Revue

Roland

Barthes





n°1 - Jeunes chercheurs > juin 2014




Mathieu Messager

« Par elle me vient une existence dramatique » : Barthes et la grammaire


« J'ai une maladie : je vois le langage[1] ». À l'origine de notre propos, il y a le désir de réévaluer cette affirmation bien connue de Roland Barthes, d'en interroger la genèse, d'en comprendre les enjeux et d'en mesurer la force de résonance dans le projet d'écriture qui fut le sien. En effet, cette formule peut être double dans l'ordre de la réception. Soit on y voit un truisme – et alors on se dit qu'avoir un rapport affectif au langage est le propre de l'écrivain, et a fortiori du sémiologue – , soit on l'envisage comme une proposition forte – et alors on cherche à mesurer à nouveaux frais l'articulation subtile que fait Barthes entre l'existentiel et le linguistique. Car « voir » le langage, ce n'est pas tout à fait la même chose qu' « aimer » ou « détester » la langue; de même, s'en dire « malade », c'est postuler un ordre d'affectivité qui relève de la pathologie et qui agit malgré soi. Par delà l'ouverture sémantique, la formule ne saurait être isolée dans l'œuvre de Barthes tant elle répond souterrainement à une insistance interne et à un désir de mimétisme. Que l'on songe aux « migraines historiques » de Michelet, au « délire auditif » de Flaubert, à la « vision folle » des anagrammes chez Saussure ou encore à la capacité de Valéry de « voir les formes de Phrase », on est à chaque fois frappé de voir combien Barthes aime collectionner – souvent sur le mode anecdotique – des vignettes d'écrivains ou de savants entretenant avec leur langue un trouble d'ordre pathologique. C'est donc, toujours de façon oblique, une manière de se dire et de s'inclure parmi les grands « sensitifs » du langage.

Il nous semble que c'est précisément dans la syntaxe et les catégories d'ordre grammatical que se noue cet investissement existentiel dans les formes du langage. En effet, le Neutre – avant qu'il ne fasse l'objet d'une dérivation conceptuelle et ne se convertisse en éthique de vie et d'écriture – désigne d'abord une catégorie grammaticale empruntée à des systèmes verbaux étrangers ; mais le Neutre n'est que l'arbre qui cache la forêt, derrière lui se dissimulent nombre de catégories syntaxiques – moins massivement théorisées mais investies de façon tout aussi récurrente – qui étoilent les textes barthésiens et qui témoignent elles aussi, par métaphorisation, de quelque indice existentiel. Cette manière de faire n'échappe d'ailleurs pas à Barthes au moment de l'auto-analyse scripturale :

Ce procédé est constant chez vous : vous pratiquez une pseudo-linguistique, une linguistique métaphorique, [...] les concepts [grammaticaux] viennent constituer des allégories, un langage second, dont l'abstraction est dérivée à des fins romanesques : la plus sérieuse des sciences […] vous sert à énoncer le propre de votre désir [...][2].

« Désir », « allégorie », « romanesque », affectation « pathologique », le lexique barthésien relatif à la science linguistique montre à quel point ce qui pourrait relever de l'objet d'étude rationnel et froid est fortement relié à la subjectivité. Cette pesée des « phrases » et du « style » dans le guidage de l'existence a remarquablement été montrée par Marielle Macé à travers ce qu'elle nomme, après Michel Foucault, les « stylistiques de l'existence » ; de Roland Barthes, elle fait incidemment remarquer que « c'est par la grammaire que lui est venue une existence dramatique, sur un terrain où les problèmes vitaux se déploie en une sorte de théâtre verbal[3] ». Nous ne pourrons que dire ici notre proximité avec une telle pensée, à laquelle d'ailleurs ce travail doit indirectement beaucoup. Nous poserons donc qu'il existe, au sens plein, une « grammaticalité de l'existence » chez Roland Barthes, ou – pour éclairer une formule par trop abstraite – que les objets d'ordre linguistique et/ou grammaticaux ont tendance à se muer en allégories de valeur existentielle chez lui. Ce postulat mérite de réviser certains enjeux relatifs au rapport de Barthes à ce que l'on appellera – dans un sens extensif – la « grammaire[4] ». Découleront de ce rapide examen les trois étapes que nous entendons poursuivre.

Tout d'abord, une question qui ne laissera pas de fâcher : Barthes était-il un bon grammairien ? Plus profondément, était-il vraiment intéressé par la grammaire? Il faudrait évidemment mener un travail au long cours sur la bibliothèque grammaticale de Roland Barthes pour en avoir une juste appréciation – envisager la réalité de sa culture en la matière, cartographier la genèse de sa pensée linguistique, dénombrer avec exactitude les références aux auteurs savants, mesurer dans le fichier la réappropriation du texte source par le truchement du geste notateur – ; mais l'on peut déjà dire – comme le constate d'ailleurs Barthes – qu'il prend généralement plaisir à « éloigne[r][5] » le concept grammatical loin de son application strictement scientifique. Aussi, ce qui est en jeu c'est moins une grammaire universitaire qu'un imaginaire de la grammaire qui habite l'œuvre de Barthes. Cela nous conduit à nuancer la thèse de Gilles Philippe qui fait de Barthes le terminus ad quem d'un « moment grammatical » propre aux lettres françaises, en héritant puis en refoulant la culture scolaire de la IIIe République. Pour juste qu'elle soit, l'analyse n'envisage pas les réinvestissements nombreux de cette même culture, non plus à des fins scientifiques certes, mais à des fins subjectives. Or, c'est là un chapitre essentiel du dernier Barthes : la grammaire n'est pas exactement « refoulée » dans son écriture, elle recouvre au contraire des enjeux épistémologiques nouveaux en favorisant l'épreuve de l'affectivité et en s'articulant à une écriture de soi.

Cet imaginaire linguistique induit l'image d'un corps auctorial éprouvant de manière passionnée – au double sens du terme – les structures du langage. Que la langue soit « fasciste », que les adjectifs soient du « côté de la mort » ou que la négation soit un objet d' « affectivité[6] », tout cela traduit bien une dramatisation concertée des catégories de la syntaxe. Barthes cède-t-il ici à une mode intellectuelle ambiante – propre au milieu des années 1960 comme l'a montré Hélène Merlin -Kajmann – qui voyait dans la langue un monstre terroriste, un objet d'aliénation propre au pouvoir[7] ? Si on ne peut complètement écarter cette thèse, du moins peut-on chercher à en nuancer la portée quant au travail grammatical proprement dit. En effet, c'est d'abord hors de tout positionnement idéologique que Barthes aime à inscrire ce qu'on pourrait appeler son « hypersthésie » des formes syntaxiques, sa sensibilité excessive et pathologique pour les catégories du discours. Son intérêt constant pour le corps grammaticalement souffrant de l'écrivain (celui de Flaubert, de Michelet, de Valéry et, surtout, de Saussure) traduit avant tout une projection d'obsessions propres ; la scénographie auctoriale de Barthes, on le sait, se constitue souvent par investissement fantasmatique dans les figures autres et médiatisation de l'intime par l'imaginaire des idées, et l'on verra qu'à ce titre, la grammaire spéculative de Barthes n'échappe pas à la règle et pose les bases d'une grammaire spéculaire.

Cette forte grammaticalisation du corps recouvre le sentiment – chez le sujet barthésien – de vivre depuis la grammaire. Il l'affirme d'ailleurs sans détours : « je lutte avec la grammaire ; je jouis par elle : par elle me vient une existence dramatique[8]. » Le dernier moment de notre réflexion cherchera alors à cerner les contours singuliers de cette identité grammaticale, qui s'esquisse et se théorise dans les souterrains de l'œuvre, notamment dans son dernier moment. L'on voit en effet que la digression sur « La vie en forme de phrase » – partie allusive de La Préparation du Roman, mais partie ô combien riche de perspectives théoriques (Barthes dit d'ailleurs que « cela deviendra peut-être un sujet de cours plus tard[9] ») – cherche à fédérer et à problématiser un souci jusqu'alors latent : la manière dont l'existence peut être guidée, au sens le plus fort, par l'empreinte de Phrases ou de citations qui préexistent au sujet. Barthes évoque là un problème d'ordre « philosophique » et dit s'intéresser à « la formation des Images du Moi par la médiation de Phrases. » Cette proposition incidente subsume, selon nous, une figuration de soi, depuis la phrase littéraire certes, mais aussi et surtout depuis la texture grammaticale de cette même phrase. Nous nous intéresserons donc, dans ce dernier point, à la manière dont le moi barthésien se scénographie par l'intermédiaire des drames grammaticaux qui l'affectent et qui, en conséquence, lui imposent une éthique existentielle fondée sur un imaginaire linguistique. Dans cette perspective, l'on verra que les réflexions sur l'adjectif, l'assertion, l'aoriste, le passé simple, la négation, la personne pronominale ou encore le neutre, composent par l'indirect le portrait en éclat de l'auteur.



La grammaire à des « fins romanesques »


Barthes, critique de la grammaire ?


Gilles Philippe a montré dans le détail combien la représentation de la littérature était nourrie d'un imaginaire grammatical dans l'entre-deux guerres1. On se querelle sur le style de Flaubert en se demandant s'il est permis d'être un grand écrivain sans être, avant tout, un bon grammairien ; on enseigne la grammaire à partir des textes littéraires et on enseigne la littérature depuis une juste appréciation grammaticale ; la critique d'auteur est avant tout une critique de la langue littéraire et Lanson s'affirme comme le grand critique et réformateur de son temps. Comme enfant de la IIIe République, Roland Barthes est un rejeton de ce « moment grammatical » ; il s'ouvre à la littérature après la grande réforme de 1902 et on peut affirmer à bon droit que sa culture scolaire – bourgeoise de surcroît, au lycée de Bayonne puis à Louis-Le-Grand – va en porter la marque. Cette atmosphère grammairienne de l'enfance transparaît remarquablement – mi-ironique, mi-nostalgique – dans une petite anamnèse de Roland Barthes par Roland Barthes :

Très distingué, M. Grandsaignes d'Hauterive, professeur de Quatrième, maniait un lorgnon d'écaille, avait une odeur poivrée ; il divisait la classe en "camps" et "bancs", pourvus chacun d'un "chef". Ce n'était que joutes autours des aoristes grecs[10].

Cependant, le geste critique de Barthes – inauguré dans l'après-guerre, au moment même où la littérature commence à sortir de son intermède grammatical – va être constamment amener à s'inscrire en faux par rapport à cet héritage. L'un de ses premiers articles, publié sous le titre « Faut-il tuer la grammaire ?[11] » dans le journal Combat dit assez bien le credo qui sera celui de Barthes vis-à-vis d'une certaine grammaire normative. L'idée jamais dessaisie est que l'image d'une grammaire universelle et d'une langue pure n'est que l'expression du pouvoir en place : elle relève du mythe. Il y a autant de grammaires que de parlers sociaux et l'écrivain contemporain doit donc évacuer de sa représentation langagière l'idée de norme grammaticale et envisager une diction du monde dans une dimension moins monolithique. C'est peu ou prou la même condamnation que fait Barthes du roman bourgeois dans Le Degré zéro de l'écriture. La cible est là encore grammaticale mais plus précise dans ses visées. L'usage du « passé simple » vaut comme l'expression factice d'un ordre stable ; il instaure une vraisemblance et une continuité là où précisément il n'y a que désordre et turbulence des existences. L'attaque se veut aussi politique dans le sens où le « passé narratif » est au service d'une aliénation du réel par la société bourgeoise.

Plan



Résumé

Dans cet article, nous posons qu'il existe, au sens plein, une « grammaticalité de l'existence » chez Roland Barthes, ou – pour éclairer une formule par trop abstraite – que les objets d'ordre linguistique et/ou grammaticaux ont tendance à se muer en allégories de valeur existentielle chez lui. Ce postulat mérite de réviser certains enjeux relatifs au rapport de Barthes à ce que l'on appelle ici – dans un sens extensif – la « grammaire ».


Bibliographie

NB : Pour tous les renvois aux textes de Roland Barthes – à l'exception des cours et séminaires édités à part – nous nous référons aux cinq tomes des Œuvres complètes publiées par Éric Marty en 2002 : Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002. Pour ne pas alourdir les notes de bas de page, nous utilisons les sigles suivants OC I, OC II, OC III, OC IV et OC V pour désigner chacun de ces volumes.

[1]Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p. 735.

[2]Roland Barthes par Roland Barthes, OCIV, p. 699.

[3]Marielle Macé, Façons de lire, manières d'être, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011, p.196.

[4]Nous préférerons ici – et sans ignorer le débat sémantique qui est en jeu – le terme de « grammaire » à celui de « linguistique ». D'abord, parce que Barthes l'emploie à l'envi (en concurrence avec celui de « syntaxe »), pour justifier sa très grande réactivité devant la matérialité d'une langue qu'il décompose volontiers en éléments. Ensuite, parce qu'il demeure très attentif, même dans l'usage qu'il fait des écrits linguistiques, à des catégories grammaticales précises plus qu'à une saisie globale du langage en fonctionnement (la neutre, l'adjectif, l'aoriste, la négation, le passe simple, etc.). Enfin – et sans vouloir jouer de la facilité étymologique – car le terme de gramma (« signe écrit », « lettre », « inscription ») nous semble recouvrir, par son extension, ces indices textuels (au sens large) dont l'affect barthésien se dit particulièrement sensible.

[5]Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p. 637.

[6]Cf. dans l'ordre : Leçon (OC V, p. 432), Roland Barthes par Roland Barthes (OC IV, p. 623) et notes inédites du séminaire sur « Le discours de l'histoire » retranscrites par Maria O'Sullivan (p. 63).

[7]Cf. son analyse circonstanciée de cette doxa propre à la Modernité dans La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003.

[8]Roland Barthes, Le Neutre, Notes de cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Seuil / Imec, coll. « Traces écrites », 2002, , p. 85.

[9]Roland Barthes, La Préparation du roman I et II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Seuil / Imec, coll. « Traces écrites », 2003, p. 147 et suivantes.

[10]Roland Barthes par Roland Barthes, OCIV, p. 685.


Auteur

Mathieu Messager est professeur de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Paris 13. Il prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Bruno Blanckeman qui porte sur les "Métamorphoses de l'écriture lettrée (Roland Barthes-Pascal Quignard)". Il s'intéresse plus précisément aux chevauchements entre les registres fictionnel et essayistique. Il est le concepteur et le développeur du site roland-barthes.org

Pour citer cet article

Mathieu Messager, « "Par elle me vient une existence dramatique" : Roland Barthes et la grammaire », Revue Roland Barthes, nº 1, juin 2014 [en ligne]. URL : http://www.roland-barthes.org/article_messager.html [Site consulté le DATE].


1Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p. 735.

2Roland Barthes par Roland Barthes, OCIV, p. 699.

3Marielle Macé, Façons de lire, manières d'être, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2011, p.196.

4Nous préférerons ici – et sans ignorer le débat sémantique qui est en jeu – le terme de « grammaire » à celui de « linguistique ». D'abord, parce que Barthes l'emploie à l'envi (en concurrence avec celui de « syntaxe »), pour justifier sa très grande réactivité devant la matérialité d'une langue qu'il décompose volontiers en éléments. Ensuite, parce qu'il demeure très attentif, même dans l'usage qu'il fait des écrits linguistiques, à des catégories grammaticales précises plus qu'à une saisie globale du langage en fonctionnement (la neutre, l'adjectif, l'aoriste, la négation, le passe simple, etc.). Enfin – et sans vouloir jouer de la facilité étymologique – car le terme de gramma (« signe écrit », « lettre », « inscription ») nous semble recouvrir, par son extension, ces indices textuels (au sens large) dont l'affect barthésien se dit particulièrement sensible.

5Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p. 637.

6Cf. dans l'ordre : Leçon (OC V, p. 432), Roland Barthes par Roland Barthes (OC IV, p. 623) et notes inédites du séminaire sur « Le discours de l'histoire » retranscrites par Maria O'Sullivan (p. 63).

7Cf. son analyse circonstanciée de cette doxa propre à la Modernité dans La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003.

8Roland Barthes, Le Neutre, Notes de cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Seuil / Imec, coll. « Traces écrites », 2002, , p. 85.

9Roland Barthes, La Préparation du roman I et II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Seuil / Imec, coll. « Traces écrites », 2003, p. 147 et suivantes.

10Roland Barthes par Roland Barthes, OCIV, p. 685.

11« Faut-il tuer la grammaire ? », Combat, 26 septembre 1947. Texte qui sera rebaptisé « Responsabilité de la grammaire » (OC I, p. 96-98)

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