Le critique, c’est le stratège dans le combat littéraire.
Walter Benjamin[1]
Dans le compte rendu d’une rencontre en Forêt Noire en Allemagne de l’Ouest en 1955 sur la littérature française et allemande, Roland Barthes suggérait un nouveau statut de l’écrivain. Un des « caractères fondamentaux » de l’« économie littéraire » est la « soumission du corps producteur (les romanciers) au corps distributeur », disait-il ; et Barthes de conclure que « [l]es droits d’auteur sont le plus souvent un salariat déguisé[2] ». En effet, l’organisateur de la rencontre, René Wintzen, mettait l’accent sur cet aspect du colloque dans Documents :
[L]e livre n’est plus qu’une marchandise soumise aux lois du commerce, l’écrivain, selon l’expression de Roland Barthes, est un salarié plus ou moins bien payé, qui fait des heures supplémentaires dans d’autres entreprises pour pouvoir vivre (journalisme, radiodiffusion, télévision, traductions, etc.)[3].
Dans cette période de l’après-guerre, l’écrivain n’était donc plus le romancier aisé tel André Gide – traité de façon ironique par Barthes dans une de ses récentes petites mythologies en 1954, « L’écrivain en vacances » –, mais devait affronter une identité beaucoup plus dispersée et variée : l’intellectuel. Évidemment, c’est Sartre, de Beauvoir et Camus qui avaient encouragé cette mutation ; l’argument du compte rendu, c’est que nous pouvons voir, à partir des années 1950, la naissance d’un nouveau type d’écrivain, ambigu, mitigé, dont Barthes fait partie. À part quelques superstars, quels écrivains ne sont pas obligés de supplémenter leurs droits d’auteur dans un poste quelconque (journaliste, chercheur, conseiller littéraire, enseignant) ? La suggestion de cette analyse sur Roland Barthes journaliste est que la position ambiguë de l’écrivain – à la fois libre et salarié – semble exiger que les positions politiques adoptées, explorées et rejetées soient complexes sinon tactiques. Dans cet article, nous examinerons donc, dans cette optique ambiguë, le travail de journalisme de Roland Barthes dans la première moitié des années cinquante, au sein de deux revues très importantes pour sa future carrière, Théâtre Populaire et Les Lettres nouvelles ; toutes deux fondées en 1953, elles montraient toutefois des divergences considérables dans leur politique culturelle. Une deuxième suggestion porte sur la méthodologie dans la recherche auteur-revues-société. Nous allons voir que non seulement il y a une histoire derrière le statut de Roland Barthes, surtout à partir du milieu des années soixante, mais également que cette histoire est déterminée, elle aussi, par une autre structure, ce qui fait que la guerre entre « Histoire » et « Structure » – interminable, inexorable, infernale – est, à ce niveau, illusoire ; car l’Histoire n’est qu’une succession, complexe et dialectique, de Structures.
Dans sa sociologie de l’intellectuel français de l’après-guerre, Homo academicus, Pierre Bourdieu suggérait que la position de Barthes à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), à partir de 1960, était « mineure » par rapport à l’Académie française en général, mais que cette position mineure expliquait néanmoins la position ferme que Barthes avait adopté dans la querelle avec Raymond Picard en 1965[4]. Cependant l’analyse structurale de Bourdieu pose problème: son optique synchronique qui dessine l’espace et les limites présentées aux chercheurs et aux écrivains ne prend pas en compte l’aspect diachronique de l’entrée de Barthes dans le monde académique ni son effet sur ses positions et activités futures. Bourdieu notait dans la préface à l’édition anglaise de Homo academicus que, grâce à la position marginale de Barthes (et d’autres, tels Althusser, Deleuze, Derrida ou Foucault), certains chercheurs jouissaient de « connections fortes avec le monde intellectuel, et surtout avec les publications de l’avant-garde (Critique, Tel Quel, etc.), ainsi qu’avec le journalisme (notamment avec Le Nouvel-Observateur) » ; ainsi Bourdieu considérait Barthes parmi « la meilleure classe des essayistes » qui, sans la garantie des diplômes supérieures, étaient obligés de « flotter avec les marées des forces externes et internes qui dominent dans ce milieu, notamment à travers le journalisme » ; et à Bourdieu de comparer ce Barthes flottant à un Théophile Gautier[5]. L’analyse de Bourdieu est certainement utile pour comprendre la carrière intellectuelle de Barthes, mais ce n’est que la moitié de l’histoire ; car, si Barthes s’appuyait, pour toute sa carrière, sur ses liens avec des milieux de revues différentes, ceci ne s’explique pas simplement par sa position marginale mais aussi, et plutôt, par son activité de journaliste avant son arrivée à un poste académique à l’EPHE en 1960.
En effet, la vie personnelle, académique et littéraire de Barthes pendant les années cinquante tourne autour des revues. Pendant la Guerre, au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet – son « Oxford dans les Alpes » – Barthes avait déjà contribué à une petite revue ; il publie dans Existences, sous son nom et sous le pseudonyme d’Émile Ripert, une variété d’articles (sur sa visite en Grèce, sur la musique, sur le plaisir aux lettres classiques), tout en organisant, autour de la revue maison, des activités culturelles. Mais c’est l’année 1953 qui s’avéra être un moment charnière pour Barthes. Il publie une douzaine d’articles, quelques-uns très longs, dans plusieurs publications et son premier livre, Le degré zéro de l’écriture, paraît aux Éditions du Seuil. Il est difficile de savoir si cette activité considérable est responsable du non-renouvellement de sa bourse de recherche, qui, depuis 1952 l’avait maintenu dans un poste de stagiaire au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; mais ce qui est clair c’est que Barthes n’attend pas la caution de la recherche académique pour se lancer dans le journalisme[6]. Entre 1953 et 1956, il est sans carrière, avançant vers le bel âge de la quarantaine, et c’est précisément à cette période qu’il gagne sa vie, si ce n’est qu’en partie, dans les revues. La mort de sa grand-mère maternelle, Noémie Révelin, et l’héritage considérable a certes aidé la famille, mais Barthes s’était déjà engagé dans le journalisme. Entre janvier 1954 et le début de 1956, le nombre de ses publications atteint son sommet – un article de fond chaque mois sans faille pendant cette période de vingt-huit mois, sinon parfois deux articles. Et si ce travail de journaliste concourt à l’exclure de la recherche académique, il lui a permis de poursuivre ses préoccupations intellectuelles. En plus de la préparation de son deuxième livre – le Michelet par lui-même paru en avril 1954 – Barthes travaille à plein temps entre 1954 et 1956 dans le journalisme ; le matin, selon Louis-Jean Calvet, il écrivait sa « petite sociologie de la vie » pour Les Lettres nouvelles, l’après-midi il préparait Théâtre Populaire pour l’imprimerie[7]. La période 1953-1956 voit une activité de publication journalistique extraordinaire : plus de cent trente articles et comptes rendus, dans quatorze publications différentes qu’il faut comparer avec la période 1956 à 1960 pendant laquelle Barthes ne publie que cinquante textes mais dans vingt-et-une publications différentes. Ceci est expliqué, en partie, par le fait que la première période est dominée par ses contributions à Théâtre Populaire et aux Lettres nouvelles ; et ces deux revues sont cruciales pour sa montée dans le monde intellectuel complexe des années 50[8].
Créées toutes les deux en 1953, ces revues représentaient différentes franges de la Gauche française[9]. D’obédience communiste (son directeur, Robert Voisin, est germaniste et compagnon de route du Parti Communiste Français), Théâtre Populaire va révéler le théâtre militant de Bertolt Brecht, dont Roland Barthes et Bernard Dort deviendront les principaux promoteurs en France, et Barthes deviendra militant très actif en faveur du théâtre populaire pendant la période 1953-1956 promouvant, dans de diverses villes à travers le pays, l’association attachée à la revue (mais indépendante du TNP de Jean Vilar), les « Amis du Théâtre Populaire » (ATP) ; Sartre aurait été si impressionné par la critique théâtrale de Barthes, apprend-on dans une récente biographie, qu’il l’aurait invité à passer aux colonnes des Temps Modernes[10]. Les Lettres nouvelles occupent, par contre, une place de gauche rigoureusement non stalinienne et non sartrienne, son directeur Maurice Nadeau étant membre de plusieurs groupuscules trotskistes avant et pendant la Guerre, et c’est Nadeau, rencontré par le biais de Georges Fournié, l’ami de Barthes au sanatorium en Suisse en octobre 1945, qui lui donne son premier banc d’essai dans Combat en 1947[11]. Après la mort de Combat, Barthes accepte de collaborer, encore avec Nadeau, au nouveau journal L’Observateur (puis France-Observateur), créé en 1950 par Claude Bourdet et Gilles Martinet, y travaillant sur une enquête de la littérature de gauche (où il rencontre Edgar Morin) et sur des critiques de théâtre et de romans. À la même époque, il participe à la revue catholique de gauche Esprit, contribuant à des essais importants sur Michelet, sur le catch, sur les Folies-Bergère et sur les romans de Jean Cayrol cette activité le fera entrer, en 1953, aux Éditions du Seuil qui gère cette revue ; il y publie son premier livre Le Degré zéro de l’écriture.
Trop rapide à explorer les structures relationnelles dans les universités et les institutions académiques françaises, Bourdieu passe sous silence, dans le cas de Barthes au moins, la dimension historique : Barthes était le produit du milieu intellectuel et politique des années 50, hors de l’académie. S’agissant d’expliquer les théories barthésiennes qui font suite, il convient de se poser la question suivante : pourquoi renoncer à être journaliste et activiste pour l’ATP au profit du théâtre populaire pour devenir théoricien académique ? Une partie de cette explication tient à la croissance rapide, après la Guerre, de la sociologie dans laquelle Bourdieu lui-même va exercer à partir des années soixante. En tant qu’« attaché de recherche » dans la section de Sociologie du CNRS entre 1956 et 1959, Barthes faisait partie du nombre cité par François Dosse, qui note qu’en 1960 il n’y avait que 56 chercheurs en sociologie au CNRS, mais qu’en 1964 ce chiffre était rapidement monté à 90[12]. Dans toute considération de l’histoire derrière la structure, il faut, d’abord, admettre la superposition de plusieurs étapes pour bien caractériser ses activités journalistes.
Selon Calvet, Barthes avait été recruté par Voisin grâce à « quelques articles » sur le théâtre paru dans Les Lettres nouvelles[13]. Ceci n’est pas tout à fait vrai ; car, d’abord, Barthes n’avait n’avait ? publié qu’un seul article sur le théâtre dans Les Lettres nouvelles avant le lancement de Théâtre Populaire en mai 1953[14] ; et puis, bien que Voisin appréciât sans aucun doute l’enthousiasme de Barthes pour le théâtre de Vilar , – enthousiasme sensible dans un numéro des Lettres nouvelles de mars 1953 –, il est peu probable qu’un seul article ait provoqué l’entrée au comité éditorial d’une revue. C’est plutôt sa petite série d’articles dans Esprit, consacrés au théâtre et au spectacle, qui auront joué un rôle important dans la décision de Voisin. En effet, ces deux articles, amples et érudits, tournaient autour du spectacle populaire. Dans le premier, « Le monde où l’on catche », Barthes regrettait que le vrai catch, c’est-à-dire le « spectacle » d’amateurs plutôt que le « faux catch qui se joue à grands frais avec les apparences inutiles d’un sport régulier », n’était accessible que dans « des salles de seconde zone » ; ainsi Barthes différenciait-il le sport professionnel du catch (« sans intérêt ») de sa version amateur dans lequel « le public s’accorde spontanément à la nature spectaculaire du combat ». Son exemple est le public à un « cinéma de banlieue » qui regarde le film du roman de Raymond Queneau Loin de Rueil[15] . Ici, l’« emphase » du catch – et nous en connaissons la version dans Mythologies quatre ans plus tard – c’est l’« image populaire et ancestrale de l’intelligibilité parfaite du réel[16]. » Qui plus est, dans cet article, l’emphase portait sur la réaction du public, des masses populaires : « Le public se moque », « Ce public sait très bien », autant de prosopopées populaires de la part de Barthes qui auraient plu à un Robert Voisin militant pour le théâtre des masses, alors en plein essor en 1953 ; lui auraient plu aussi l’articulation de la notion de justice (populaire) au sein d’une transgression (« le corps d’une transgression possible[17] »), ainsi que l’emphase de Barthes sur la socialité de ce spectacle populaire. Il ne faut pas oublier non plus qu’à partir de 1953 Voisin et les éditions de l’Arche commençaient à s’occuper de la traduction des pièces de Bertolt Brecht, or la définition tâtonnante d’une esthétique populaire par Roland Barthes venait compléter à point nommé la nouvelle politique de public invité à participer au théâtre « épique ».
Le deuxième article de Barthes d’Esprit sur le spectacle susceptible d’avoir influencé Voisin en 1953 concerne les « Folies-Bergère » ; il s’agit d’un regard quelque peu balbutiant et répétitif, vecteur toutefois d’une critique amusante et très ironique du théâtre bourgeois. Faisant semblant d’être membre de la bourgeoisie, Barthes y rend compte de sa visite au « spectacle », dans un théâtre où règne « l’Argent » à la place du logos dramatique[18]. » Dans cette parodie des sentiments bourgeois – encore un exemple de la technique de prosopopée – Barthes se moque du spectateur « assuré que le billet de mille francs » allait « rapporter pendant trois heures une fortune », le prix du billet étant « à proportion de sa beauté bien visible », et « exposé sur la scène à mon intention ». À ce spectacle bourgeois et petit-bourgeois, Barthes opposait, le spectacle « des peuples », qui, bien que « dépouillé à l’extrême », savait atteindre « au plus profond de la terreur ». La culture théâtrale de Barthes très différente, comprenait la visite régulière aux mises en scène du Cartel aux Mathurins et de l’Atelier au début des années trente, auxquelles Barthes faisait des références surtout dans son « Prince de Hombourg[19] » ; néanmoins, malgré le fait que Vilar montrait des acteurs à la taille du « spectateur populaire » avec une « prééminence » de l’espace scénique, « commun à tous les théâtres populaires », Barthes voyait déjà des limites dans le théâtre de Vilar[20].
Indéniable toutefois, c’est le rôle crucial de Barthes dans le comité de rédaction dès le début de Théâtre Populaire. Il est difficile à ce titre de ne pas voir la main de Barthes dans le tout premier éditorial. Venant de publier son premier livre Le Degré zéro de l’écriture au début de 1953, Barthes semble avoir attaché aux idées générales fondant la revue Théâtre Populaire son argument marxisant (sinon trotskisant) portant sur l’exclusion linguistique (et le silence qui en résultait) de la classe populaire en France opérée par la standardisation du français à partir de l’absolutisme et de la centralisation de l’état français du dix-septième siècle[21]. Cet argument se trouvait alors au centre de l’éditorial (non signé) de la revue qui regrettait le déclin historique du théâtre populaire. Affirmant l’échec relatif d’un Gémier et d’un Copeau à fonder un vrai théâtre du peuple entre les deux guerres, l’éditorial du le premier numéro attribuait cet échec de l’« élargissement » du théâtre au fait que « les conditions sociales n’étaient pas encore remplies » ; et, comme dans la thèse du Degré zéro pour la littérature, l’éditorial montrait du doigt la bourgeoisie montante qui avait fait de « l’art des foules, moyen d’expression populaire » un « simple divertissement » pour un public privilégié, « transformation » qui est venu « tout naturellement » de la « transformation de la Société » :
Sous le règne d’une Bourgeoisie naissante, consciente de son pouvoir et de ses droits, le Théâtre, comme la Société dont il n’était que le reflet fidèle, se compartimenta en cloisons étanches, se retrancha de la masse et se claquemura dans les salles au plafond élevé permettant moins l’ordonnance du spectacle que l’ordonnance du Public[22].
Ni Daniel Mortier ni Marco Consolini ne mentionnent cet apport théorique, polémique, clair et net de la part de Barthes dans ce premier éditorial[23] ; et si d’autres éditoriaux dans Théâtre Populaire entre 1954 et 1956 peuvent être attribués à la main de Barthes, ce premier compte certainement parmi les plus importants. La correspondance entre Barthes et Voisin – dans les lettres reproduites dans Album et dans d’autres exemples aux éditions de l’Arche – ne fait que confirmer que Barthes était, pendant trois ans, l’éminence grise de la revue[24] ; ce qui n’empêchait pas du tout des désaccords et des attitudes politico-esthétiques très variées parmi les animateurs de la revue[25]. L’enthousiasme de Barthes pour le jeu et pour l’entreprise générale de Vilar au Théâtre National Populaire (TNP), combiné avec son intérêt pour les spectacles et une esthétique populaires sonnaient donc bien avec Théâtre Populaire, surtout puisque Barthes les soutenait dans le même geste que sa critique constante du théâtre bourgeois. Et même si Barthes commençait à se lasser des erreurs de Vilar – autant dans son jeu que dans son répertoire et sa dramaturgie, au cours des années cinquante – et voyait, comme Voisin et Bernard Dort, la solution dans le théâtre épique de Brecht, sa fidélité envers le projet d’un théâtre pour les masses françaises, entre 1953 et 1956, est indéniable. Le brechtisme de Barthes est aussi, du point de vue quantitatif, indéniable entre 1954 et 1960[26] et Barthes avait déjà en 1951 une connaissance de l’œuvre de Brecht ; il n’avait pas attendu pour cela 1954, une date fixée par beaucoup, y compris Mortier[27]. Toutes les critiques de théâtre de sa main désormais passeront par l’optique de l’« effet de distanciation » prônée par Brecht. Dans la deuxième phase de la réception de Brecht en France, entre 1956 et 1959, Barthes et Bernard Dort conduiront la revue Théâtre Populaire vers une recherche d’un « Brecht français », vers le théâtre de Roger Planchon à Villeurbanne ou les pièces de Michel Vinaver. Il se peut que le vrai théâtre populaire en France ayant échoué à cause du répertoire et du style de production de Vilar à partir de 1955, les deux brechtiens de Théâtre Populaire, Barthes et Dort, aient été très déçus par la réaction générale qui accueillit en France le théâtre épique : après l’arrivée d’André Malraux au ministre de la culture et la création des Maisons de la Culture dans les grandes villes en 1959, Barthes signe en 1960, de façon très abrupte, sa dernière intervention dans Théâtre Populaire qui, de façon appropriée, est un compte rendu d’une mise en scène par le Berliner Ensemble de La Mère de Brecht[28].
Il se peut, cependant, que Barthes ait eu moins d’influence sur la fondation et la lancée de l’autre revue qui lui assurait son gagne-pain pendant la période 1953-1956. Ayant lu les articles de Maurice Nadeau dans Combat et dans L’Observateur, et conscient de la faillite finale de la Revue Internationale en 1951[29], René Julliard, l’éditeur des Temps Modernes, lui offre la possibilité de gérer une revue mensuelle littéraire. Selon Nadeau, c’était en opposition à celle de Jean Paulhan, La Nouvelle Revue française – rebaptisée par Paulhan La Nouvelle NRF (NNRF) en 1953 après sa compromission avec les nazis – mais aussi au Mercure de France, à la Table Ronde de Mauriac et à La Parisienne de Jacques Laurent. Lancée en mars 1953, Les Lettres nouvelles allait naviguer sur une ligne étroite entre le propagandisme de l’« engagement » sartrien et le « réalisme socialiste » stalinien[30], présentant une analyse culturelle de gauche davantage inspirée de Léon Trotski et de Victor Serge que de Laurent Casanova ou d’Andréï Jdanov[31]. À la différence de Théâtre Populaire, le premier éditorial des Lettres nouvelles n’avait rien de spécifiquement barthésien dans son argument. L’éditorial du premier numéro mettait certes l’accent sur une attitude non-dogmatique envers la littérature ; et « la littérature en marche » que la revue favorisait – des inédits d’Henri Michaux, de Franz Kafka, de Jacques Prévert, d’Antonin Artaud au Mexique et du Marquis de Sade, ainsi que des nouvelles de Dylan Thomas et d’Henry Miller et des premiers textes de Richard Wright, de Marguerite Duras et d’Eugène Ionesco auraient plu à l’auteur du « degré zéro de l’écriture » –, mais Les Lettres nouvelles n’avait pas, et n’allait pas avoir, de parti pris esthétique aussi appuyé que celui de Théâtre Populaire envers Brecht. Le seul point de contact esthétique des deux revues était le goût pour une culture internationale, la revue de Voisin proposant des numéros consacrés non seulement à Brecht, mais à l’Opéra de Péking, aux théâtres irlandais ou italien (parmi d’autres). Néanmoins, Nadeau tenait à faire entrer Barthes dans le comité de rédaction des Lettres nouvelles.
Nadeau saluait la version livre de son essai Le degré zéro de l’écriture dans un des premiers numéros des Lettres nouvelles[32]. Pour avoir publié ses critiques de théâtre et de spectacles – élogieux par rapport aux mises en scène du Prince de Hombourg et de Don Juan par le TNP (mais non de son Richard II), – ainsi que ses comptes rendus de livres et de cinéma (sur Cayrol et sur le sociologue brésilien Gilberto Freyre, sur le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et sur Versailles et ses comptes), et des articles variés (sur Michelet, sur la peinture hollandaise classique, sur la littérature de machine), Les Lettres nouvelles invitent Barthes à contribuer de façon régulière avec ses « petites mythologies du mois ». Ce sont ces interventions mensuelles, destinées à un lectorat de gauche non stalinien, à un moment difficile où la France termine une guerre coloniale en Indochine et commence une autre en Algérie, qui vont révéler à partir de 1954 son journalisme acide, acerbe et sarcastique menant aux Mythologies trois ans plus tard.
Cependant, c’est – tout comme le cas de Voisin et de Théâtre Populaire – la satire de la bourgeoisie par Barthes, publiée dans France-Observateur en septembre 1954, qui aurait impressionné le directeur des Lettres nouvelles[33]. Paraissant à la une du supplément bimensuel de cet hebdomadaire de gauche, « L’écrivain en vacances » aurait généré une petite polémique dans les pages de L’Express, son rival hebdomadaire. Car le « tel grand écrivain » anonyme qui, dans Mythologies, sera décrit portant « des pyjamas bleus », avait été nommé dans la version originale de France-Observateur ; et à François Mauriac, dans son « Bloc-notes », de répondre, de façon grincheuse, à Barthes que l’article était « un méchant papier », « indigne » de l’auteur du Degré zéro de l’écriture et de l’« étonnant » Michelet[34] : « le journalisme de combat », écrivait Mauriac, avait de meilleurs « adversaires » que Gide ou lui-même[35]. Mais cette petite polémique n’était rien en comparaison de celle que Barthes allait déclencher avec Jean Paulhan en 1955 dont Philippe Roger a très bien rendu compte : « Suis-je marxiste[36] ? ». La réaction de Paulhan dans la NNRF (sous le pseudonyme Jean Guérin) aux thèses quelque peu marxistes de Barthes dans ses essais mensuels publiés dans la revue rivale de Nadeau, Les Lettres Nouvelles déclenche la polémique. C’est cette opposition à la NNRF qui va définir la ligne des Lettres nouvelles.
Étant donné le militantisme dans les colonnes de Théâtre Populaire avec lequel Barthes défend, d’abord, le TNP de Jean Vilar puis, le théâtre épique de Brecht, l’accusation de Paulhan (aussi caustique, paraît-il, que la réponse de Barthes), n’est guère surprenante. Mais, ainsi qu’on l’a vu précédemment avec Bourdieu, Philippe Roger ne replace pas Barthes dans le contexte de la revue où l’argument est lancé ; car « la petite mythologie du mois » aura bénéficié de deux modèles de journalisme : celui d’Adrienne Monnier et celui d’André Calvès.
Dans le premier numéro des Lettres nouvelles paraissait une rubrique qui allait continuer jusqu’en été 1954, « la gazette d’Adrienne Monnier[37] ». Avant la Guerre, Monnier avait écrit des « Chroniques » dans La Nouvelle Revue Française et dans Le Figaro littéraire. Sa gazette dans la revue de Nadeau continuait la tradition de traiter de tout et de rien. Dans la première livraison des Lettres nouvelles elle s’attaqua à Paulhan, non seulement patron de la NNRF mais aussi éditeur en chef de Gallimard et membre régulier des jurys qui conféraient des prix littéraires ; suivi d’un compte rendu de la dernière mise en scène d’En attendant Godot de Samuel Beckett, et ensuite d’une comparaison de la revue rivale, La Parisienne ; Monnier visita Londres et témoigna, dans une série de numéros des Lettres nouvelles, du couronnement de la reine Elisabeth II du jeu théâtral de Dullin, de Barrault et de Vilar, ainsi que de celui, au cinéma, d’Alec Guinness, et de Marlon Brando ; et, bien avant Barthes, elle écrit un morceau ironique sur les OVNIs. Bien que Nadeau ait rejeté la comparaison, cette gazette semblait jouer un rôle similaire à la « petite mythologie du mois », dans sa minutie quotidienne ainsi que dans son appréciation de la culture plus raffinée[38]. En effet, commencée en novembre 1954, trois mois après sa dernière « gazette », « la petite mythologie du mois » de Barthes semblait prendre le relais – à sa façon, bien entendu – du rôle de chroniqueur, rôle qui est presque omniprésent dans les revues littéraires françaises.
L’autre influence – et modèle potentiel – pour « la petite mythologie du mois » était très différente, à cause de sa portée politique et militante. André Calvès était un des camarades trotskistes de Nadeau d’avant la Guerre qui après la Libération avait fait campagne en Indochine et, plus tard, publia ses mémoires de militant antifasciste et anticapitaliste pendant l’Occupation nazie[39].
Comme le roman récent d’Alexis Jenni qui a gagné le prix Goncourt le montre, la France est en guerre perpétuelle entre 1942 et 1962, et ces guerres sont à leur apogée en 1955 et 1956[40]. Si Théâtre Populaire se radicalise pendant cette période de décolonisation sanglante en militant pour le brechtisme, Les Lettres nouvelles, pour sa part, va droit au gibier colonial. Nadeau publie, dans le numéro de mars 1955 un article de Calvès qui étudie et expose le discours colonial utilisé par le gouvernement français en Indochine. Son « Petit lexique pour servir à l’histoire de la guerre du Nord-Vietnam », sorte d’abécédaire ironique traitant du vocabulaire de guerre au Viêt-Nam nord, soulignait déjà la position politique de la revue envers la question coloniale. Et cette position est devenue non équivoque lorsque, en avril 1955, Charles Delasnerie (un autre rescapé de la Revue Internationale) publie dans Les Lettres nouvelles « Pour une politique de décolonisation ». Ainsi – et Roland Barthes y a contribué comme on va le voir – la revue Les Lettres nouvelles va se radicaliser au point que Nadeau, et d’autres avec lui, impulseront la pétition célèbre d’insoumission, « le Manifeste des 121 », en 1958[41].
Avant de considérer la contribution de Barthes, il convient de cerner, de plus près, celle de Calvès. Son « Petit lexique » était un témoignage de son service militaire de deux ans[42] ; et l’article, une série de notes « rédigées sur place », ressemble en beaucoup aux deux « petites mythologies du mois » de Barthes sur le discours colonial, « Lexique marocain » et « Grammaire marocaine » (devenues une seule analyse, « Grammaire africaine », dans Mythologies) qui ont été publiées en novembre 1955, six mois après celui de Calvès[43]. Ce n’est pas simplement la similarité des titres (« Lexique ») qui les rapprochent mais aussi le fait que tous les deux exposaient l’hypocrisie dans le discours colonial ; de la même manière que Calvès, dans son article, avait réagi aux tactiques coloniales employées par la France au Viêt-Nam, Barthes critiquait le comportement « deux poids deux mesures » du gouvernement et de la presse français lors de la guerre civile au Maroc.
Selon Nadeau, l’éditeur des Lettres nouvelles, René Julliard, n’était pas du tout concerné par la menace de censure ni même par des poursuites judiciaires de la part de l’état français, et cautionnait les « prises de position » de la revue[44]. Ainsi, après les interventions de Calvès et de Barthes sur le discours colonial, Nadeau durcit le ton en décembre 1955 en publiant un premier manifeste anticolonial, « Contre la poursuite de la Guerre en Afrique du Nord ». Signé par trois cent intellectuels, il constituait une réaction au « tournant » de l’automne 1955 lorsque le gouvernement français décréta un état d’urgence en Algérie[45]. Puisque les signataires ne sont pas nommés, il n’est pas possible de savoir si Barthes y participa[46]. Néanmoins, son « lexique » du langage colonial au Maroc dans le numéro précédent des Lettres nouvelles, avec celui de Calvès, s’avérait être une contribution importante à la prise de position anticoloniale de la revue. À cette époque d’autres interventions de Barthes et de Calvès infléchirent la position politique des Lettres nouvelles envers la guerre d’Algérie. Dans le numéro de juillet/août 1955 des Lettres nouvelles, Calvès commença une nouvelle rubrique « le monde ... comme il ne va pas », titre qui parodiait « Le Temps, comme il coule » dans la NNRF, et qui précédait, directement, la « petite mythologie » de Barthes. Si Calvès s’y concentrait sur des critiques laconiques de la politique française en Algérie et au Maroc[47], Barthes répondait avec « Continent perdu » et son « Lexique marocain ». Comme dans la rubrique de Calvès, la cible dans les petits essais de Barthes était la guerre d’Algérie ; et tous les deux ont réagi, à leur façon, à la conscription des « rappelés » en été 1955[48].
Ce n’est pas simplement l’antimilitarisme qui réunissait les écrits ironiques des deux journalistes. Les « petites mythologies » et « le monde... comme il ne va pas » avaient d’autres thèmes en commun ; dans la première de ses critiques, Calvès dénonça, tout comme Barthes le fera, la visite en France de l’évangéliste de droite américain Billy Graham ; et son « Sherlock Holmes à Moscou », qui s’en prenait à la visite du Figaro à Moscou, reprend le même thème que « La croisière du Batory » de Barthes publiée le mois précédent ; ensuite Calvès condamna le meurtre raciste aux États-Unis d’Emmet Till, comme Barthes le fera dans « La grande famille des hommes » en mars 1956[49]. Si Barthes terminait « Le Guide Bleu » en octobre 1955 en dénonçant son « franquisme », le mois précédent Calvès, dans « Les Malencontreux réfugiés », fustigeait le gouvernement français et son attitude envers les Espagnols qui fuyaient le régime de Franco ; ensuite, le même mois que Barthes publia « L’Usager et la Grève » qui ironisait sur les réactions des lecteurs du Figaro par rapport à la grève des transports à Paris, Calvès critiqua, dans sa rubrique à lui, la CGT et ses tentatives de bloquer la grève générale[50]. Ainsi, Calvès et Barthes contribuaient à la politisation des Lettres nouvelles, jouant une sorte de duo qui continuait jusqu’à la dernière « petite mythologie du mois » en avril 1956 et à la création d’une nouvelle section de la revue, « Faits et commentaires du mois[51] » ; mais il est difficile de savoir si c’est le modèle de Calvès ou celui de Barthes qui est à l’origine de cette nouvelle initiative.
Nous pouvons néanmoins suggérer des raisons qui expliquent la fin de la rubrique mensuelle de Barthes dans Les Lettres nouvelles, Ce n’est pas encore l’invasion soviétique de la Hongrie en automne 1956 qui, suivant le dégel annoncé par Nikita Khrouchtchev, allait désorienter une bonne partie de la Gauche française, communiste et non-communiste ; ni même la création, avec Edgar Morin, d’une nouvelle revue de gauche non communiste, Arguments, qui allait récupérer ceux qui étaient dégoûtés par l’impérialisme sanglant de Moscou. C’est, paraît-il, une nouvelle piste de recherche au sein du CNRS qui l’aurait éloigné des Lettres nouvelles et de Nadeau, et aussi, au même moment, du mouvement et de la revue Théâtre Populaire.
À partir du printemps 1956, Barthes commençait à se lier avec Morin dans un nouveau projet dirigé par le sociologue Georges Friedmann au CNRS sur le vêtement au travail. Ce changement dans la carrière de Barthes sera expliqué, par rapport à la revue Théâtre Populaire, dans une lettre à Robert Voisin datée du 3 septembre 1961. Ayant terminé, en septembre 1961, son étude sur « la Mode », Barthes s’excusait auprès de Voisin ; maintenant il avait le temps de considérer ce que son « initiation “formaliste” » dans la mode l’avait empêché de faire ; et malgré son « éclipse » dans le mouvement et dans Théâtre Populaire, il tenait toujours à y revenir[52]. Cette lettre ne représentait pas seulement une apologie pour son éloignement vis-à-vis Voisin, mais aussi le déclin de son intérêt dans le théâtre populaire. Son projet de cinq ans sur la mode et la recherche d’une méthodologie appropriée est facteur important dans son mouvement vers le statut de chercheur, l’encourageant à abandonner celui d’intellectuel de gauche et de journaliste qu’il avait été entre 1953 et 1956 ; et son premier article dans la revue Annales en été 1957,– une étude étendue et érudite (malgré l’implication de brièveté dans le sous-titre de l’article) de l’historiographie du costume vestimentaire – illustre bien le mouvement de Barthes vers l’académie, surtout dans le fait qu’il le signât « Roland Barthes (C.N.R.S.) ». Avec le nouveau projet sur la mode au CNRS s’ouvrait donc une nouvelle phase dans la trajectoire de Barthes, dans laquelle ni le soutien financier de son travail à l’Arche pour Théâtre Populaire ni celui dans Les Lettres nouvelles ne comptait plus.
À partir de printemps 1956, Barthes ne vivait plus donc du journalisme, et ce nouvel état des choses se lisait dans son attitude envers Arguments. L’année 1956 marque un tournant dans le monde des revues françaises de l’après-guerre. L’invasion soviétique de la Hongrie et la critique de Staline par Khrouchtchev entraînent un remaniement des revues de gauche, et, avec Edgar Morin et d’autres intellectuels rescapés du communisme (Jean Duvignaud, François Fetjö), Barthes participa au lancement d’Arguments qui devait regrouper la gauche non stalinienne à travers Europe avec des revues partenaires en divers pays[53]. Le soutien financier par Jérôme Lindon aux Éditions de Minuit faisait en sorte que la revue était publiée sans frais ; il faut ajouter à cela que son comité de rédaction n’était pas rémunéré, et que ses membres étaient « tous bénévoles ». C’était là de nouvelles conditions pour les activités journalistiques de Barthes qui a du mal à maintenir son engagement ; à l’opposé de son poste de « conseiller littéraire » aux éditions de l’Arche et de ses contributions mensuelles à France-Observateur et aux Lettres nouvelles, son engagement dans Arguments était plus politique qu’économique.
Dans les deux revues, Barthes semble camper sur deux postures différentes : à part les quelques « petites mythologies » que l’on pourrait qualifier d’« heureuses », telles « Paris n’a pas été inondé », « Au music-hall » ou « Le monde où l’on catche ») dans Les Lettres nouvelles, Barthes se montre sarcastique, « caustique » en face d’une réalité aliénée par le mythe et dominée par l’idéologie petite-bourgeoise ; dans Théâtre Populaire, il se révèle nettement plus optimiste quant à la possibilité d’une esthétique théâtrale qui pouvait (en principe) montrer, de façon « adulte », un monde « maniable[54] » à un public de masse et « populaire », en déployant une mise en scène d’avant-garde et un répertoire « responsable ». Cependant, il est trop facile de diviser les sujets : dans l’œuvre journalistique de Barthes à cette période, on pourrait croire qu’il y a d’une part, la question théâtrale (Théâtre Populaire) et d’autre part la critique idéologico-politique (Les Lettres nouvelles). Mais le chassé-croisé est inévitable : il y a beaucoup de « théâtre » à l’origine des « petites mythologies du mois », et une contestation politique, contre-idéologique, dans la vaste majorité de ses critiques théâtrales pour la revue de Voisin. Et dans les deux cas, Barthes défendait les idées et mouvements progressistes contre la presse de droite. La contradiction n’est pas du tout là, d’autant qu’il y avait un chevauchement entre les deux revues : le critique de cinéma, Ado Kyrou, écrivait dans la revue de Nadeau comme dans Théâtre Populaire, et il n’était pas le seul à le faire; Duvignaud, Guy Dumur et Dort signaient aussi des articles dans les deux revues ; c’est ce que Consolini nomme les « caractéristiques ‘multi-culturelles’ ». Il semble que ce soit Barthes que ait contribué à l’organisation de ce nouveau réseau journalistique[55]. S’il y a contradiction, c’est dans la politique culturelle plus large dans laquelle Barthes s’inscrivait qu’il faut la trouver.
Si la description de l’écriture marxiste dans Le Degré zéro de l’écriture montrait le dédain de Barthes en 1953 pour les diktats et l’esthétique artistiques prônés par le Parti Communiste qu’il voyait à l’œuvre dans les écrits d’un André Stil ou d’un Roger Garaudy, il est curieux qu’il ait accepté de participer (et de façon importante, comme nous l’avons vu en haut) à une revue dont le directeur, Robert Voisin, était « proche du Parti communiste français » ; et même si, selon Consolini, la revue faisait partie d’une « gauche éclatée […] mais unie par sa non-appartenance au PCF[56] », la politique culturelle de Théâtre Populaire risquait, sous la direction d’un Voisin ancien membre du mouvement communisante « Travail et Culture », de se ranger du côté « proletkultiste » sinon populiste. Qui plus est, c’est sur les bases rigoureusement antistaliniennes que Morin va solliciter l’aide de Barthes dans la lancée de la revue Arguments. Malgré son adhésion à un marxisme trotskisant, malgré sa critique du petit-bourgeois dans le stalinisme (littéraire et philosophique), malgré sa croyance en un marxisme non stalinien caractérisé dans des termes théâtraux de « chœur antique », aucune mention n’est faite de la position (ambigüe, il faut le dire) de Brecht en Allemagne de l’Est[57].
La contradiction – entre Les Lettres Nouvelles d’une part et Théâtre Populaire d’autre part, entre le nouveau roman d’un Robbe-Grillet et le théâtre engagé de Brecht – ne tient pas tellement aux acrobaties dialectiques ponctuelles, quand par exemple Barthes défend Nekrassov malgré les « longueurs » de la pièce, et ceci en dépit de ses positions en faveur du théâtre épique de Brecht[58]. Elle s’explique par deux facteurs qui sont souvent en lutte dans une seule personne : l’idéologie (culturelle) et le gagne-pain. Tout suggère, dans cette période de la carrière de Barthes, que, d’abord, il gagnait sa vie de façon précaire dans le journalisme entre 1953 et 1956 ; mais aussi, qu’il hésitait, ou qu’il était tiraillé, entre deux positions très différentes à gauche, en ce qui concerne la culture populaire, la culture de masse.
Finalement, ce que Barthes, activiste et journaliste – dans le mouvement de théâtre populaire et contre la guerre coloniale –, a accompli, c’est tout simplement (si on veut reprendre l’analyse structuralo-biographique de Bourdieu) qu’il a échangé en 1960 un engagement « populaire » contre un académisme « populaire » ; à côté, l’écriture essayiste journalistique inaugurée par ses interventions dans Les Lettres nouvelles va continuer toute sa vie. La continuité dans cette structure (il suffit de changer quelques noms des acteurs et des revues concernés pour la voir), à travers toute l’œuvre, est extraordinaire.
- 1) Histoire contre Structure ?
- 2) Positions : structure ou histoire ?
- 3) Contradictions : Histoire e(s)t Structure ?
- 4) Conclusions ?
Entre 1953 et 1956 Roland Barthes joue un rôle important dans deux revues de gauche très différentes. D’abord dans Les Lettres nouvelles, puis dans Théâtre Populaire, il infléchit la critique idéologique au fur et à mesure que la France sombre dans une guerre coloniale sanglante. À la première – d’obédience marxiste mais rigoureusement anticommuniste – il confie de façon régulière ses « petites mythologies du mois » ; dans la deuxième – communisante sans être pour autant contrôlée par le Parti Communiste Français – il œuvre pour un vrai théâtre populaire tout en promouvant le théâtre épique de Brecht. Si la seconde défend des partis pris esthétiques – disons, « positifs » ou « proactifs » –, la première n’a qu’un objectif : militer contre la guerre et ses distorsions sociales et idéologiques tout en maintenant un esprit ouvert envers les formes appropriées de la littérature. Comment alors expliquer ce différend politico-culturel entre les deux revues ? Comment réconcilier la contradiction dans les milieux intellectuels de gauche que fréquente Barthes ? Qu’est-ce que signifie pour lui le travail de journaliste dans cette conjoncture intellectuelle et politique complexe de l’après-Guerre ?
[1]W. Benjamin, « Défense d’afficher », in W. Benjamin, Sens unique, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Editions Maurice Nadeau, 1988, p. 172.
[2]R. Barthes, « Petite sociologie du roman français contemporain », Documents n° 2, février 1955, p. 193-200 (p. 193), republié dans Barthes, Œuvres complètes (cinq volumes établis par É. Marty), Paris, Seuil, 2002, tome I, p. 555-562 (p. 555) ; désormais les références à ces cinq volumes seront désignées par l’abréviation OC, suivi du tome en chiffres romains, des pages en chiffres arabes.
[3]René Wintzen, « Présentation », Documents n° 2, février 1955, p. 178-179.
[4]Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 145 note 43, p. 151.
[5]Pierre Bourdieu, Homo Academicus, version anglaise traduite par Peter Collier, Cambridge, Polity Press, 1988, p. xxii (notre traduction)
[6]À l’exception de l’année scolaire 1954-1955, Barthes est attaché de recherche au CNRS entre 1952 et 1959, inscrit en thèse dans plusieurs départements (lexicologie, littérature, puis sociologie).
[7]Louis-Jean Calvet, Roland Barthes : 1915-1980, Paris, Flammarion, 1990, p. 148.
[8]L’époque où Barthes commence sa période militant dans les revues – en faveur de Brecht dans Théâtre Populaire et ses critiques acides mensuelles dans Les Lettres nouvelles – est aussi le moment où il noue des relations avec la revue Critique, y publiant des comptes rendus influents, en 1954 et 1955, sur les deux premiers romans d’Alain Robbe-Grillet, « Littérature objective » (OC II 293-303), et « Littérature littérale » (OC II 325-331), tout en rejetant, trois ans plus tard dans Arguments, l’idée d’une « école » du nouveau roman (OC I 359-363).
[9]L’échec financier des Lettres Nouvelles mensuelles mène à une publication hebdomadaire en 1959, dans laquelle paraît la nouvelle série des mythologies de Barthes, mais avec moins de succès ; voir Marie Gil, « Les Lettres nouvelles », dans Bruno Curatolo (dir), Dictionnaire des revues littéraires du XXe siècle, 2 vols, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 833-836. Les Lettres nouvelles vont finalement renaître en La Quinzaine littéraire en 1966, Théâtre Populaire finissant en 1964.
[10]Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015, p. 328.
[11]En plus de ses neuf contributions qui feront Le Degré zéro de l’écriture, paru dans Combat entre 1947 et 1951, Barthes y signa les comptes rendus d’un grand nombre de livres.
[12]François Dosse, L’Histoire en miettes : des “Annales” à la “nouvelle histoire”, Paris, La Découverte, 1987, p. 100.
[13]Calvet, op. cit., p. 140.
[14]Une critique favorable de la mise en scène par Vilar, sous les auspices du TNP, du Prince de Hombourg paru dans Les Lettres nouvelles (désormais LLN) n°1, mars 1953, p. 90-97 (OC I 245-252).
[15]« Le monde où l’on catche », Esprit, octobre 1952, p. 409-419, OC I 679-688 (p. 409, OC I 679).
[16]Ibid.
[17]« Le monde où l’on catche », art. cit., p. 415 (OC I 682).
[18]Barthes commence son article ainsi : « Il est huit heures du soir, je suis maquignon dans le pays d’Auge, commerçant à Bruxelles, ou marchand de chapeaux à l’Indépendance (Kansas), je me trouve à Paris et j’entre aux Folies-Bergère » ; voir « Folies-Bergère », Esprit, février 1953, p. 272-280 (p. 272, OC I 234). Cet article contient bien des thèmes qui paraîtront dans Mythologies ainsi qu’une première référence au théâtre japonais du Nô (p. 279, OC I 242).
[19]La mise en scène de la pièce de Kleist par Vilar déployait une « ouverture de la scène » semblable à « la transgression » faite par le metteur en scène du Cartel, Charles Dullin, dont le projet même était de comprendre le « sens tragique [...] [et] populaire » du théâtre, lesquels, ajouta Barthes, « ne font qu’un ». In « Le Prince de Hombourg au T.N.P.», art. cit., p. 91-92 (OC I 247).
[20]Le TNP de Vilar, comme d’autres théâtres, n’était pas véritablement « populaires », ne pouvait être que « non bourgeois » ; d’abord, selon Barthes, « l’Histoire » n’offrait pas la possibilité d’« un contenu constant à la notion de “peuple”’ », du moins en termes d’esthétique : le « peuple athénien » n’avait « aucun rapport avec le peuple du département de la Seine » ; et il était « conforme à l’Histoire » que les « normes esthétiques » du « ‘peuple’ français », fait en « grande majorité de classes moyennes », étaient « petites-bourgeoises ». Le Châtelet, l’Opéra, les Folies-Bergère et la Gaîté Lyrique propageaient « toute cette esthétique de la clôture, de la machine et du simili » dont le théâtre de Vilar divergeait « essentiellement » ; ensuite, le « déchirement » de la société faisait en sorte que le TNP de Vilar ne pouvait être « populaire » qu’« idéalement » ; ibid., p. 96 (OC I 251) ; voir aussi sur ce point Consolini, op. cit., p. 26.
[21]Je me permets de signaler mon chapitre qui désigne Le Degré zéro de l’écriture comme un exemple de critique de « colonisation interne » ; voir Andy Stafford, « La ‘Francophonie’ chez soi ? Dialectique littéraire de la ‘colonisation linguistique interne’ », in Claude Coste et Daniel Lançon (dirs), Perspectives européennes des études littéraires francophones, Paris, Honoré-Champion, 2014, p. 77-92.
[22]Éditorial, Théâtre Populaire n°1, mai-juin 1953, p. 2.
[23]Daniel Mortier, Celui qui dit oui, celui qui dit non ou la Réception de Brecht en France (1945-56), Genève, Champion-Slatkine, 1986 ; Marco Consolini, dans Théâtre Populaire, 1953-1964. Histoire d’une revue engagée, Paris, Seuil/IMEC, 1998, p. 27, voit plutôt la main de Morvan Lebesque dans ce premier éditorial.
[24]Voir Roland Barthes, Album. Inédits, correspondances et varia, édité par Éric Marty, Paris, Seuil, 2015, p. 121-131. Dans Le Magazine littéraire d’octobre 1993 Jean Duvignaud décrit l’équipe éditoriale de Théâtre Populaire groupée autour de Barthes, et qui « gardait encore, comme un bien précieux, le souvenir du Cartel et de ses complices, Dullin, Baty, Jouvet, Barrault » (p. 63).
[25]Voir Consolini, ibid., p. 29-31. Il semble que Barthes soit vite considéré expert du jeu théâtral de Vilar, car le dos des numéros 3 à 5 de Théâtre Populaire porte l’annonce d’un article de Barthes « Jean Vilar, l’acteur », article qui n’a jamais vu le jour. De façon similaire, son « Petit lexique du spectacle », promis à la quatrième de couverture de Théâtre Populaire pendant deux ans (numéros 13 à 32, à l’exception du numéro 27), a eu le même sort.
[26]Entre 1954 et 1960, Barthes publie 16 articles portant directement sur Brecht (l’écrivain le plus représenté dans cette période de six ans) ; et des articles inspirés par Brecht sont nombreux – « Le pauvre et le prolétaire », « Un ouvrier sympathique », « Les maladies du costume de théâtre » sont les exemples les plus évidents.
[27]Dans « Brecht ‘traduit’ » (avec Bernard Dort), dans Théâtre Populaire n°23, mars 1957, pp. 1-8 (OC I 879-884), Barthes mentionne avoir vu (au moins) Mère Courage monté par le TNP en 1951, qui « fut au début un échec de public (et aussi à notre avis un échec de mise en scène » (ibid., pp. 1-2, OC I 879) ; et si, poursuivait-il, nous écartions la mise en scène, en allemand, des Fusils de la Mère Carrar à Paris en 1937, alors la carrière de Brecht en France commença avec la mise en scène par Jean-Marie Serreau en 1947 de L’exception et la règle aux Noctambules.
[28]Barthes, « Sur la Mère », Théâtre Populaire n°39, 3e trimestre 1960, p. 135-137 (OC II 400-403).
[29]Sur cette revue de gauche non communiste, voir Françoise Blum (dir), Les vies de Pierre Naville, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p. 108-109.
[30]« Elle sera la revue d’une littérature qui se cherche sous nos yeux et qui, dans cette après-guerre chaotique et tumultueuse, se fraie difficilement une voie entre ‘l’engagement’ de Sartre et l’esthétisme des ‘nouveaux hussards’ » ; voir Maurice Nadeau, Grâces leur soient rendues, Paris, Albin Michel, 1990, p. 232 ; Nadeau affirme aussi (p. 234) que Barthes, au début, s’occupait des notes de lecture de la revue « pour le moment ».
[31]La « Présentation » de la nouvelle revue mettait le ton : « La revue [...] veut servir avant tout la littérature. Ecrasée sous les idéologies et les partis pris, arme de propagande ou échappatoire, assimilée le plus souvent à un discours pour ne rien dire, la littérature est pourtant autre chose qu’un souci d’esthète, qu’une forme plus ou moins distinguée de distraction, qu’un moyen inavouable pour des fins qui la ruinent » ; LLN n°1, mars 1953, p. 2.
[32]Voir Maurice Nadeau, « Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture », LLN n° 5, juillet 1953, p. 591-599.
[33]La « chronique », qui commence le 15 avril 1954 dans France-Observateur et qui dure jusqu’au 22 juillet 1954, comprend huit articles en total, seul un des articles ne traite pas du théâtre (« Pré-romans », 24 juin 1954, p. 3, OC I 500-502). Barthes continua la « chronique » en septembre et octobre 1954, y publiant « L’écrivain en vacances » (9 septembre 1954, p. 1-2, OC I 693-695) et « Comment s’en passer » (7 octobre 1954, p. 3, OC I 517-519), qui s’en prend au critique dramatique du Figaro Jean-Jacques Gautier.
[34]François Mauriac, « Bloc-notes », L’Express, 18 septembre 1954, p. 12.
[35]« À quelles puissances de la politique, de la finance du monde, en a-t-il, ce paladin ? », tonna Mauriac ; et il répondit : « Ses confrères en vacances, les écrivains qui ont commis le crime inexpiable de se faire photographier pendant qu’ils pêchaient à la ligne, voilà les misérables qu’il dénonce » ; et il se demandait ce que « M. Roland Barthes pense des prisonniers politiques, ni s’il s’intéresse à l’amnistie » (ibid.).
[36]Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Grasset, 1986, p. 341.
[37]Cette série d’articles commence dans LLN n° 8 (octobre 1953), et reprend dans le numéro 11 (janvier 1954) jusqu’au numéro 17 (juillet 1954).
[38]Interview de l’auteur avec Maurice Nadeau, Paris, 2 octobre 1992.
[39]André Calvès, Sans bottes ni médailles, Paris, La Brèche, 1984.
[40]Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, Paris, Gallimard, 2011.
[41]À l’instigation de Nadeau et d’autres, ce fameux manifeste fut signé par Dort, qui ne comprenait pas le refus de son ami Barthes. Néanmoins, comme Consolini le souligne, op. cit., p. 186n1, Barthes et Morin signent un autre appel en faveur de l’indépendance de l’Algérie et qui défendait, mais n’encourageait pas, le droit à l’insoumission.
[42]André Calvés, « Petit Lexique pour servir à l’histoire de la guerre au Nord-Vietnam », LLN n°25, mars 1955, p. 394 note.
[43]Barthes, « Lexique marocain » et « Grammaire marocaine », LLN n°32, novembre 1955, p. 666-670, p. 670-672 (OC I 777-783, « Grammaire africaine »).
[44]Nadeau, op. cit., p. 244.
[45]Voir LLN n°33, décembre 1955, p. 817-818, qui est devenu une polémique entre la revue de Nadeau et la NNRF. Le « Comité d’Action contre la poursuite de la guerre en Algérie » écrit une lettre ouverte à Guérin (publiée dans LLN n°34, janvier 1956, p. 151-152) dont la « note » sur la Guerre (dans le numéro de décembre 1955 de la NNRF, p. 1180-1182) montrait (à ses yeux) l’« ignorance totale » dans une attitude qui changeait l’« intellectuel honnête » en « le meilleur complice du gendarme raciste chargé de maintenir l’ordre colonial ».
[46]Jean-François Sirinelli, dans Intellectuels et passions françaises, Paris, Fayard, 1990, ne fait aucune mention de ce manifeste. Selon Jean Guérin (pseudonyme de Paulhan) dans la NNRF, plus de soixante signataires exigeaient « le retour immédiat du contingent et des rappelés » de l’Afrique du Nord, parmi lesquels Roger Martin du Gard, François Mauriac, Georges Bataille, André Breton, Jean Cassou et Jean-Paul Sartre ; voir la NNRF, décembre 1955, p. 1181.
[47]Calvès nota, par exemple, que la répression française en Afrique du Nord depuis 1940 aurait fait plus de morts que la répression nazie en France pendant l’Occupation ; voir « Quand on eut sur son front fermé le souterrain ... », LLN n°31, octobre 1955, p. 498-499.
[48]Voir la référence au refus de 400 rappelés de partir en Afrique du Nord dans « La croisière du Batory », LLN n°31, octobre 1955, p. 512 (OC I 774) ; l’ami intime de Barthes, Bernard Dort, était un des rappelés qui risquaient d’y être envoyés.
[49]Barthes, « La grande famille des hommes », LLN n°36, mars 1956, p. 476 (OC I 807) ; pour ces articles de Calvès voir LLN n°29, juillet/août 1955, p. 179 ; n°32, novembre 1955, p. 660 ; et n°31, octobre 1955, p. 500.
[50]Calvès, « ‘Ce qu’il y a de bien avec les grèves tournantes c’est que tout le monde s’y met’ », LLN n°32, novembre 1955, p. 660-661.
[51]Après un changement de titre, « Et pourtant elle tourne... », l’intervention dans la revue de Calvès continua dans « Faits et commentaires du mois » jusqu’en 1958. Bien qu’incluse dans Mythologies, « La Dame aux Camélias » ne faisait plus partie, dans sa version originale, de la « petite mythologie du mois », mais fut publiée dans une série d’articles par d’autres écrivains dans « Faits et commentaires du mois » ; voir LLN n°38, mai 1956, p. 786-788.
[52]Barthes, Album, op. cit., p. 130-131.
[53]Barthes participe à deux reprises au comité de rédaction d’Arguments, entre 1956-1957 et entre 1960-1961, y publiant d’importants essais et présidant avec Morin son « autodissolution » en 1962.
[54]Voir le dernier mot de « Paris n’a pas été inondé », LLN n°25, mars 1955, p. 473 (OC I 719).
[55]Consolini, op. cit., p. 78 note 1. Il est ironique de noter que Duvignaud et Dumur étaient critiques dramatiques pour le rival de la revue de Nadeau, la NNRF, jusqu’au début de 1955.
[56]Consolini, op. cit. p. 78 ; Mortier, op. cit., p. 91.
[57]Voir Barthes « “Scandale” du marxisme ? », Combat, 21 juin 1951, p. 3. (OC I 125) ; et Philippe Roger, « Barthes dans les années Marx », Communications n°63, 1996, p. 41. Samoyault, op. cit., ne mentionne pas le fait que Barthes va à Berlin au début de 1956 rencontrer Brecht (juste avant sa mort) pour lui montrer, de la part des éditions de l’Arche, les traductions françaises de ses écrits ; comme preuve Bernard Dort m’avait montré la carte postale que Barthes lui avait envoyée depuis Berlin.
[58]Voir Consolini, op. cit., p. 80-84, qui considère la défense de la pièce de Sartre, par Barthes et la revue, comme une défense politique plutôt que théâtrale. Une lecture cynique de l’invitation de Sartre à Barthes de se joindre aux Temps Modernes suggérerait que Sartre se sentait exposé aux critiques en 1955 et cherchait des alliés bien placés.
Andy Stafford est maître de conférences à l’université de Leeds (UK) et habilité à diriger des recherches par l’université de Grenoble. Il a publié Roland Barthes, Phenomenon and Myth. An Intellectual Biography (Edinburgh 1998), et a codirigé (avec Claude Coste) l’édition des notes de séminaire de Barthes sur « Sarrasine » de Balzac (Seuil 2011). Traducteur en anglais des écrits de Barthes sur la mode (Berg 2006), son dernier livre est une courte biographie de Barthes (Reaktion Press 2015). Il est membre de l’équipe « Barthes » à l’ITEM (CNRS) à Paris et du comité éditorial de Francophone Postcolonial Studies en Grande Bretagne.
Andy Stafford, « Roland Barthes, journaliste de gauche. Les Lettres nouvelles et Théâtre Populaire, 1953-1956. » in Jacqueline Guittard & Magali Nachtergael (dir.), Revue Roland Barthes, nº 3, mars 2017 [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_stafford.html [Site consulté le DATE].
1W. Benjamin, « Défense d’afficher », in W. Benjamin, Sens unique, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Editions Maurice Nadeau, 1988, p. 172.
2R. Barthes, « Petite sociologie du roman français contemporain », Documents n° 2, février 1955, p. 193-200 (p. 193), republié dans Barthes, Œuvres complètes (cinq volumes établis par É. Marty), Paris, Seuil, 2002, tome I, p. 555-562 (p. 555) ; désormais les références à ces cinq volumes seront désignées par l’abréviation OC, suivi du tome en chiffres romains, des pages en chiffres arabes.
3René Wintzen, « Présentation », Documents n° 2, février 1955, p. 178-179.
4Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 145 note 43, p. 151.
5Pierre Bourdieu, Homo Academicus, version anglaise traduite par Peter Collier, Cambridge, Polity Press, 1988, p. xxii (notre traduction)
6À l’exception de l’année scolaire 1954-1955, Barthes est attaché de recherche au CNRS entre 1952 et 1959, inscrit en thèse dans plusieurs départements (lexicologie, littérature, puis sociologie).
7Louis-Jean Calvet, Roland Barthes : 1915-1980, Paris, Flammarion, 1990, p. 148.
8L’époque où Barthes commence sa période militant dans les revues – en faveur de Brecht dans Théâtre Populaire et ses critiques acides mensuelles dans Les Lettres nouvelles – est aussi le moment où il noue des relations avec la revue Critique, y publiant des comptes rendus influents, en 1954 et 1955, sur les deux premiers romans d’Alain Robbe-Grillet, « Littérature objective » (OC II 293-303), et « Littérature littérale » (OC II 325-331), tout en rejetant, trois ans plus tard dans Arguments, l’idée d’une « école » du nouveau roman (OC I 359-363).
9L’échec financier des Lettres Nouvelles mensuelles mène à une publication hebdomadaire en 1959, dans laquelle paraît la nouvelle série des mythologies de Barthes, mais avec moins de succès ; voir Marie Gil, « Les Lettres nouvelles », dans Bruno Curatolo (dir), Dictionnaire des revues littéraires du XXe siècle, 2 vols, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 833-836. Les Lettres nouvelles vont finalement renaître en La Quinzaine littéraire en 1966, Théâtre Populaire finissant en 1964.
10Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015, p. 328.
11En plus de ses neuf contributions qui feront Le Degré zéro de l’écriture, paru dans Combat entre 1947 et 1951, Barthes y signa les comptes rendus d’un grand nombre de livres.
12François Dosse, L’Histoire en miettes : des “Annales” à la “nouvelle histoire”, Paris, La Découverte, 1987, p. 100.
13Calvet, op. cit., p. 140.
14Une critique favorable de la mise en scène par Vilar, sous les auspices du TNP, du Prince de Hombourg paru dans Les Lettres nouvelles (désormais LLN) n°1, mars 1953, p. 90-97 (OC I 245-252).
15« Le monde où l’on catche », Esprit, octobre 1952, p. 409-419, OC I 679-688 (p. 409, OC I 679).
16Ibid.<
17« Le monde où l’on catche », art. cit., p. 415 (OC I 682).
18Barthes commence son article ainsi : « Il est huit heures du soir, je suis maquignon dans le pays d’Auge, commerçant à Bruxelles, ou marchand de chapeaux à l’Indépendance (Kansas), je me trouve à Paris et j’entre aux Folies-Bergère » ; voir « Folies-Bergère », Esprit, février 1953, p. 272-280 (p. 272, OC I 234). Cet article contient bien des thèmes qui paraîtront dans Mythologies ainsi qu’une première référence au théâtre japonais du Nô (p. 279, OC I 242).
19La mise en scène de la pièce de Kleist par Vilar déployait une « ouverture de la scène » semblable à « la transgression » faite par le metteur en scène du Cartel, Charles Dullin, dont le projet même était de comprendre le « sens tragique [...] [et] populaire » du théâtre, lesquels, ajouta Barthes, « ne font qu’un ». In « Le Prince de Hombourg au T.N.P.», art. cit., p. 91-92 (OC I 247).
20Le TNP de Vilar, comme d’autres théâtres, n’était pas véritablement « populaires », ne pouvait être que « non bourgeois » ; d’abord, selon Barthes, « l’Histoire » n’offrait pas la possibilité d’« un contenu constant à la notion de “peuple”’ », du moins en termes d’esthétique : le « peuple athénien » n’avait « aucun rapport avec le peuple du département de la Seine » ; et il était « conforme à l’Histoire » que les « normes esthétiques » du « ‘peuple’ français », fait en « grande majorité de classes moyennes », étaient « petites-bourgeoises ». Le Châtelet, l’Opéra, les Folies-Bergère et la Gaîté Lyrique propageaient « toute cette esthétique de la clôture, de la machine et du simili » dont le théâtre de Vilar divergeait « essentiellement » ; ensuite, le « déchirement » de la société faisait en sorte que le TNP de Vilar ne pouvait être « populaire » qu’« idéalement » ; ibid., p. 96 (OC I 251) ; voir aussi sur ce point Consolini, op. cit., p. 26.
21Je me permets de signaler mon chapitre qui désigne Le Degré zéro de l’écriture comme un exemple de critique de « colonisation interne » ; voir Andy Stafford, « La ‘Francophonie’ chez soi ? Dialectique littéraire de la ‘colonisation linguistique interne’ », in Claude Coste et Daniel Lançon (dirs), Perspectives européennes des études littéraires francophones, Paris, Honoré-Champion, 2014, p. 77-92.
22Éditorial, Théâtre Populaire n°1, mai-juin 1953, p. 2.
23Daniel Mortier, Celui qui dit oui, celui qui dit non ou la Réception de Brecht en France (1945-56), Genève, Champion-Slatkine, 1986 ; Marco Consolini, dans Théâtre Populaire, 1953-1964. Histoire d’une revue engagée, Paris, Seuil/IMEC, 1998, p. 27, voit plutôt la main de Morvan Lebesque dans ce premier éditorial.
24Voir Roland Barthes, Album. Inédits, correspondances et varia, édité par Éric Marty, Paris, Seuil, 2015, p. 121-131. Dans Le Magazine littéraire d’octobre 1993 Jean Duvignaud décrit l’équipe éditoriale de Théâtre Populaire groupée autour de Barthes, et qui « gardait encore, comme un bien précieux, le souvenir du Cartel et de ses complices, Dullin, Baty, Jouvet, Barrault » (p. 63).
25Voir Consolini, ibid., p. 29-31. Il semble que Barthes soit vite considéré expert du jeu théâtral de Vilar, car le dos des numéros 3 à 5 de Théâtre Populaire porte l’annonce d’un article de Barthes « Jean Vilar, l’acteur », article qui n’a jamais vu le jour. De façon similaire, son « Petit lexique du spectacle », promis à la quatrième de couverture de Théâtre Populaire pendant deux ans (numéros 13 à 32, à l’exception du numéro 27), a eu le même sort.
26Entre 1954 et 1960, Barthes publie 16 articles portant directement sur Brecht (l’écrivain le plus représenté dans cette période de six ans) ; et des articles inspirés par Brecht sont nombreux – « Le pauvre et le prolétaire », « Un ouvrier sympathique », « Les maladies du costume de théâtre » sont les exemples les plus évidents.
27Dans « Brecht ‘traduit’ » (avec Bernard Dort), dans Théâtre Populaire n°23, mars 1957, pp. 1-8 (OC I 879-884), Barthes mentionne avoir vu (au moins) Mère Courage monté par le TNP en 1951, qui « fut au début un échec de public (et aussi à notre avis un échec de mise en scène » (ibid., pp. 1-2, OC I 879) ; et si, poursuivait-il, nous écartions la mise en scène, en allemand, des Fusils de la Mère Carrar à Paris en 1937, alors la carrière de Brecht en France commença avec la mise en scène par Jean-Marie Serreau en 1947 de L’exception et la règle aux Noctambules.
28Barthes, « Sur la Mère », Théâtre Populaire n°39, 3e trimestre 1960, p. 135-137 (OC II 400-403).
29Sur cette revue de gauche non communiste, voir Françoise Blum (dir), Les vies de Pierre Naville, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p. 108-109.
30« Elle sera la revue d’une littérature qui se cherche sous nos yeux et qui, dans cette après-guerre chaotique et tumultueuse, se fraie difficilement une voie entre ‘l’engagement’ de Sartre et l’esthétisme des ‘nouveaux hussards’ » ; voir Maurice Nadeau, Grâces leur soient rendues, Paris, Albin Michel, 1990, p. 232 ; Nadeau affirme aussi (p. 234) que Barthes, au début, s’occupait des notes de lecture de la revue « pour le moment ».
31La « Présentation » de la nouvelle revue mettait le ton : « La revue [...] veut servir avant tout la littérature. Ecrasée sous les idéologies et les partis pris, arme de propagande ou échappatoire, assimilée le plus souvent à un discours pour ne rien dire, la littérature est pourtant autre chose qu’un souci d’esthète, qu’une forme plus ou moins distinguée de distraction, qu’un moyen inavouable pour des fins qui la ruinent » ; LLN n°1, mars 1953, p. 2.
32Voir Maurice Nadeau, « Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture », LLN n° 5, juillet 1953, p. 591-599.
33La « chronique », qui commence le 15 avril 1954 dans France-Observateur et qui dure jusqu’au 22 juillet 1954, comprend huit articles en total, seul un des articles ne traite pas du théâtre (« Pré-romans », 24 juin 1954, p. 3, OC I 500-502). Barthes continua la « chronique » en septembre et octobre 1954, y publiant « L’écrivain en vacances » (9 septembre 1954, p. 1-2, OC I 693-695) et « Comment s’en passer » (7 octobre 1954, p. 3, OC I 517-519), qui s’en prend au critique dramatique du Figaro Jean-Jacques Gautier.
34François Mauriac, « Bloc-notes », L’Express, 18 septembre 1954, p. 12.
35« À quelles puissances de la politique, de la finance du monde, en a-t-il, ce paladin ? », tonna Mauriac ; et il répondit : « Ses confrères en vacances, les écrivains qui ont commis le crime inexpiable de se faire photographier pendant qu’ils pêchaient à la ligne, voilà les misérables qu’il dénonce » ; et il se demandait ce que « M. Roland Barthes pense des prisonniers politiques, ni s’il s’intéresse à l’amnistie » (ibid.).
36Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Paris, Grasset, 1986, p. 341.
37Cette série d’articles commence dans LLN n° 8 (octobre 1953), et reprend dans le numéro 11 (janvier 1954) jusqu’au numéro 17 (juillet 1954).
38Interview de l’auteur avec Maurice Nadeau, Paris, 2 octobre 1992.
39André Calvès, Sans bottes ni médailles, Paris, La Brèche, 1984.
40Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, Paris, Gallimard, 2011.
41À l’instigation de Nadeau et d’autres, ce fameux manifeste fut signé par Dort, qui ne comprenait pas le refus de son ami Barthes. Néanmoins, comme Consolini le souligne, op. cit., p. 186n1, Barthes et Morin signent un autre appel en faveur de l’indépendance de l’Algérie et qui défendait, mais n’encourageait pas, le droit à l’insoumission.
42André Calvés, « Petit Lexique pour servir à l’histoire de la guerre au Nord-Vietnam », LLN n°25, mars 1955, p. 394 note.
43Barthes, « Lexique marocain » et « Grammaire marocaine », LLN n°32, novembre 1955, p. 666-670, p. 670-672 (OC I 777-783, « Grammaire africaine »).
44Nadeau, op. cit., p. 244.
45Voir LLN n°33, décembre 1955, p. 817-818, qui est devenu une polémique entre la revue de Nadeau et la NNRF. Le « Comité d’Action contre la poursuite de la guerre en Algérie » écrit une lettre ouverte à Guérin (publiée dans LLN n°34, janvier 1956, p. 151-152) dont la « note » sur la Guerre (dans le numéro de décembre 1955 de la NNRF, p. 1180-1182) montrait (à ses yeux) l’« ignorance totale » dans une attitude qui changeait l’« intellectuel honnête » en « le meilleur complice du gendarme raciste chargé de maintenir l’ordre colonial ».
46Jean-François Sirinelli, dans Intellectuels et passions françaises, Paris, Fayard, 1990, ne fait aucune mention de ce manifeste. Selon Jean Guérin (pseudonyme de Paulhan) dans la NNRF, plus de soixante signataires exigeaient « le retour immédiat du contingent et des rappelés » de l’Afrique du Nord, parmi lesquels Roger Martin du Gard, François Mauriac, Georges Bataille, André Breton, Jean Cassou et Jean-Paul Sartre ; voir la NNRF, décembre 1955, p. 1181.
47Calvès nota, par exemple, que la répression française en Afrique du Nord depuis 1940 aurait fait plus de morts que la répression nazie en France pendant l’Occupation ; voir « Quand on eut sur son front fermé le souterrain ... », LLN n°31, octobre 1955, p. 498-499.
48Voir la référence au refus de 400 rappelés de partir en Afrique du Nord dans « La croisière du Batory », LLN n°31, octobre 1955, p. 512 (OC I 774) ; l’ami intime de Barthes, Bernard Dort, était un des rappelés qui risquaient d’y être envoyés.
49Barthes, « La grande famille des hommes », LLN n°36, mars 1956, p. 476 (OC I 807) ; pour ces articles de Calvès voir LLN n°29, juillet/août 1955, p. 179 ; n°32, novembre 1955, p. 660 ; et n°31, octobre 1955, p. 500.
50Calvès, « ‘Ce qu’il y a de bien avec les grèves tournantes c’est que tout le monde s’y met’ », LLN n°32, novembre 1955, p. 660-661.
51Après un changement de titre, « Et pourtant elle tourne... », l’intervention dans la revue de Calvès continua dans « Faits et commentaires du mois » jusqu’en 1958. Bien qu’incluse dans Mythologies, « La Dame aux Camélias » ne faisait plus partie, dans sa version originale, de la « petite mythologie du mois », mais fut publiée dans une série d’articles par d’autres écrivains dans « Faits et commentaires du mois » ; voir LLN n°38, mai 1956, p. 786-788.
52Barthes, Album, op. cit., p. 130-131.
53Barthes participe à deux reprises au comité de rédaction d’Arguments, entre 1956-1957 et entre 1960-1961, y publiant d’importants essais et présidant avec Morin son « autodissolution » en 1962.
54Voir le dernier mot de « Paris n’a pas été inondé », LLN n°25, mars 1955, p. 473 (OC I 719).
55Consolini, op. cit., p. 78 note 1. Il est ironique de noter que Duvignaud et Dumur étaient critiques dramatiques pour le rival de la revue de Nadeau, la NNRF, jusqu’au début de 1955.
56Consolini, op. cit. p. 78 ; Mortier, op. cit., p. 91.
57Voir Barthes « “Scandale” du marxisme ? », Combat, 21 juin 1951, p. 3. (OC I 125) ; et Philippe Roger, « Barthes dans les années Marx », Communications n°63, 1996, p. 41. Samoyault, op. cit., ne mentionne pas le fait que Barthes va à Berlin au début de 1956 rencontrer Brecht (juste avant sa mort) pour lui montrer, de la part des éditions de l’Arche, les traductions françaises de ses écrits ; comme preuve Bernard Dort m’avait montré la carte postale que Barthes lui avait envoyée depuis Berlin.
58Voir Consolini, op. cit., p. 80-84, qui considère la défense de la pièce de Sartre, par Barthes et la revue, comme une défense politique plutôt que théâtrale. Une lecture cynique de l’invitation de Sartre à Barthes de se joindre aux Temps Modernes suggérerait que Sartre se sentait exposé aux critiques en 1955 et cherchait des alliés bien placés.