Revue Roland Barthes, n°5 / Emmanuel Lozerand (dir.) /Octobre 2021

Les découpages académiques, disciplinaires, institutionnels, maintiennent trop souvent séparés des lecteurs qui gagneraient pourtant à se fréquenter. Les barthésiens lisent généralement L’Empire des signes (1970) comme un moment dans l’itinéraire de l’auteur de MythologiesS/Z ou Fragments d’un discours amoureux, à l’aune de ses conceptions du langage et de la littérature ; les imagologues, spécialistes des discours sur l’Autre, resituent logiquement l’ouvrage dans l’histoire des représentations du Japon ; alors que les japonologues, parfois, ne le feuillettent même pas, ou alors seulement pour se gausser des erreurs qu’il contient. N’y a-t-il pas là autant d’ornières et d’angles morts ? Comment savoir si Barthes est passé complètement à côté du Japon, ou s’il en a eu au contraire une perception subtile et intuitive ? Si son regard sur ce pays est novateur, ou informé par des schèmes de perception anciens ? Comment repérer ses « contresens » même, et leur éventuelle « beauté » ?

L’Empire des signes est pourtant bien le lieu et le produit d’une rencontre – à un certain moment et dans une certaine histoire de l’imaginaire français (et occidental) du Japon – entre un écrivain engagé dans ses logiques propres et un pays bien réel, avec l’ensemble de sa culture et de son histoire. La prise en compte conjointe de ces trois dimensions serait seule susceptible de donner à comprendre les caractéristiques exactes du « Japon de Roland Barthes ». En décrivant précisément les traits du « réel japonais » prélevés et élaborés dans L’Empire des signes, en élucidant mieux les plis de perception produits par l’histoire des fantasmes suscités par l’archipel, en identifiant plus finement les inflexions propres à la sensibilité barthésienne, on devrait pouvoir accéder à une lecture plus « nuancée » (n’était-ce pas une valeur suprême pour Roland Barthes ?) d’un ouvrage qui occupe une place singulière, et éminente, dans l’œuvre de son auteur comme dans l’histoire des représentations du Japon. Chacun n’aurait-il pas à y gagner ?