraint à une cure de repos absolu et de silence, allongé en position déclive. Il y passa en tout cinq ans à se soigner en étudiant Michelet, Sartre, Gide, Marx.
520m. Existences. Après être resté immobile quelques instants, vous pouvez reprendre la marche. Roland Barthes publia ses premiers textes dans Existences, le bulletin trimestriel de l’association des étudiants en sanatorium : des critiques littéraires et le compte-rendu d’un film de Robert Bresson. Dans « Esquisse d’une société sanatoriale », une étude sociologique restée inédite de 1947, Barthes souligne l’immobilité de la hiérarchie d’une société sanatoriale quasi-féodale dirigée sans aucune possibilité d’ascension sociale par des médecins-hôteliers tout-puissants, et régie, du côté des malades, par une culture des gangs, dont les associations culturelles toutes empreintes d’une mystique de la coopération, comme Existences, ne sont pas les moins inoffensifs.
550m. Héliotropisme. Vous avez atteint le point le plus haut du puy de Chanturgue. Depuis votre position élevée vous surplombez Montferrand et les quartiers nord de Clermont. De là où vous vous trouvez, vous décelez une organisation spatiale caractéristique dans plusieurs zones du tissu urbain qui s’étend en contrebas. Un ensemble de maisons, sur la gauche, est orienté est-ouest, selon un plan régulier. C’est la cité Michelin de Chanturgue, une cité ouvrière construite au début du XXe siècle pour les ouvriers des usines du fabricant de pneus, composée de dizaines de maisons identiques entourées de leur jardin. « Nous tendons vers le loyer le plus bas, donc à la construction la plus économique, avec, cependant, tout le confort nécessaire. Pas d’art, pas de luxe, surtout pas de luxe extérieur. La maison n’est pas faite pour le passant. Elle est faite pour celui qui y vit. » Vous vous détournez du point de vue.
600m. Gallo-Romain. Vous suivez alors peut-être le chemin emprunté par des légionnaires romains montant à l’attaque de l’oppidum, redescendant le puy de Chanturgue, traversant la vallée, escaladant la côte. C’est l’hypothèse que défendait Paul Eychart, archéologue, inventeur des ruines que vous voyez à présent. Paul Eychart enseignait le dessin, et, passionné d’histoire et d’archéologie, dirigea les fouilles sur le site des côtes. Il a mis au jour les fondations d’un temple, de murs parallèles, de remparts construits en pierre noire et mortier. Vous pouvez voir çà et là des tuiles gallo-romaines, mais il ne faut pas se fier à la couleur du mortier du temple, il est le fruit d’une restauration récente. Touchez-le, il s’effrite un peu. C’est un mélange de chaux aérienne et de pouzzolane, assez grenu, pour imiter le mortier gallo-romain ; mais ce type de mortier ne peut prendre s’il fait trop chaud ou trop froid. L’entrepreneur qui a restauré le temple est aussi sculpteur et amateur d’art antique. Il a réalisé une stèle à la mémoire de Paul Eychart en forme de menhir orné de deux Gaulois combattant.
590m. Jambes. Vous descendez un peu en direction de l’ancienne carrière de basalte. La pierre était exploitée pour en faire des granulats destinés à la couche de roulement sur la chaussée. Le chemin est particulièrement boueux à cet endroit, de l’eau affleure sur le plateau. Sous le basalte des côtes se trouve un épais lit de sable. Ce sable est comme une éponge gorgée d’eau, ce qui explique la présence de sources sur les côtes. On a trouvé à quelques kilomètres de là des sculptures gallo-romaines dans une source, leur bois était tout gorgé d’eau. Elles étaient très belles et parfaitement conservées, on y voyait encore des traces de polychromie. Ces ex-voto représentaient une partie du corps humain (jambes, bras, têtes, organes internes) et avaient été jetés dans la source pour demander la guérison de la partie du corps concernée. La source servait de sanctuaire et de lieu de soin spécialisé dans les maladies des jambes. Beaucoup des ex-voto étaient des sculptures de jambes en bois, qui commencèrent à se décomposer juste après leur découverte. Une fois sorties de l’eau curative, leur conservation n’était plus assurée.
539m. Disciple. Vous pouvez entamer le chemin du retour vers l’école. Profitez-en pour jeter un œil plus attentif à la flore qui vous entoure. Les étendues de pelouse sèche, typique des sols volcaniques des côtes de Clermont ne sont-elles pas merveilleuses ? Elles étaient abondamment décrites dans Le Disciple, un roman de Paul Bourget paru en 1889. Grand succès au moment de sa parution, le livre est oublié aujourd’hui, comme l’est son auteur. Le « disciple », protagoniste du livre, passa son enfance à herboriser sur les puys et à casser des petites pierres avec un marteau en fer pour en observer la composition. Son père était son guide et son professeur, et vérifiait régulièrement l’exactitude de son herbier. Malheureusement, lors d’une promenade, ils furent surpris par la pluie, et le jour même le père contracta une fluxion de poitrine et décéda. Privé de soutien paternel par les accès du climat, le jeune homme toujours avide de connaissances se laissa corrompre par la philosophie nouvelle d’un maître à penser Nietzschéen et devint plus tard, sans même s’en rendre compte, un assassin.
500m. Vénéneuse. Vous descendez du plateau par le sud-est dans une combe qui comprend une dizaine de baraques sauvages, à l’ombre du puy de Chanturgue. Construites et entretenues par des matériaux légers (tôle ondulée, planches), d’achat ou de réemploi, élevées en volumes simples avec des toits aux pentes douces, elles sont alimentées en eau de pluie, sous chaque gouttière, des fûts de 150L en polyéthylène bleu, des cuves-palettes 1T blanches. Les cabanes sont habitées, des fumées en témoignent, nécessairement par des marginaux, dans un sens ici littéral : habitants des marges. Les plantes contribuent à l’organisation des espaces, les saules marquent les points d’eau, et les prunelliers enclavent les terrains défendus aux promeneurs imprudents plus efficacement que des barbelés. Le quartier naturel que compose ce petit ensemble ne ressemble à aucune forme urbaine déterminée (pas même au campement d’une légion ou oppidum improvisé), sinon à un agencement d’installations éparses de pionniers égarés sur un site archéologique. Sur le bord du chemin, sous une ligne électrique, une forme de hutte, hybride, un amoncellement d’éléments métalliques contre un jeune arbre, des barres, des tubes et tiges glanés ça et là. Chaque pièce a été placée comme on pose un bâton contre un tronc, des je pose-ça-là-juste-cinq-minutes répétés qui échafaudent un bouquet de ferrailles, un tipi sans espace et sans toile, ou un haut bûcher. On y voit le modèle d’une cabane primitive, la propension des hommes à imiter les animaux ; Vitruve figure les premiers d’entre eux construisant des huttes comme les oiseaux font leur nid. La récolte du jeune ferrailleur, nouveau chasseur-cueilleur, est la collecte de quelqu’un qui assurément trouve sans chercher, et assemble les matériaux dans un arrangement qui augure des projets, un arbre d’opportunités.
Vous verrez peut-être aussi quelques pieds d’hellébore fétide. Elle fleurit de janvier à mai, son joli feuillage est persistant et ses fleurs vertes en clochettes se colorent en rouge à leur bord. Si vous froissez une feuille entre vos doigts, elle dégage une odeur désagréable. La plante est très vénéneuse, peut provoquer malaises, vomissements, et même s’avérer mortelle. On l’employait, malgré sa toxicité, pour soigner la folie, ou dans des rituels magiques ; on peut donc encore la trouver dans d’anciens jardins, même lorsque l’habitat a disparu, ce d’autant qu’elle se plait sur les sols peu acides, et aime la présence de chaux dissoute dans la terre par la désagrégation des mortiers.
450m. Triffides. Vous imaginez pendant un instant que vous êtes à l’intérieur du film Day of the Triffids, dans sa version de 1965. Les plantes autour de vous ont subi une mutation à cause de la chute d’une météorite. Arrivées à maturité, elles sont capables de s’extraire de la terre et de se déplacer à la vitesse d’un être humain. Ceci se révèle d’autant plus dangereux qu’il s’agit de plantes carnivores dont les mammifères sont les proies de prédilection. Elles les aveuglent avec une toxine et les capturent dans leurs vrilles.
391m. Phénomène. Toutes les plantes autour de vous bougent... mais elles il est peu probable qu’elles s’extraient du sol pour se mettre à votre poursuite. Il existe cependant d’autres tactiques. L'acacia, un arbuste épineux, a développé une batterie de stratégies. Ses prédateurs en Afrique sont de grands herbivores friands de ses feuilles (éléphants, girafes et koudous, des antilopes ayant un museau pointu). En temps normal, arbres et prédateurs coexistent. Lorsque dans les années 1980 des fermiers enfermèrent des koudous pour en faire un élevage commercial, les koudous devinrent trop nombreux pour les acacias. On trouva les koudous morts de faim derrière les clôtures, alors que la nourriture semblait abondante. Une expérience fut réalisée pour reproduire l'agression des koudous sur les acacias : un professeur emmena avec lui un groupe d'étudiants, qui cueillirent les feuilles de ces arbres. Et en effet, lorsque les koudous/étudiants broutaient les feuilles, l'arbre réagissait en augmentant la quantité de tanin dans ses feuilles. Cela donne un goût amer aux feuilles et incite les koudous à changer d’arbre. Les koudous enclos n’avaient pas le choix, ils mangeaient quand même les feuilles (pour reproduire cela, le professeur demanda à un plus grand nombre d'étudiants de défeuiller l'arbre). Le taux de tanin devenant trop important, les koudous furent incapables de les digérer. Ils mouraient de faim, la panse pleine. L’étude a montré que ce n’était pas seulement l'arbre agressé qui réagissait, mais aussi les arbres voisins : les acacias sont capables de communiquer entre eux, et se préviennent de la présence d'agresseurs. L'histoire des koudous a inspiré en 2008 un film hollywoodien, réalisé par M. Night Shyamalan : Phénomènes. Le film raconte l’histoire d’épidémies de suicides qui se répandent en ville puis dans les campagnes, sans que rien ne puisse les expliquer. L'hypothèse la plus plausible semble être celle d’une attaque venue des plantes familières : des arbres, ou des fougères, de l'herbe, qui communiquent entre elles pour se liguer contre les humains en libérant dans l'air une toxine invisible. Rien ne change dans le paysage, les herbes des pelouses sèches plient au vent, les feuilles du parc bruissent. Le titre anglais du film, The Happening signifie d’ailleurs plutôt « la performance ». Vous êtes de retour aux grilles.
Existences est un projet réalisé en collaboration entre les artistes Simon Boudvin, Louise Hervé et Chloé Maillet en 2015 en Auvergne, alors que l’ancien Sanatorium Sabourin à Clermont-Ferrrand, accolé au site archéologique de Chanturgue, devenait une école d’architecture. Il visait à faire renaître, au moins pour un numéro, la revue Existences, revue des étudiants en sanatorium, au sein de laquelle Roland Barthes publia ses premiers textes. Tout en se soignant, il y organisait des conférences et s’occupait de la bibliothèque. Il écrivit quelques années plus tard « Esquisse d’une société sanatoriale » texte qui aurait pu être intégré à ses Mythologies (1957), si l’idée même de sanatorium n’avait été rendue obsolète dans l’intervalle : “(...) L’agrégation et l’association sont après tout des accidents propres à tout groupement humain ; l’important, c’est que nulle part ailleurs que dans l’enfance et le sanatorium bourgeois on ne voit qu’ils ont cette prétention de fournir à eux seuls les principes d’une société entière à l’intérieur de laquelle le social aurait une valeur aussi contraignante que dans la vraie société.”
Nées en 1981, Chloé Maillet et Louise Hervé ont fondé l’I.I.I.I. (International Institute for Important Items) en 2001, au sein duquel elles réalisent des performances, des films de genre et des installations. Kunsthal Aarhus (DK, 2016), La Contemporary Art Gallery (Vancouver , CAN, 2013), la Synagogue de Delme (2012) , le FRAC Champagne Ardenne (2011), le Kunstverein Braunschweig (DE, 2012) ont organisé des présentations solo de leur travail. Elles ont produit des performances originales pour la Biennale de Lyon (2013), Dallas Contemporary (2015), le LAM à Lille (2015). Leur première publication, Attraction étrange (2013), est disponible aux éditions JRP, et leur seconde, Spectacles sans objets (2016), aux éditions P dans la collection Les Contemporains.
Né en 1979, Simon Boudvin a étudié à Paris les arts et l'architecture. Il enseigne depuis 2007 dans différentes écoles d'architecture. Son travail émerge dans ces deux champs, empruntant les objets de l’un et les méthodes de l’autre, ou réciproquement. Ses photographies, textes, sculptures sont périodiquement présentés dans différents centres d'art : FormContent (Londres, UK, 2008), Les Eglises (Chelles, 2011); Crédac (Ivry, 2012); Project arts center (Dublin, IRL, 2015); Crac Alsace (Altkirch, 2015); et régulièrement à la galerie Jean Brolly (Paris, 2009, 2010, 2013, 2015).
Chloé Maillet, Louise Hervé & Simon Boudvin, « Existences », in Jacqueline Guittard & Magali Nachtergael (dir.), Revue Roland Barthes, nº 3, mars 2017 [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_boudvin_hervé_maillet.html [Site consulté le DATE]